Malika Rahal . Historienne et auteure : «En 1962, les Algériens ont le sentiment d’avoir échappé au fait de disparaître collectivement en tant que peuple»
Dans cet entretien, nous examinerons avec l’historienne Malika Rahal quelques-unes des stations marquantes de l’année 1962 qui ont entouré l’avènement de l’indépendance. Auteure d’un ouvrage de référence sur la question, Algérie 1962, une histoire populaire (éd. La Découverte ; Barzakh, 2022), Malika Rahal s’impose comme la spécialiste la plus à même de nous aider à explorer les zones d’ombre et les angles morts de cette séquence tumultueuse. L’originalité, la richesse et la pertinence du travail de la directrice de l’Institut d’histoire du temps présent sur l’année 1962 nous ont conduits à faire le choix de donner le plus d’écho possible à ce travail époustouflant en reprenant avec l’autrice quelques-uns des thèmes phares traités dans son livre qui nous sert de fil rouge. Des faits qui sont peu abordés dans l’historiographie classique sur cette époque fiévreuse et qui permettent de se faire une image plus complète de ce qui s’est joué en 1962. L’interview sera publiée en deux parties.
Dans cette première partie, nous revenons sur la signification et la portée profonde de «l’évènement 1962», sur les grands bouleversements qui arrivent avec les Accords d’Evian, notamment le déchaînement de violence de l’OAS et la façon dont elle sera contrée. Il sera question également de la notion de «sortie de guerre» et les conditions de la démobilisation des combattants de l’ALN. Nous évoquerons fatalement avec Malika Rahal les tensions fratricides entre wilayas de l’intérieur et l’armée des frontières, et les lecteurs avertis sauront déceler dans les mots et l’expertise de la brillante chercheuse un éclairage nouveau sur les enjeux réels de ce conflit si emblématique de la «crise de l’été 1962».
Entretien réalisé par Mustapha Benfodil
En 2022, vous avez publié un ouvrage important, une enquête très fouillée : «Algérie 1962, une histoire populaire» (éditions La Découverte ; Barzakh). Pour l’historienne du temps présent que vous êtes, que représente 1962, ou ce que vous appelez le «Chrononyme Soixante-deux» ?
Pour moi, c’est avant tout un évènement qui n’était pas bien connu. Pour nous, en Algérie, il a la force de l’évidence. Aux yeux des générations nées après 1962, il est évident que l’Algérie allait être toujours indépendante. Une des choses qui m’ont troublée en me replongeant dans les évènements de 1962, c’est de penser à quel point l’histoire aurait pu être différente ; à quel point on a frôlé des catastrophes qui auraient pu être encore plus terribles. Je l’ai découvert en premier en lisant des comptes rendus extérieurs. Par exemple, les comptes rendus de la Croix-Rouge qui disent qu’au moment de la violence de l’OAS en 1962, leur plus grande crainte, c’est que d’attaques en attaques, de bombes en bombes, de meurtres en meurtres, les Algériens perdent patience et sombrent dans une violence vengeresse qui ferait complètement retomber l’Algérie dans la guerre. Et tous les jours, les délégués du CICR sont émerveillés par l’autocontrôle des Algériens, par leur capacité à se rallier derrière le Front de libération nationale (FLN) et à ne pas réagir à la violence par la violence. Cette retenue n’est pas à 100% vraie, mais elle est réellement impressionnante aux yeux des observateurs extérieurs.
Il y a de la violence algérienne, il y en a même beaucoup, mais eux s’attendent quotidiennement à ce qu’il y ait des massacres d’une formidable ampleur contre les Français, et ça, ça n’arrive pas à l’échelle du pays. Donc, j’avais été très étonnée par le fait de découvrir que finalement, la guerre aurait pu se terminer d’une toute autre façon, ne pas se terminer ou sombrer dans un niveau de violence encore plus élevé. D’une certaine manière, il y avait quelque chose de miraculeux qui est très lié à la mobilisation des gens, à leur organisation, à leur capacité de réaliser de petits miracles à l’échelle des quartiers et des rues. Ça, ça m’a bouleversée.
