Un petit extrait du "Dernier été de la raison" de Tahar Djaout...
La première pierre à l'atteindre a été lancée par une fille. Douze ans, pas plus. Mais une fille déjà mure, une personne du temps présent, installée dans la logique limpide de l'exclusion et de la lapidation. Au fond de son petit coeur, elle n'a rien à se reprocher. Elle est du côté du droit nouveau : celui qui vous permet d'exclure sans remords ceux qui n'ont pas vos convictions.
Boualem Yekker sort de la librairie juste pour se dégourdir les jambes et jeter un coup d'oeil sur l'extérieur. Il n'a pas eu, de toute la journée, le moindre client ou la moindre visite. Fatigué de la position assise ainsi que des va-et-vient entre le bureau caisse et les rayonnages, il a voulu respirer le grand air. C'est comme si on l'avait attendu depuis longtemps, en un savant
traquenard. Car la pierre arrive immédiatement. Elle est suivie d'une deuxième, puis d'une troisième. Ensuite les tireurs, arrogants et agressifs, se montrent, le bravant de loin par des moulinets de bras et des cris rauques et belliqueux. Avant que le groupe ne disparaisse par une ruelle descendante, la fille, qui a l'air de posséder l'initiative et le commandement, hurle en se
hissant sur la pointe des pieds :
- Que Dieu t'anéantisse, mécréant !
La pierre ne lui a pas fait de mal, l'ayant atteint à l'épaule où elle a été amortie par l'épaisseur de la veste côtelée. Il hésite un instant, pris du désir de les poursuivre ou, tout au moins, de leur rendre d'ici leurs menaces. Mais il ne fait rien. Il rentre tranquillement dans la librairie, comme si rien n'était arrivé. Il se demande néanmoins si ces précoces persécuteurs agissent de
leur propre gré de futurs citoyens exemplairement rédempteurs ou s'ils sont inspirés par quelque adulte.
Il y a exactement cinq jours, il a trouvé le pare-brise de sa voiture en miettes et un pneu lacéré au couteau - dégâts d'autant plus irréparables que ces pièces ne sont pas disponibles sur le marché régulier, qu'il faut des semaines de recherche, de contacts et de tractations pour arriver
à se les procurer. Sont-ce les enfants d'aujourd'hui qui ont pratiqué ce vandalisme ? Il ne peut que conjecturer, mais il sait que ces adolescents qu'on fanatise dans les mosquées, qu'on dresse à sauter à la gorge comme des dobermans, sont capables de tout, du sacrifice comme du crime, de l'abnégation comme de la terreur. Ils portent en eux la mort, prêts à la donner ainsi qu'à la retourner contre eux-mêmes sans le moindre sourcillement. Le responsable théologico-politique qui dirige le pays n'a-t-il pas déclaré il y a quelques jours à la télévision :
« Ce que nous voulons, ce n'est pas le pouvoir mais le martyre » ? Il a aussitôt ajouté: « Notre seul rêve terrestre est d'ouvrir à la lumière ce que les ténebres claquemurent. On ne peut pas contourner les ténèbres, ce serait faillir à notre mission qui consiste à les éclairer. Des hommes veulent continuer à vivre à l'intérieur de nos frontières tout en refusant d'être éclairés. Avons-nous le droit devant Dieu de laisser ces hommes embourbés dans le cloaque de l'erreur ? »
Les enfants sont devenus les exécutants aveugles et convaincus d'une vérité qu'on leur présente comme supérieure. Ils ne possèdent rien sur cette terre: ni biens matériels, ni culture, ni loisirs, ni affection, ni espoirs ; leurs horizons sont obturés. Ils sont prêts à tuer et à mourir "A quoi bon vivre", leur explique-t-on, alors que la véritable existence les attend ailleurs, hors
de ce monde d'injustice et de péché, une existence qu'ils ne devraient surtout pas compromettre par leurs hésitations ou leurs « désobéissances » ici-bas ? Ils doivent servir la Vérité, transgresser les barrières de la loi humaine arbitraire et fallacieuse pour atteindre et servir la vraie morale, celle qui échappe au temps et aux conjonctures parce qu'elle est l'émanation du Bien dont le Très Haut a fixé une fois pour toutes les contours et la substance.
