Loin d’être une évidence aussi ancienne et vénérable que la Bible, la notion d’un peuple-race juif est, comme toutes les idées nationalistes, une création du XIXe siècle. Telle est dans un mouchoir de poche la thèse défendue par l’historien israélien Shlomo Sand dans un livre ardent et controversé.
Les juifs du XXIe siècle ne descendent pas en droite ligne d’Abraham. Ils n’ont d’ailleurs guère d’ancêtre commun quel qu’il soit: conversions et mariages mixtes ont modelé les différentes communautés bien plus sur le modèle des milieux où elles ont pris leur essor et se sont développées que sur celui des habitants de la Judée au Ier siècle de notre ère, date supposée du grand exode auquel toutes devraient leur naissance.
Une telle thèse, exposée dans les années vingt ou trente du siècle passé, aurait peut-être été saluée comme une réponse vigoureuse et historiquement raisonnable à l’antisémitisme montant. Aujourd’hui, elle fait scandale. Et s’il exhume quelques vérités historiques peu au goût du jour, c’est surtout la construction de l’évidence qui la rend scandaleuse que s’attache à démonter l’historien israélien Shlomo Sand dans un ouvrage passionnant traduit en français à la fin de l’année dernière *.
Tout commence, comme toujours en matière de nationalisme, au XIXe siècle. Et se construit autour de deux pôles: une naturalisation du message religieux de la Bible bien dans la manière positiviste et une lecture raciale – elle aussi dans l’air du temps – des rapports entre civilisations.
Pour les juifs européens l’émergence de nations modernes, construites autour d’un projet identitaire englobant et d’un corps de lois égalitaire, est une promesse de désenclavement. Mais la promesse ne se réalise pas entièrement – voir l’affaire Dreyfus – ni partout.
Dans le monde slave et germanique, le nationalisme se construit essentiellement sur des fondements ethniques. Plus que la loi, c’est le sang qui unit des collectivités nationales dont les juifs sont de ce fait exclus au moment même où ils accèdent enfin à l’égalité théorique dans un monde qui n’est plus balisé par la religion. Marginalisés, les jeunes intellectuels juifs alimenteront les rangs du socialo-communisme – et du nationalisme juif.
Ce dernier ne se construit pas en un jour. Les juifs se reconnaissent alors avant tout dans l’appartenance à des communautés localisées géographiquement et dans un ensemble de valeurs et de rites dont la signification religieuse tend à s’effacer. Ils connaissent en général mieux le Talmud que la Bible et appréhendent cette dernière comme un ensemble discontinu de textes sacrés inaccessibles au profane – dont l’étude systématique est beaucoup plus le fait des auteurs protestants.
Dans la foulée de ces derniers, les pionniers de l’histoire juive décrivent une communauté de valeurs héritées d’un récit biblique qu’ils se gardent, conscients des données critiques qui induisent à douter de son historicité, de prendre en compte trop au pied de la lettre. C’est Heinrich Graetz, auteur d’une volumineuse histoire des juifs publiée entre 1853 et 1870, qui fait le pas. C’est lui aussi qui incorpore à la nouvelle histoire juive le vieux mythe chrétien – et antisémite – du juif errant. C’est encore lui qui commencera à écrire «juif» avec une majuscule, comme Français ou Allemand et non plus comme protestant ou catholique.
Sortie victorieuse des confrontations critiques, radicalisée par certains auteurs juifs qui, en écho troublant au discours antisémite montant, se dépeignent comme biologiquement différents, inassimilables par nature, cette vision d’un peuple-race errant loin de sa terre alimente la pensée sioniste. Et c’est elle qu’on trouve résumée dans la déclaration d’indépendance israélienne de 1948: «Contraint à l’exil, le peuple juif demeura fidèle au pays d’Israël à travers toutes les dispersions, priant sans cesse pour y revenir, toujours avec l’espoir d’y restaurer sa liberté nationale.»
La confrontation vite engagée par le nouvel Etat avec ses voisins engendre, surtout après 1967, un besoin de légitimité croissant qui pousse à valoriser l’hypothèse d’une origine juive unique – la semence d’Abraham – porteuse d’un droit héréditaire incontestable sur la terre d’Israël. Au prix de taches aveugles toujours plus vastes que Shlomo Sand s’attelle à éclairer, quitte à sortir hardiment de son champ de spécialisation, l’histoire contemporaine. Risque calculé: les contestations probables alimenteront, pense-t-il, le débat.
Première cible: l’exode qui, après la destruction du Temple de Jérusalem par Titus en l’an 70 de notre ère, aurait disséminé les juifs dans le monde. Aucune trace historique n’atteste la réalité de cette déportation, peu dans la manière romaine. Les premiers auteurs sionistes, d’ailleurs, n’y ont pas cru.
