Juste derrière l'horizon de Mouloud Achour: l’intégrité intellectuelle comme promesse de la solitude
La prédiction de Ramoul le boiteux, disqualifiée pourtant par la méchanceté du personnage et l’ancestrale sagesse kabyle qui sait distinguer dans les
motivations qui nous font parler ; la prédiction de Ramoul le boiteux avait sa part de vérité. Mansour perdrait la boule à suivre ses préférences pour l’école et les livres. R amoul répétait des propos qui avaient de la consistance. Mansour ratait tous les gestes qui vous faisaient un bon montagnard capable de couper les herbes, cueillir les olives, gagner un bout de champ sur les buissons, entretenir un arbre fruitier, reconnaître les plantes ; toutes ces choses essentielles qui vous mettent à l’abri du besoin, maintiennent le maigre troupeau et tirent quelque subsistance des chèvres malingres de nos hautes montagnes. Les livres rendent tout à la fois fous et inaptes et là où les hommes ont besoin de mains calleuses et fortes, de muscles endurcis et de résistance éprouvée, les livres vous entraînent dans des rêves creux sauf si vous parlez du Livre auquel le village ou le douar consacre, à côté de la mosquée, ce lieu nécessaire à son apprentissage, sa récitation, qui donne sens au monde et force aux âmes pour endurer une vie rude, pénible, codée et aux rares moments de repos.
La parole de Ramoul n’occupe pas seule le terrain. Le grand-père de Mansour tient, sur ce registre, une parole à la non moins solide consistance.
Aux moments soporifiques des jours de moissons sur l’aire de battage ou aux aubes glaciales de l’hiver, il aiguillait Mansour vers ces bancs de l’école où n’accédaient à cette parole étrangère que ceux qui la décodaient au-delà de ses règles. Pour grand-père, il était temps que Mansour s’empare de cette parole. Il avait cette intuition- quasi-fanonienne - que la longue et épuisante résistance des montagnards kabyles à l’avancée coloniale devait se fructifier par l’avantage décisif d’une connaissance plus poussée de l’occupant, alors qu’il observait déjà avec bienveillance ces premiers arpenteurs des pistes et des montagnes qui portaient la parole d’une lutte à venir. Grand-père protégeait déjà Mansour et l’encourageait à se distinguer dans le village, l’écoutant avec bonté parler de son rêve, déjà ce rêve, de faire comme les adultes : quitter le village, partir, oh, par très loin, juste derrière l’horizon. Comme d’autres enfants rêvent de ressembler aux adultes de leurs familles et devenir aviateurs, médecins, ingénieurs ou avocats Mansour rêve à la seule activité en rupture avec la monotonie du village : émigrer.
Le choc de ces deux paroles, celles du vieillard et celle de Ramoul le boiteux, dépassent le registre de la rhétorique ou même celui des chances de survie dans les rudes montagnes kabyles. Mansour, sans trop le comprendre, effleurera en partie l’enjeu de cette confrontation à distance. Son excellence scolaire l’amènera à lire le courrier des émigrés.
Etrange puissance d’un enfant élevé au statut d’interprète des signes, pénétrant les secrets les plus intimes de familles, désarmées par la science de l’enfant devenu la mémoire involontaire, inclassable dans l’ordre social séculaire. Ni imam, ni fou, ni savant.
L’école a produit un mutant dont le pouvoir échappe aux codes habituels légués par les ancêtres. Ramoul mettait le doigt sur ce bouleversement du monde et le conjurait par la prédication de la folie, seule façon d’exorciser une situation qui pouvait tourner au mal pour lui, le boiteux, qui, sans le respect de l’ordre ancestral, serait plus que d’autres voués aux dérapages. Grand-père aussi.
Mais grand-père aussi entrevoyait les bouleversements à venir du monde et y préparait son petit-fils si peu apte aux travaux des champs. Peut-être même que grand-père désirait ces bouleversements ?
Les bouleversements viendront quand le père sortit, une nuit d’automne, avec ses armes pour mourir au milieu de ses compagnons de maquis.
Ils se poursuivront avec le bombardement du village et la maison ancestrale réduite en décombres. Ils se prolongeront dans les centres de regroupement, puis en ville, à Alger, puis à l’université, puis, puis, puis… Ramoul n’est plus dans le roman de Mouloud Achour qu’un repère d’un moment de bascule représenté par un enfant scolarisé, au seuil de posséder une parole et un savoir indépendant des aïeuls qui menaçait sa place et sa propre parole à l’intérieur de milieu clos par l’histoire et qui allait transformer l’histoire dans une renversement longtemps préparé par un travail de fourmi.