Boualem Yekker n'arrive plus à trouver le réconfort auprès des livres qui l'entourent. Quelque chose a été rompu en profondeur. C'est comme s'il découvrait soudain une fissure irréparable séparant son corps livresque de son corps de chair. C'est ce dernier qui accueille les pierres de l'injustice et de la haine, qui se tord de douleur ou gémit. Le premier corps est assimilable à une tête qui se balade sur les nuages, dans des contrées avantageuses où les paysages n'agressent pas, où les pierres ne blessent pas.
Passé la première indifférence qui est due à la surprise, son corps se prend à trembler d'indignation. Les livres ne le protègent plus, car eux aussi sont désavoués et humiliés par le système de valeurs et l'ordre nouveaux. Boualem Yekker se retrouve dans l'impuissance, rage et larmes ravalées, d'un enfant qui voit son père humilié subir en silence l'humiliation. Les livres ont pourtant ébranlé le monde, l'ont secoué comme un arbre qu'on force à livrer ses fruits ! En regardant les rayonnages, Boualem Yekker éprouve l'impression navrante que les livres ont renoncé à leur impertinence, qu'ils sont devenus des comparses rasant les murs. Ils se sont voilé le visage. De honte et de dépit. Boualem n'arrive plus à repérer ses compagnons les plus indéfectibles, ces épais volumes reliés qui viennent d'un temps ancien, qui
accumulent les siècles et les années sans rien perdre de leur vigueur et de leur perspicacité.
Voila qu'on vient de le chasser à coups de pierre de ces volumes à l'odeur et au grain familiers et reposants, l'odeur de la sagesse percutante, le grain de la peau sur laquelle ont passé, sans l'altérer, tant de jours et tant d'attouchements.
Les enfants le laisseront-ils en paix ou reviendront-ils tantôt, chargés de la même hargne et de pierres encore plus blessantes ? Ses sens sont en éveil, survoltés. Il attend, semblable à une bête à l'affût, insensible à la durée, comme si le temps était dérisoire face à l'importance de la proie. Tout à coup, il entend un bruit. Un bruit véritable et non une invention de ses sens
gagnés par le délire. Ses nerfs sursautent comme si on les avait mis à nu. Il ne sait quel comportement adopter; il a peur de ne pouvoir se dominer. Va-t-il sortir de ses gonds au risque de se montrer ridicule, voire de commettre un acte regrettable, ou va-t-il baisser l'échine, buvant l'humiliation jusqu'à la lie ?
Le bruit,- un bruit de pas - se rapproche. Ali Elbouliga pousse lentement la porte. Boualem Yekker se retient de lui sauter au cou. Il est tellement content de trouver un allié dans ce moment d'adversité. Sa peur et sa nervosité s'évanouissent. Le monde retrouve un visage humain. Son émotion l'empêche de parler, les mots et les pensées se bousculent dans sa tête
comme un troupeau paniqué. On voit pourtant qu'il est heureux, qu'une flamme l'illumine de l'intérieur, qu'un flux bienfaisant le parcourt. Ne pouvant tenir en place, il se lève à la rencontre d'Ali Elbouliga - ce qu'il n'avait jamais fait. Il se retient à temps de lui donner l'accolade, ce qui aurait surpris, voire affolé le pauvre Elbouliga qui aurait peut-être cru à un excès de folie de la part du libraire.
Boualem Yekker, sans un mot, se dirige vers un rayonnage où il s'applique à regarder quelques titres, comme pour faire croire à Elbouliga qu'il ne s'est pas levé pour lui. Ayant domestiqué son émotion, il revient s'asseoir derrière le minuscule bureau. Ali Elbouliga dit de sa voix basse, à peine perceptible :
- J'ai appris qu'on établit pour chaque quartier des listes de personnes à neutraliser ou à châtier, d'activités à enrayer et de commerces à fermer. Cela touche, semble-t-il, tout et tout le monde : des artistes, des professeurs, des clubs sportifs, des restaurants qu'on soupçonne de
servir de l'alcool en douce, des hôtels jugés immoraux, des librairies.
- Cela fait longtemps que les comités de bienséance ont entamé ce genre de recensement.