Une chose ressort immédiatement à la lecture de votre livre : on réalise en vous lisant combien l’année 1962 a été extraordinairement dense. Pourtant, ce qui domine lorsqu’on parle de 1962, ce sont «les récits de déploration», comme vous dites, en faisant remarquer qu’un grand nombre de travaux, notamment en France, se focalisent sur le départ massif de ceux qu’on appellera les «pieds-noirs», sur l’exode des harkis, sur la crise de l’été 62 ou bien sur le massacre du Petit Lac, à Oran, le 5 juillet. Ce livre n’est-il pas pour vous une manière de rééquilibrer les narratifs en proposant «une histoire des gens ordinaires en 1962» pour reprendre votre formule ?
C’est complètement ça ! J’éprouvais une petite révolte de me rendre compte que même en Algérie, quand on parlait de 1962, dans un premier temps, on en parlait avec une certaine affliction. En France, c’était parce qu’il fallait faire droit à l’expérience des pieds-noirs qui sont arrivés en masse : 800 000 personnes durant l’année 1962, ça fait beaucoup de monde. Donc, c’est normal de parler de cette expérience. En Algérie, le récit de la déploration est lié à la critique politique ultérieure, c’est-à-dire qu’on l’évoque lorsqu’on cherche une raison à ce qui ne marche pas bien en Algérie, en 1967, en 1970, en 1980, en 1990… C’est devenu une sorte de réflexe pour nous tous de dire : ’Ah oui, ça avait mal commencé en 1962 !» A force de répéter ça, on efface ce que dans les familles, on se racontait beaucoup plus fréquemment, toutes les expériences liées à l’indépendance.
On efface aussi l’immense victoire de 1962, lorsqu’un peuple met fin à un régime d’oppression extrêmement violent, profond et durable. Je trouvais curieux, et même un petit peu fatigant qu’à force de vouloir utiliser l’évènement du passé pour critiquer le présent, on oublie son sens premier, l’immense victoire contre l’oppression qu’il a représentée. Non seulement ça a été une victoire algérienne, mais ça a été aussi une histoire mondiale. Beaucoup de gens dans le monde ont fêté la victoire algérienne contre le colonialisme, notamment ceux qui y ont participé, parce qu’ils ont aidé. Même dans les pays colonialistes, il y a des gens qui ont soutenu d’une façon ou d’une autre le FLN, mais plus encore dans les pays du Sud. Vous avez des Britanniques qui ont rassemblé des vêtements pour les réfugiés algériens, des militants libanais ou palestiniens ou syriens qui ont célébré cette victoire parce qu’ils ont activé, des militants français parce qu’ils ont transporté des armes, des militants latino-américains parce qu’ils estiment que l’indépendance de l’Algérie, pour eux aussi, c’est une victoire, des Congolais parce que le FLN a soutenu Lumumba pendant la guerre, et ainsi de suite. Finalement, beaucoup de gens pouvaient effectivement se sentir concernés par cette guerre.
Le récit de la déploration a son utilité politique, et les citoyens ont tout à fait le droit bien sûr d’utiliser le passé, mais je voulais aussi faire sortir dans l’espace public des récits cantonnés dans les familles. Ce sont des récits peut-être minuscules mais qui, additionnés, racontent la façon dont notre pays est arrivé à la vie de pays indépendant. A chaque présentation de livre, des gens me racontent des histoires que je pourrais ajouter. Il y a toujours des femmes qui me disent voilà comment leur mère, leur grand-mère, ont utilisé les assiettes trouvées dans la maison dans laquelle s’est installée leur famille en 1962…
Après la signature des Accords d’Evian le 18 mars 1962 et la proclamation du cessez-le-feu, on se dit que l’Algérie va enfin entrer dans le temps de la paix. Pourtant, c’est à un «paroxysme de violence», selon votre expression, qu’on va assister, et en parcourant votre ouvrage, on prend véritablement la mesure de l’ampleur des attentats de l’OAS dont celui du 2 mai 1962, au port d’Alger, qui va faire des dizaines de morts parmi les dockers. A telle enseigne que le commandant Azzeddine, chef de la Zone autonome d’Alger (ZAA), déclare : «Sur le terrain, tout se passe comme s’il n’y avait pas de cessez-le-feu.» (p189). On a l’impression qu’une autre guerre a éclaté après l’arrêt des combats entre l’ALN et l’armée française. Comment la direction de la Révolution a-t-elle réussi, selon vous, à endiguer ce déferlement de violence des «Ultras» de l’Algérie française et faire en sorte que cela ne mette pas en péril cette paix durement acquise ?