Gabriela
Cette science de Mansour sera le meilleur bouclier pour les craintes de Ramoul le boiteux. Elle l’emmènera loin du village, le fixera à Alger, à l’université, dans un centre de recherche et une fois vers un pays du froid dans lequel il rencontrera Gabriela. Elle retiendra son attention dans un hasard de métro avent de devenir le centre multiple et le centre sismique qui ébranlera ses émotions, ses idées politiques, ses rêves et, disons tout net, quelques illusions politiques sur lesquels il avait construit un engagement de chercheur. Mouloud Achour ne nomme pas ce pays du froid mais à la description du métro on comprend sans aucune marge d’erreur qu’il s’agit de Moscou. C’est que Mansour doit y retrouver pour son centre de recherche les perfections d’un système socialiste, que l’auteur ne nomme toujours pas et sur lequel il doit effectuer un travail d’enquête pour en ramener quelques motifs d’inspiration.
Mais Gabriela, dont le regard, l’attitude, la culture, la ténacité à tenir un travail décevant de correctrice, se dresse entre lui et le pays. L’amour passionné et volcanique qu’il lui porte le rend d’une extrême sensibilité à sa tragédie qui, par des liens innombrables, lui est constamment restitué comme la tragédie de tout son peuple. Mouloud Achour invente le nom d’Epsilonie mais on se doute qu’il s’agit d’un pays des Balkans victime d’une partition comme le fut l’Allemagne. A moins que ce soit l’Allemagne elle-même ? Le savoir ne changerait rien aux propos du livre mais vouloir le savoir indique que le drame politique et humain n’est pas totalement inventé. Gabriela a épousé à blanc un coopérant de ce pays phare ou modèle pour se sortir d’une dictature personnelle doublée d’un culte de la personnalité insensé. Elle mènera Mansour lentement mais sûrement à voir à travers les chiffres et les réalités accablantes d’un système en train de faillir. Entre lui et Gabriela, le rapport amoureux normal est impossible. Elle est d’une terrible lucidité et d’une force qui lui fait accepter sans sourciller l’impasse amoureuse dans laquelle ils se consument.
Son monde intellectuel s’effondre et, de retour à Alger, il remettra un travail qui le condamne à être expulsé de son plein gré, faut-il le souligner, des arcanes de conception et d’étude d’un système qu’il a, mentalement et dans son affectivité, observé à bout de souffle et incapable de tenir ses promesses de liberté et de justice.
Ramoul le boiteux avait raison. Avec sa science et ses livres Mansour prendrait le pouvoir. Ramoul le boiteux n’avait pas vu, cependant, à la bonne échelle. Mansour travaillait à l’échelle du pays pas du village. Et quand il y reviendra, solitaire et taciturne, il vivra hors normes. Sans épouse et sans grand besoin, reconstruisant presque à l’identique la maison ancestrale, occupé à rétablir un jardin qu’enfant il était incapable d’entretenir, s’égarant dans de longues promenades pendant lesquelles son rire pouvait éveiller l’écho dans les oueds encaissés, abandonnant les rêves ou la folie de diriger le monde vers une autre destination que lui traçait en souterrain ses réalités profondes. Il faut être fou pour retourner au village sans y afficher une quelconque ambition. Ramoul avait tort. Pour sûr ! A un jeune étudiant qui le pressait de savoir comment changer les choses il répondait par un silence éloquent.
Par petites touches, entre Mansour et le village se dissipent les appréhensions. Il n’y aura pas lutte entre les légitimations ancestrales du pouvoir local, celui de la jamaa et de ses codes et de ses procédures. Le savant ne disputera pas au sage le droit de diriger la cité. Cela sera l’affaire du jeune étudiant, excédé par l’archaïsme de ses amis. Que savait-il réellement de la modernité que Mansour avait observée, étudiée, sentie dans son âme et ses émotions, celle de Paris ou celle de Moscou ?
Grand-père avait raison. Il était temps de connaître l’occupant et de lui poursuivre de cette quête de savoir. Grand-père avait vu dans les mains de l’enfant les faiblesses du muscle, la réticence à travailler la terre, la difficulté à entrer dans le cycle des saisons.
La solitude guettait l’enfant courageux, volontaire mais d’une autre texture dans les aspirations. Il deviendra cet intellectuel solitaire.