C'est une occasion rêvée pour des règlements de comptes. Les nouveaux gouvernants sont très inventifs en matière d'absurdités.
Debout sur un escabeau, Boualem Yekker manipule quelques livres et les change de place, juste pour s'occuper et s'éloigner un peu d'Ali, car il sent qu'il va lui avouer quelque chose qu'il ne pourra pas lui dire en face, de peur qu'Ali ne voie ses lèvres trembler et son visage se tordre de tics nerveux.
- J'ai été aujourd'hui l'objet d'une agression, finit-il par articuler d'une voix monocorde, calme mais blanche.
- Quel genre d'agression ?
- Des enfants m'ont attaqué.
- Des enfants que tu connais ?
- Je n'en suis pas tout à fait sûr. Ces derniers temps, à trois reprises, des enfants se sont arrêtés devant la vitrine et se sont mis à regarder les livres. J'étais chaque fois transporté de joie, car cela faisait bien longtemps que je n'avais pas vu pareil spectacle. Dès que je sortais, dans le but de demander aux enfants si je pouvais les aider dans leurs recherches, ils prenaient la
fuite. Sont-ce ces enfants-là qui m'ont attaqué ? Ils étaient trop loin pour que je puisse en juger.
- Tu ne dramatises pas un peu ?
- J'ai surtout peur qu'ils reviennent pour casser la vitrine.
- Les enfants sont très impliqués dans l'oeuvre « civilisatrice » que les nouveaux maîtres du pays entreprennent. Ils secondent souvent les adultes dans des travaux de volontariat, des missions de propagande et même dans les opérations punitives.
- J'espère qu'ils ne vont pas revenir. Car je ne sais vraiment pas comment je réagirai. Je ne peux pas rester passif devant la violence et l'injustice - surtout lorsqu'elles s'exercent contre moi.
Dehors, la lumière a perdu de son éclat, s'est adoucie jusqu'à devenir terne. Il fait presque sombre dans la librairie. Mais Boualem Yekker se garde d'allumer. Aujourd'hui, contre toute attente, la présence d'Ali Elbouliga le soulage et le réconforte mais il ne voudrait pas voir son visage - pas plus qu'il ne veut être vu de lui.
La première pierre à l'atteindre a été lancée par une fille. Douze ans, pas plus. Mais une fille déjà mure, une personne du temps présent, installée dans la logique limpide de l'exclusion et de la lapidation. Au fond de son petit coeur, elle n'a rien à se reprocher. Elle est du côté du droit nouveau : celui qui vous permet d'exclure sans remords ceux qui n'ont pas vos convictions.
Boualem Yekker sort de la librairie juste pour se dégourdir les jambes et jeter un coup d'oeil sur l'extérieur. Il n'a pas eu, de toute la journée, le moindre client ou la moindre visite. Fatigué de la position assise ainsi que des va-et-vient entre le bureau caisse et les rayonnages, il a voulu respirer le grand air. C'est comme si on l'avait attendu depuis longtemps, en un savant
traquenard. Car la pierre arrive immédiatement. Elle est suivie d'une deuxième, puis d'une troisième. Ensuite les tireurs, arrogants et agressifs, se montrent, le bravant de loin par des moulinets de bras et des cris rauques et belliqueux. Avant que le groupe ne disparaisse par une ruelle descendante, la fille, qui a l'air de posséder l'initiative et le commandement, hurle en se
hissant sur la pointe des pieds :
- Que Dieu t'anéantisse, mécréant !
La pierre ne lui a pas fait de mal, l'ayant atteint à l'épaule où elle a été amortie par l'épaisseur de la veste côtelée. Il hésite un instant, pris du désir de les poursuivre ou, tout au moins, de leur rendre d'ici leurs menaces. Mais il ne fait rien. Il rentre tranquillement dans la librairie, comme si rien n'était arrivé. Il se demande néanmoins si ces précoces persécuteurs agissent de
leur propre gré de futurs citoyens exemplairement rédempteurs ou s'ils sont inspirés par quelque adulte.