Les juifs du XXIe siècle ne descendent pas en droite ligne d’Abraham. Ils n’ont d’ailleurs guère d’ancêtre commun quel qu’il soit: conversions et mariages mixtes ont modelé les différentes communautés bien plus sur le modèle des milieux où elles ont pris leur essor et se sont développées que sur celui des habitants de la Judée au Ier siècle de notre ère, date supposée du grand exode auquel toutes devraient leur naissance.
Une telle thèse, exposée dans les années vingt ou trente du siècle passé, aurait peut-être été saluée comme une réponse vigoureuse et historiquement raisonnable à l’antisémitisme montant. Aujourd’hui, elle fait scandale. Et s’il exhume quelques vérités historiques peu au goût du jour, c’est surtout la construction de l’évidence qui la rend scandaleuse que s’attache à démonter l’historien israélien Shlomo Sand dans un ouvrage passionnant traduit en français à la fin de l’année dernière *.
Tout commence, comme toujours en matière de nationalisme, au XIXe siècle. Et se construit autour de deux pôles: une naturalisation du message religieux de la Bible bien dans la manière positiviste et une lecture raciale – elle aussi dans l’air du temps – des rapports entre civilisations.
Pour les juifs européens l’émergence de nations modernes, construites autour d’un projet identitaire englobant et d’un corps de lois égalitaire, est une promesse de désenclavement. Mais la promesse ne se réalise pas entièrement – voir l’affaire Dreyfus – ni partout.
Dans le monde slave et germanique, le nationalisme se construit essentiellement sur des fondements ethniques. Plus que la loi, c’est le sang qui unit des collectivités nationales dont les juifs sont de ce fait exclus au moment même où ils accèdent enfin à l’égalité théorique dans un monde qui n’est plus balisé par la religion. Marginalisés, les jeunes intellectuels juifs alimenteront les rangs du socialo-communisme – et du nationalisme juif.
Ce dernier ne se construit pas en un jour. Les juifs se reconnaissent alors avant tout dans l’appartenance à des communautés localisées géographiquement et dans un ensemble de valeurs et de rites dont la signification religieuse tend à s’effacer. Ils connaissent en général mieux le Talmud que la Bible et appréhendent cette dernière comme un ensemble discontinu de textes sacrés inaccessibles au profane – dont l’étude systématique est beaucoup plus le fait des auteurs protestants.
Dans la foulée de ces derniers, les pionniers de l’histoire juive décrivent une communauté de valeurs héritées d’un récit biblique qu’ils se gardent, conscients des données critiques qui induisent à douter de son historicité, de prendre en compte trop au pied de la lettre. C’est Heinrich Graetz, auteur d’une volumineuse histoire des juifs publiée entre 1853 et 1870, qui fait le pas. C’est lui aussi qui incorpore à la nouvelle histoire juive le vieux mythe chrétien – et antisémite – du juif errant. C’est encore lui qui commencera à écrire «juif» avec une majuscule, comme Français ou Allemand et non plus comme protestant ou catholique.
Sortie victorieuse des confrontations critiques, radicalisée par certains auteurs juifs qui, en écho troublant au discours antisémite montant, se dépeignent comme biologiquement différents, inassimilables par nature, cette vision d’un peuple-race errant loin de sa terre alimente la pensée sioniste. Et c’est elle qu’on trouve résumée dans la déclaration d’indépendance israélienne de 1948: «Contraint à l’exil, le peuple juif demeura fidèle au pays d’Israël à travers toutes les dispersions, priant sans cesse pour y revenir, toujours avec l’espoir d’y restaurer sa liberté nationale.»
La confrontation vite engagée par le nouvel Etat avec ses voisins engendre, surtout après 1967, un besoin de légitimité croissant qui pousse à valoriser l’hypothèse d’une origine juive unique – la semence d’Abraham – porteuse d’un droit héréditaire incontestable sur la terre d’Israël. Au prix de taches aveugles toujours plus vastes que Shlomo Sand s’attelle à éclairer, quitte à sortir hardiment de son champ de spécialisation, l’histoire contemporaine. Risque calculé: les contestations probables alimenteront, pense-t-il, le débat.
Première cible: l’exode qui, après la destruction du Temple de Jérusalem par Titus en l’an 70 de notre ère, aurait disséminé les juifs dans le monde. Aucune trace historique n’atteste la réalité de cette déportation, peu dans la manière romaine. Les premiers auteurs sionistes, d’ailleurs, n’y ont pas cru.
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