La prédiction de Ramoul le boiteux, disqualifiée pourtant par la méchanceté du personnage et l’ancestrale sagesse kabyle qui sait distinguer dans les
motivations qui nous font parler ; la prédiction de Ramoul le boiteux avait sa part de vérité. Mansour perdrait la boule à suivre ses préférences pour l’école et les livres. R amoul répétait des propos qui avaient de la consistance. Mansour ratait tous les gestes qui vous faisaient un bon montagnard capable de couper les herbes, cueillir les olives, gagner un bout de champ sur les buissons, entretenir un arbre fruitier, reconnaître les plantes ; toutes ces choses essentielles qui vous mettent à l’abri du besoin, maintiennent le maigre troupeau et tirent quelque subsistance des chèvres malingres de nos hautes montagnes. Les livres rendent tout à la fois fous et inaptes et là où les hommes ont besoin de mains calleuses et fortes, de muscles endurcis et de résistance éprouvée, les livres vous entraînent dans des rêves creux sauf si vous parlez du Livre auquel le village ou le douar consacre, à côté de la mosquée, ce lieu nécessaire à son apprentissage, sa récitation, qui donne sens au monde et force aux âmes pour endurer une vie rude, pénible, codée et aux rares moments de repos.
La parole de Ramoul n’occupe pas seule le terrain. Le grand-père de Mansour tient, sur ce registre, une parole à la non moins solide consistance.
Aux moments soporifiques des jours de moissons sur l’aire de battage ou aux aubes glaciales de l’hiver, il aiguillait Mansour vers ces bancs de l’école où n’accédaient à cette parole étrangère que ceux qui la décodaient au-delà de ses règles. Pour grand-père, il était temps que Mansour s’empare de cette parole. Il avait cette intuition- quasi-fanonienne - que la longue et épuisante résistance des montagnards kabyles à l’avancée coloniale devait se fructifier par l’avantage décisif d’une connaissance plus poussée de l’occupant, alors qu’il observait déjà avec bienveillance ces premiers arpenteurs des pistes et des montagnes qui portaient la parole d’une lutte à venir. Grand-père protégeait déjà Mansour et l’encourageait à se distinguer dans le village, l’écoutant avec bonté parler de son rêve, déjà ce rêve, de faire comme les adultes : quitter le village, partir, oh, par très loin, juste derrière l’horizon. Comme d’autres enfants rêvent de ressembler aux adultes de leurs familles et devenir aviateurs, médecins, ingénieurs ou avocats Mansour rêve à la seule activité en rupture avec la monotonie du village : émigrer.
Le choc de ces deux paroles, celles du vieillard et celle de Ramoul le boiteux, dépassent le registre de la rhétorique ou même celui des chances de survie dans les rudes montagnes kabyles. Mansour, sans trop le comprendre, effleurera en partie l’enjeu de cette confrontation à distance. Son excellence scolaire l’amènera à lire le courrier des émigrés.
Etrange puissance d’un enfant élevé au statut d’interprète des signes, pénétrant les secrets les plus intimes de familles, désarmées par la science de l’enfant devenu la mémoire involontaire, inclassable dans l’ordre social séculaire. Ni imam, ni fou, ni savant.
L’école a produit un mutant dont le pouvoir échappe aux codes habituels légués par les ancêtres. Ramoul mettait le doigt sur ce bouleversement du monde et le conjurait par la prédication de la folie, seule façon d’exorciser une situation qui pouvait tourner au mal pour lui, le boiteux, qui, sans le respect de l’ordre ancestral, serait plus que d’autres voués aux dérapages. Grand-père aussi.
Mais grand-père aussi entrevoyait les bouleversements à venir du monde et y préparait son petit-fils si peu apte aux travaux des champs. Peut-être même que grand-père désirait ces bouleversements ?
Les bouleversements viendront quand le père sortit, une nuit d’automne, avec ses armes pour mourir au milieu de ses compagnons de maquis.
Ils se poursuivront avec le bombardement du village et la maison ancestrale réduite en décombres. Ils se prolongeront dans les centres de regroupement, puis en ville, à Alger, puis à l’université, puis, puis, puis… Ramoul n’est plus dans le roman de Mouloud Achour qu’un repère d’un moment de bascule représenté par un enfant scolarisé, au seuil de posséder une parole et un savoir indépendant des aïeuls qui menaçait sa place et sa propre parole à l’intérieur de milieu clos par l’histoire et qui allait transformer l’histoire dans une renversement longtemps préparé par un travail de fourmi.