Il y a exactement cinq jours, il a trouvé le pare-brise de sa voiture en miettes et un pneu lacéré au couteau - dégâts d'autant plus irréparables que ces pièces ne sont pas disponibles sur le marché régulier, qu'il faut des semaines de recherche, de contacts et de tractations pour arriver
à se les procurer. Sont-ce les enfants d'aujourd'hui qui ont pratiqué ce vandalisme ? Il ne peut que conjecturer, mais il sait que ces adolescents qu'on fanatise dans les mosquées, qu'on dresse à sauter à la gorge comme des dobermans, sont capables de tout, du sacrifice comme du crime, de l'abnégation comme de la terreur. Ils portent en eux la mort, prêts à la donner ainsi qu'à la retourner contre eux-mêmes sans le moindre sourcillement. Le responsable théologico-politique qui dirige le pays n'a-t-il pas déclaré il y a quelques jours à la télévision :
« Ce que nous voulons, ce n'est pas le pouvoir mais le martyre » ? Il a aussitôt ajouté: « Notre seul rêve terrestre est d'ouvrir à la lumière ce que les ténebres claquemurent. On ne peut pas contourner les ténèbres, ce serait faillir à notre mission qui consiste à les éclairer. Des hommes veulent continuer à vivre à l'intérieur de nos frontières tout en refusant d'être éclairés. Avons-nous le droit devant Dieu de laisser ces hommes embourbés dans le cloaque de l'erreur ? »
Les enfants sont devenus les exécutants aveugles et convaincus d'une vérité qu'on leur présente comme supérieure. Ils ne possèdent rien sur cette terre: ni biens matériels, ni culture, ni loisirs, ni affection, ni espoirs ; leurs horizons sont obturés. Ils sont prêts à tuer et à mourir "A quoi bon vivre", leur explique-t-on, alors que la véritable existence les attend ailleurs, hors
de ce monde d'injustice et de péché, une existence qu'ils ne devraient surtout pas compromettre par leurs hésitations ou leurs « désobéissances » ici-bas ? Ils doivent servir la Vérité, transgresser les barrières de la loi humaine arbitraire et fallacieuse pour atteindre et servir la vraie morale, celle qui échappe au temps et aux conjonctures parce qu'elle est l'émanation du Bien dont le Très Haut a fixé une fois pour toutes les contours et la substance.
Boualem Yekker n'arrive plus à trouver le réconfort auprès des livres qui l'entourent. Quelque chose a été rompu en profondeur. C'est comme s'il découvrait soudain une fissure irréparable séparant son corps livresque de son corps de chair. C'est ce dernier qui accueille les pierres de l'injustice et de la haine, qui se tord de douleur ou gémit. Le premier corps est assimilable à une tête qui se balade sur les nuages, dans des contrées avantageuses où les paysages n'agressent pas, où les pierres ne blessent pas.
Passé la première indifférence qui est due à la surprise, son corps se prend à trembler d'indignation. Les livres ne le protègent plus, car eux aussi sont désavoués et humiliés par le système de valeurs et l'ordre nouveaux. Boualem Yekker se retrouve dans l'impuissance, rage et larmes ravalées, d'un enfant qui voit son père humilié subir en silence l'humiliation. Les livres ont pourtant ébranlé le monde, l'ont secoué comme un arbre qu'on force à livrer ses fruits ! En regardant les rayonnages, Boualem Yekker éprouve l'impression navrante que les livres ont renoncé à leur impertinence, qu'ils sont devenus des comparses rasant les murs. Ils se sont voilé le visage. De honte et de dépit. Boualem n'arrive plus à repérer ses compagnons les plus indéfectibles, ces épais volumes reliés qui viennent d'un temps ancien, qui
accumulent les siècles et les années sans rien perdre de leur vigueur et de leur perspicacité.
Voila qu'on vient de le chasser à coups de pierre de ces volumes à l'odeur et au grain familiers et reposants, l'odeur de la sagesse percutante, le grain de la peau sur laquelle ont passé, sans l'altérer, tant de jours et tant d'attouchements.
Les enfants le laisseront-ils en paix ou reviendront-ils tantôt, chargés de la même hargne et de pierres encore plus blessantes ? Ses sens sont en éveil, survoltés. Il attend, semblable à une bête à l'affût, insensible à la durée, comme si le temps était dérisoire face à l'importance de la proie. Tout à coup, il entend un bruit. Un bruit véritable et non une invention de ses sens
gagnés par le délire. Ses nerfs sursautent comme si on les avait mis à nu. Il ne sait quel comportement adopter; il a peur de ne pouvoir se dominer. Va-t-il sortir de ses gonds au risque de se montrer ridicule, voire de commettre un acte regrettable, ou va-t-il baisser l'échine, buvant l'humiliation jusqu'à la lie ?