Il y a un paradoxe avec cette violence de l’OAS. C’est une violence qui va isoler les quartiers algériens. En 1957 par exemple, les militaires rentrent dans les quartiers algériens, ils kidnappent des gens lors de rafles, tandis qu’en 1962, ces quartiers servent de refuges lorsque des snipers de l’OAS se placent à l’extérieur, des tueurs de l’OAS lancent des obus, faisant beaucoup de morts. Mais le quartier sert alors de refuge. La densité de population est d’ailleurs très élevée, car les habitants de quartiers mixtes s’y installent chez des proches pour fuir la violence. Et ces habitants s’organisent. De leur côté, les autorités algériennes naissantes contribuent à protéger ces quartiers et bénéficient pour cela d’un personnel nombreux : en effet, les prisons et les camps sont ouverts à partir des Accords d’Evian, et les prisonniers rentrent chez eux. Enormément de militants parmi les gens qui sont libérés rejoignent leurs quartiers, et ils vont y apporter du capital militant, leur savoir-faire, leur expérience. En même temps, des cadres sont envoyés de l’extérieur.
Selon les Accords d’Evian, le GPRA et l’armée des frontières ne doivent pas rentrer en Algérie avant le référendum d’autodétermination du 1er juillet. Mais en réalité, nombreux sont ceux qui retournent au pays en avril, mai et juin. L’UGTA envoie ainsi des cadres vers l’intérieur où ils essaient de se reconstituer en syndicat, et ils parviennent à mener des actions pour organiser les quartiers algériens. Ils vont, par exemple, mettre en place des gardes, des barrages, créer des cliniques qui permettent de soigner les blessés et de se protéger contre l’OAS. De fait, la principale activité consiste à tenir jusqu’au référendum et au moment de l’indépendance en protégeant au maximum la population.
Ce dont vous parlez, l’attentat du port d’Alger, c’est un moment où ce n’est plus possible de faire face à ce déferlement de violence. Les massacres sont trop atroces, et la population exige des réactions armées contre l’OAS. Le risque est alors que la population prenne les armes elle-même pour combattre l’OAS. Pour éviter cela, les hommes du commandant Azzedine organisent des opérations anti-OAS pour montrer à la population que les militants du FLN font «quelque chose». Dans le même temps, les dirigeants du Front de libération nationale veulent s’affirmer comme les nouvelles autorités, ils luttent aussi contre la concurrence des Messalistes, et le conflit entre eux est encore très violent. Mais à côté de cela, tout un travail est accompli pour prendre en charge la population et occuper les espaces à mesure que les autorités françaises se retirent.
On assiste à la création de comités locaux de trois ou quatre membres où siègent moudjahidine et personnalités locales, et qui vont prendre en charge le ravitaillement, la sécurité, la santé, au niveau de la commune ou du quartier. Tout se passe comme si les Algériens créaient leurs autorités avant même que le GPRA ne rentre en Algérie. Et c’est assez beau à voir, car cela signifie qu’à ce moment-là, l’Etat algérien pouvait être tout le monde. Ça pouvait être un enseignant qui organise des cours parce que les enfants ne peuvent plus aller à l’école à cause de la violence de l’OAS, ou quelqu’un qui participe à des opérations de ravitaillement, ou bien un autre qui crée un atelier de fabrication de chaussures pour occuper les chômeurs et pour maintenir le moral et l’activité économique, comme ça a été fait à Fontaine-Fraîche.