Gabriela
Cette science de Mansour sera le meilleur bouclier pour les craintes de Ramoul le boiteux. Elle l’emmènera loin du village, le fixera à Alger, à l’université, dans un centre de recherche et une fois vers un pays du froid dans lequel il rencontrera Gabriela. Elle retiendra son attention dans un hasard de métro avent de devenir le centre multiple et le centre sismique qui ébranlera ses émotions, ses idées politiques, ses rêves et, disons tout net, quelques illusions politiques sur lesquels il avait construit un engagement de chercheur. Mouloud Achour ne nomme pas ce pays du froid mais à la description du métro on comprend sans aucune marge d’erreur qu’il s’agit de Moscou. C’est que Mansour doit y retrouver pour son centre de recherche les perfections d’un système socialiste, que l’auteur ne nomme toujours pas et sur lequel il doit effectuer un travail d’enquête pour en ramener quelques motifs d’inspiration.
Mais Gabriela, dont le regard, l’attitude, la culture, la ténacité à tenir un travail décevant de correctrice, se dresse entre lui et le pays. L’amour passionné et volcanique qu’il lui porte le rend d’une extrême sensibilité à sa tragédie qui, par des liens innombrables, lui est constamment restitué comme la tragédie de tout son peuple. Mouloud Achour invente le nom d’Epsilonie mais on se doute qu’il s’agit d’un pays des Balkans victime d’une partition comme le fut l’Allemagne. A moins que ce soit l’Allemagne elle-même ? Le savoir ne changerait rien aux propos du livre mais vouloir le savoir indique que le drame politique et humain n’est pas totalement inventé. Gabriela a épousé à blanc un coopérant de ce pays phare ou modèle pour se sortir d’une dictature personnelle doublée d’un culte de la personnalité insensé. Elle mènera Mansour lentement mais sûrement à voir à travers les chiffres et les réalités accablantes d’un système en train de faillir. Entre lui et Gabriela, le rapport amoureux normal est impossible. Elle est d’une terrible lucidité et d’une force qui lui fait accepter sans sourciller l’impasse amoureuse dans laquelle ils se consument.
Son monde intellectuel s’effondre et, de retour à Alger, il remettra un travail qui le condamne à être expulsé de son plein gré, faut-il le souligner, des arcanes de conception et d’étude d’un système qu’il a, mentalement et dans son affectivité, observé à bout de souffle et incapable de tenir ses promesses de liberté et de justice.
Ramoul le boiteux avait raison. Avec sa science et ses livres Mansour prendrait le pouvoir. Ramoul le boiteux n’avait pas vu, cependant, à la bonne échelle. Mansour travaillait à l’échelle du pays pas du village. Et quand il y reviendra, solitaire et taciturne, il vivra hors normes. Sans épouse et sans grand besoin, reconstruisant presque à l’identique la maison ancestrale, occupé à rétablir un jardin qu’enfant il était incapable d’entretenir, s’égarant dans de longues promenades pendant lesquelles son rire pouvait éveiller l’écho dans les oueds encaissés, abandonnant les rêves ou la folie de diriger le monde vers une autre destination que lui traçait en souterrain ses réalités profondes. Il faut être fou pour retourner au village sans y afficher une quelconque ambition. Ramoul avait tort. Pour sûr ! A un jeune étudiant qui le pressait de savoir comment changer les choses il répondait par un silence éloquent.
Par petites touches, entre Mansour et le village se dissipent les appréhensions. Il n’y aura pas lutte entre les légitimations ancestrales du pouvoir local, celui de la jamaa et de ses codes et de ses procédures. Le savant ne disputera pas au sage le droit de diriger la cité. Cela sera l’affaire du jeune étudiant, excédé par l’archaïsme de ses amis. Que savait-il réellement de la modernité que Mansour avait observée, étudiée, sentie dans son âme et ses émotions, celle de Paris ou celle de Moscou ?
Grand-père avait raison. Il était temps de connaître l’occupant et de lui poursuivre de cette quête de savoir. Grand-père avait vu dans les mains de l’enfant les faiblesses du muscle, la réticence à travailler la terre, la difficulté à entrer dans le cycle des saisons.
La solitude guettait l’enfant courageux, volontaire mais d’une autre texture dans les aspirations. Il deviendra cet intellectuel solitaire.

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