Le bruit,- un bruit de pas - se rapproche. Ali Elbouliga pousse lentement la porte. Boualem Yekker se retient de lui sauter au cou. Il est tellement content de trouver un allié dans ce moment d'adversité. Sa peur et sa nervosité s'évanouissent. Le monde retrouve un visage humain. Son émotion l'empêche de parler, les mots et les pensées se bousculent dans sa tête
comme un troupeau paniqué. On voit pourtant qu'il est heureux, qu'une flamme l'illumine de l'intérieur, qu'un flux bienfaisant le parcourt. Ne pouvant tenir en place, il se lève à la rencontre d'Ali Elbouliga - ce qu'il n'avait jamais fait. Il se retient à temps de lui donner l'accolade, ce qui aurait surpris, voire affolé le pauvre Elbouliga qui aurait peut-être cru à un excès de folie de la part du libraire.
Boualem Yekker, sans un mot, se dirige vers un rayonnage où il s'applique à regarder quelques titres, comme pour faire croire à Elbouliga qu'il ne s'est pas levé pour lui. Ayant domestiqué son émotion, il revient s'asseoir derrière le minuscule bureau. Ali Elbouliga dit de sa voix basse, à peine perceptible :
- J'ai appris qu'on établit pour chaque quartier des listes de personnes à neutraliser ou à châtier, d'activités à enrayer et de commerces à fermer. Cela touche, semble-t-il, tout et tout le monde : des artistes, des professeurs, des clubs sportifs, des restaurants qu'on soupçonne de
servir de l'alcool en douce, des hôtels jugés immoraux, des librairies.
- Cela fait longtemps que les comités de bienséance ont entamé ce genre de recensement.
C'est une occasion rêvée pour des règlements de comptes. Les nouveaux gouvernants sont très inventifs en matière d'absurdités.
Debout sur un escabeau, Boualem Yekker manipule quelques livres et les change de place, juste pour s'occuper et s'éloigner un peu d'Ali, car il sent qu'il va lui avouer quelque chose qu'il ne pourra pas lui dire en face, de peur qu'Ali ne voie ses lèvres trembler et son visage se tordre de tics nerveux.
- J'ai été aujourd'hui l'objet d'une agression, finit-il par articuler d'une voix monocorde, calme mais blanche.
- Quel genre d'agression ?
- Des enfants m'ont attaqué.
- Des enfants que tu connais ?
- Je n'en suis pas tout à fait sûr. Ces derniers temps, à trois reprises, des enfants se sont arrêtés devant la vitrine et se sont mis à regarder les livres. J'étais chaque fois transporté de joie, car cela faisait bien longtemps que je n'avais pas vu pareil spectacle. Dès que je sortais, dans le but de demander aux enfants si je pouvais les aider dans leurs recherches, ils prenaient la
fuite. Sont-ce ces enfants-là qui m'ont attaqué ? Ils étaient trop loin pour que je puisse en juger.
- Tu ne dramatises pas un peu ?
- J'ai surtout peur qu'ils reviennent pour casser la vitrine.
- Les enfants sont très impliqués dans l'oeuvre « civilisatrice » que les nouveaux maîtres du pays entreprennent. Ils secondent souvent les adultes dans des travaux de volontariat, des missions de propagande et même dans les opérations punitives.
- J'espère qu'ils ne vont pas revenir. Car je ne sais vraiment pas comment je réagirai. Je ne peux pas rester passif devant la violence et l'injustice - surtout lorsqu'elles s'exercent contre moi.
Dehors, la lumière a perdu de son éclat, s'est adoucie jusqu'à devenir terne. Il fait presque sombre dans la librairie. Mais Boualem Yekker se garde d'allumer. Aujourd'hui, contre toute attente, la présence d'Ali Elbouliga le soulage et le réconforte mais il ne voudrait pas voir son visage - pas plus qu'il ne veut être vu de lui.