Dans cet entretien, nous examinerons avec l’historienne Malika Rahal quelques-unes des stations marquantes de l’année 1962 qui ont entouré l’avènement de l’indépendance. Auteure d’un ouvrage de référence sur la question, Algérie 1962, une histoire populaire (éd. La Découverte ; Barzakh, 2022), Malika Rahal s’impose comme la spécialiste la plus à même de nous aider à explorer les zones d’ombre et les angles morts de cette séquence tumultueuse. L’originalité, la richesse et la pertinence du travail de la directrice de l’Institut d’histoire du temps présent sur l’année 1962 nous ont conduits à faire le choix de donner le plus d’écho possible à ce travail époustouflant en reprenant avec l’autrice quelques-uns des thèmes phares traités dans son livre qui nous sert de fil rouge. Des faits qui sont peu abordés dans l’historiographie classique sur cette époque fiévreuse et qui permettent de se faire une image plus complète de ce qui s’est joué en 1962. L’interview sera publiée en deux parties.
Dans cette première partie, nous revenons sur la signification et la portée profonde de «l’évènement 1962», sur les grands bouleversements qui arrivent avec les Accords d’Evian, notamment le déchaînement de violence de l’OAS et la façon dont elle sera contrée. Il sera question également de la notion de «sortie de guerre» et les conditions de la démobilisation des combattants de l’ALN. Nous évoquerons fatalement avec Malika Rahal les tensions fratricides entre wilayas de l’intérieur et l’armée des frontières, et les lecteurs avertis sauront déceler dans les mots et l’expertise de la brillante chercheuse un éclairage nouveau sur les enjeux réels de ce conflit si emblématique de la «crise de l’été 1962».
Entretien réalisé par Mustapha Benfodil
En 2022, vous avez publié un ouvrage important, une enquête très fouillée : «Algérie 1962, une histoire populaire» (éditions La Découverte ; Barzakh). Pour l’historienne du temps présent que vous êtes, que représente 1962, ou ce que vous appelez le «Chrononyme Soixante-deux» ?
Pour moi, c’est avant tout un évènement qui n’était pas bien connu. Pour nous, en Algérie, il a la force de l’évidence. Aux yeux des générations nées après 1962, il est évident que l’Algérie allait être toujours indépendante. Une des choses qui m’ont troublée en me replongeant dans les évènements de 1962, c’est de penser à quel point l’histoire aurait pu être différente ; à quel point on a frôlé des catastrophes qui auraient pu être encore plus terribles. Je l’ai découvert en premier en lisant des comptes rendus extérieurs. Par exemple, les comptes rendus de la Croix-Rouge qui disent qu’au moment de la violence de l’OAS en 1962, leur plus grande crainte, c’est que d’attaques en attaques, de bombes en bombes, de meurtres en meurtres, les Algériens perdent patience et sombrent dans une violence vengeresse qui ferait complètement retomber l’Algérie dans la guerre. Et tous les jours, les délégués du CICR sont émerveillés par l’autocontrôle des Algériens, par leur capacité à se rallier derrière le Front de libération nationale (FLN) et à ne pas réagir à la violence par la violence. Cette retenue n’est pas à 100% vraie, mais elle est réellement impressionnante aux yeux des observateurs extérieurs.
Il y a de la violence algérienne, il y en a même beaucoup, mais eux s’attendent quotidiennement à ce qu’il y ait des massacres d’une formidable ampleur contre les Français, et ça, ça n’arrive pas à l’échelle du pays. Donc, j’avais été très étonnée par le fait de découvrir que finalement, la guerre aurait pu se terminer d’une toute autre façon, ne pas se terminer ou sombrer dans un niveau de violence encore plus élevé. D’une certaine manière, il y avait quelque chose de miraculeux qui est très lié à la mobilisation des gens, à leur organisation, à leur capacité de réaliser de petits miracles à l’échelle des quartiers et des rues. Ça, ça m’a bouleversée.
Une chose ressort immédiatement à la lecture de votre livre : on réalise en vous lisant combien l’année 1962 a été extraordinairement dense. Pourtant, ce qui domine lorsqu’on parle de 1962, ce sont «les récits de déploration», comme vous dites, en faisant remarquer qu’un grand nombre de travaux, notamment en France, se focalisent sur le départ massif de ceux qu’on appellera les «pieds-noirs», sur l’exode des harkis, sur la crise de l’été 62 ou bien sur le massacre du Petit Lac, à Oran, le 5 juillet. Ce livre n’est-il pas pour vous une manière de rééquilibrer les narratifs en proposant «une histoire des gens ordinaires en 1962» pour reprendre votre formule ?
C’est complètement ça ! J’éprouvais une petite révolte de me rendre compte que même en Algérie, quand on parlait de 1962, dans un premier temps, on en parlait avec une certaine affliction. En France, c’était parce qu’il fallait faire droit à l’expérience des pieds-noirs qui sont arrivés en masse : 800 000 personnes durant l’année 1962, ça fait beaucoup de monde. Donc, c’est normal de parler de cette expérience. En Algérie, le récit de la déploration est lié à la critique politique ultérieure, c’est-à-dire qu’on l’évoque lorsqu’on cherche une raison à ce qui ne marche pas bien en Algérie, en 1967, en 1970, en 1980, en 1990… C’est devenu une sorte de réflexe pour nous tous de dire : ’Ah oui, ça avait mal commencé en 1962 !» A force de répéter ça, on efface ce que dans les familles, on se racontait beaucoup plus fréquemment, toutes les expériences liées à l’indépendance.
On efface aussi l’immense victoire de 1962, lorsqu’un peuple met fin à un régime d’oppression extrêmement violent, profond et durable. Je trouvais curieux, et même un petit peu fatigant qu’à force de vouloir utiliser l’évènement du passé pour critiquer le présent, on oublie son sens premier, l’immense victoire contre l’oppression qu’il a représentée. Non seulement ça a été une victoire algérienne, mais ça a été aussi une histoire mondiale. Beaucoup de gens dans le monde ont fêté la victoire algérienne contre le colonialisme, notamment ceux qui y ont participé, parce qu’ils ont aidé. Même dans les pays colonialistes, il y a des gens qui ont soutenu d’une façon ou d’une autre le FLN, mais plus encore dans les pays du Sud. Vous avez des Britanniques qui ont rassemblé des vêtements pour les réfugiés algériens, des militants libanais ou palestiniens ou syriens qui ont célébré cette victoire parce qu’ils ont activé, des militants français parce qu’ils ont transporté des armes, des militants latino-américains parce qu’ils estiment que l’indépendance de l’Algérie, pour eux aussi, c’est une victoire, des Congolais parce que le FLN a soutenu Lumumba pendant la guerre, et ainsi de suite. Finalement, beaucoup de gens pouvaient effectivement se sentir concernés par cette guerre.
Le récit de la déploration a son utilité politique, et les citoyens ont tout à fait le droit bien sûr d’utiliser le passé, mais je voulais aussi faire sortir dans l’espace public des récits cantonnés dans les familles. Ce sont des récits peut-être minuscules mais qui, additionnés, racontent la façon dont notre pays est arrivé à la vie de pays indépendant. A chaque présentation de livre, des gens me racontent des histoires que je pourrais ajouter. Il y a toujours des femmes qui me disent voilà comment leur mère, leur grand-mère, ont utilisé les assiettes trouvées dans la maison dans laquelle s’est installée leur famille en 1962…
Après la signature des Accords d’Evian le 18 mars 1962 et la proclamation du cessez-le-feu, on se dit que l’Algérie va enfin entrer dans le temps de la paix. Pourtant, c’est à un «paroxysme de violence», selon votre expression, qu’on va assister, et en parcourant votre ouvrage, on prend véritablement la mesure de l’ampleur des attentats de l’OAS dont celui du 2 mai 1962, au port d’Alger, qui va faire des dizaines de morts parmi les dockers. A telle enseigne que le commandant Azzeddine, chef de la Zone autonome d’Alger (ZAA), déclare : «Sur le terrain, tout se passe comme s’il n’y avait pas de cessez-le-feu.» (p189). On a l’impression qu’une autre guerre a éclaté après l’arrêt des combats entre l’ALN et l’armée française. Comment la direction de la Révolution a-t-elle réussi, selon vous, à endiguer ce déferlement de violence des «Ultras» de l’Algérie française et faire en sorte que cela ne mette pas en péril cette paix durement acquise ?
Il y a un paradoxe avec cette violence de l’OAS. C’est une violence qui va isoler les quartiers algériens. En 1957 par exemple, les militaires rentrent dans les quartiers algériens, ils kidnappent des gens lors de rafles, tandis qu’en 1962, ces quartiers servent de refuges lorsque des snipers de l’OAS se placent à l’extérieur, des tueurs de l’OAS lancent des obus, faisant beaucoup de morts. Mais le quartier sert alors de refuge. La densité de population est d’ailleurs très élevée, car les habitants de quartiers mixtes s’y installent chez des proches pour fuir la violence. Et ces habitants s’organisent. De leur côté, les autorités algériennes naissantes contribuent à protéger ces quartiers et bénéficient pour cela d’un personnel nombreux : en effet, les prisons et les camps sont ouverts à partir des Accords d’Evian, et les prisonniers rentrent chez eux. Enormément de militants parmi les gens qui sont libérés rejoignent leurs quartiers, et ils vont y apporter du capital militant, leur savoir-faire, leur expérience. En même temps, des cadres sont envoyés de l’extérieur.
Selon les Accords d’Evian, le GPRA et l’armée des frontières ne doivent pas rentrer en Algérie avant le référendum d’autodétermination du 1er juillet. Mais en réalité, nombreux sont ceux qui retournent au pays en avril, mai et juin. L’UGTA envoie ainsi des cadres vers l’intérieur où ils essaient de se reconstituer en syndicat, et ils parviennent à mener des actions pour organiser les quartiers algériens. Ils vont, par exemple, mettre en place des gardes, des barrages, créer des cliniques qui permettent de soigner les blessés et de se protéger contre l’OAS. De fait, la principale activité consiste à tenir jusqu’au référendum et au moment de l’indépendance en protégeant au maximum la population.
Ce dont vous parlez, l’attentat du port d’Alger, c’est un moment où ce n’est plus possible de faire face à ce déferlement de violence. Les massacres sont trop atroces, et la population exige des réactions armées contre l’OAS. Le risque est alors que la population prenne les armes elle-même pour combattre l’OAS. Pour éviter cela, les hommes du commandant Azzedine organisent des opérations anti-OAS pour montrer à la population que les militants du FLN font «quelque chose». Dans le même temps, les dirigeants du Front de libération nationale veulent s’affirmer comme les nouvelles autorités, ils luttent aussi contre la concurrence des Messalistes, et le conflit entre eux est encore très violent. Mais à côté de cela, tout un travail est accompli pour prendre en charge la population et occuper les espaces à mesure que les autorités françaises se retirent.
On assiste à la création de comités locaux de trois ou quatre membres où siègent moudjahidine et personnalités locales, et qui vont prendre en charge le ravitaillement, la sécurité, la santé, au niveau de la commune ou du quartier. Tout se passe comme si les Algériens créaient leurs autorités avant même que le GPRA ne rentre en Algérie. Et c’est assez beau à voir, car cela signifie qu’à ce moment-là, l’Etat algérien pouvait être tout le monde. Ça pouvait être un enseignant qui organise des cours parce que les enfants ne peuvent plus aller à l’école à cause de la violence de l’OAS, ou quelqu’un qui participe à des opérations de ravitaillement, ou bien un autre qui crée un atelier de fabrication de chaussures pour occuper les chômeurs et pour maintenir le moral et l’activité économique, comme ça a été fait à Fontaine-Fraîche.
Commentaire