Exemple de la poésie d’Aït Menguellet
L’analyse et la traduction s’imposent dès qu’il y a une œuvre ou une accumulation d’œuvres littéraires d’une certaine envergure, lesquelles, abandonnées dans le cercle primaire de leur aire de production, risqueraient d’être mal prises en charge par les générations montantes et d’être également à la marge de la production universelle qui impose non seulement des modèles de pensées, mais aussi des stéréotypes esthétiques. Ces derniers mettent à mal l’imaginaire et la culture d’autrui sous le seul motif de la force commerciale et industrielle. L’exception culturelle, telle qu’elle est clamée par certains pays européens pour faire valoir leur spécificités dans le frénétique processus de mondialisation, ne doit pas rester un vain mot.
En lui-même, l’acte de traduction nous met face à de lourdes responsabilités tant les enjeux liés à cette entreprise sont multiples et empreints d’un caractère de gravité. En effet, rendre la pensée de l’autre dans une langue autre que celle dans laquelle elle a été dite originellement constitue un défi que reconnaissent les meilleurs spécialistes en la matière. Et lorsque la matière à traiter se compose de textes littéraires dont la consécration est réalisée par la société, la complexité et les efforts à accomplir sont certainement plus grands encore.
S’il y a bien un thème d’étude en Algérie qui mérite une attention particulière dans le domaine des sciences de la traduction, ce sera sans doute cette longue histoire des translations de textes kabyle en langue française depuis les premières années de l’occupation française jusqu’à nos jours.
Initiée par des porteurs d’une culture allogène, cette pratique répond souvent aux canons du regard étranger qui s’exerce sur notre culture. Un regard caractérisé par la distance, le recul, et les différences des structures mentales et des structures des langues (une langue faisant partie de la famille chamito-sémitique et ayant perdu depuis longtemps l’usage de la graphie et une langue de la famille indo-européenne ayant le statut d’une langue internationale) ; et, enfin, des différences sociologiques qui pèsent indubitablement sur l’entreprise de traduction.
Parmi les travaux menés dans ce sens par certains militaires français, des Pères Blancs et des chercheurs de profession, il nous a été donné de lire des traductions réussies- c’est-à-dire les moins infidèles comme aime à les qualifier Mouloud Mammeri- et d’autres restitutions approximatives qui ont fait perdre au texte et son âme et sa substance.
Comme le reconnaîtra expressément Malek Ouary, le but de la traduction pour les chercheurs kabyles comme lui était de sauver d’une disparition qui s’annonçait certaine ce qui restait du patrimoine kabyle oral. Traduire des poèmes du kabyles au français, c’est assure Ouary, les mettre dans une cage comme un oisillon capturé dans la libre nature ; la cage d’une langue de transfert qui ne rend jamais les subtilités, les non-dits, les images métaphoriques d’une culture riche de son oralité même. Mais, explique-t-il devant cette double impasse, il vaut mieux que cet oisillon reste dans la cage que de le voir disparaître à jamais.
C’était au milieu du siècle dernier où d’autres écrivains, poètes et chercheurs collectaient des textes du patrimoine oral pour les traduire en français sans qu’ils les fassent accompagner de leur version originale kabyle. Il en fut ainsi de Jean Amrouche et de sa sœur Taos qui nous ont transmis de précieuses pièces de la culture kabyle orale directement en français (poèmes, adages, proverbes, devinettes…). Il est vrai qu’à l’époque, la perspective de donner une écriture à langue kabyle et au berbère en général n’avait pas acquis la maturité qui est aujourd’hui la sienne. D’ailleurs, une édition bilingue (kabyle/français), réalisée par Tassadit Yacine, du livre de Jean Amrouche, publié dans les années 1940 sous le titre Chants berbères de Kabylie, a vu le jour en 1989. Dans ce domaine des éditions bilingues, cet ouvrage a suivi le chemin tracé par Moumoud Mammeri avec Les Isefra de Si Mohand U M’hand (1969) et Poèmes kabyles anciens (1979).
Passions et limites des rapporteurs
Les travaux de translation réalisés par Mouloud Mammeri ont reçu un bon accueil par la quasi totalité des critiques. Malgré cela, cet auteur émet lui-même des réserves sur cet exercice et relativise le rendu du texte d’origine. Il y a d’abord le statut social et intellectuel du traducteur. Loin de la fausse modestie, Mammeri redoute qu’il soit "un rapporteur plus perverti qu’averti" ; perverti peut-être par le fossé possible qui existerait entre le sens donné aux mots par les poètes kabyles du 18e ou 19e siècles- mots traduisant une vision du monde, un état d’esprit particulier, voire inintelligible, une cosmogonie même)- et leur appréhension actuelle prise sous l’empire d’une modernité qui reste, en tout cas, à définir. Dans Poèmes kabyles anciens, Mammeri écrit à propos des poèmes qu’il a traduits : "Le dépaysement dans le livre leur enlève toute substance, les prive de tous les harmoniques de a transmission vivante (…) Le ver dit par un homme à des hommes, en des circonstances données, souvent au cours d’un rite ou à la faveur de l’attente, orchestre et multiplie les réussites de la réalisation, dépasse de partout les limites formelles d’un texte . Cependant, il explique la motivation première de l’œuvre de recension et de traduction en ces termes : "Il était temps de happer les dernières voix avant que la mort ne les happe".
Sur le plan technique, l’on sait fort bien que la traduction d’un texte littéraire-par-delà la polémique se rapportant au degré de fidélité du texte traduit par rapport au texte d’origine- n’obéit pas aux mêmes canons que la traduction d’un texte scientifique ou d’une harangue politique. En tout cas, certains registres de langue offre des possibilités de standardisation assez étendues en matière de typologie de traduction si bien que, depuis quelques années, des logiciels prêts à l’usage sont conçus pour des travaux individuels ou de groupe. Il est vrai qu’une marge d’erreur, d’infidélité ou d’incohérence subsiste toujours étant entendu que la machine ne pourra jamais les subtilités et les nuances du cerveau et de l’esprit humains. Mais, pour les besoins de la cause, le pari semble être bien accepté par ceux qui activent dans ce domaine.
En revanche, l’on est en droit de poser la question de connaître la possibilité de traduire des textes littéraires, de la poésie de surcroît, si l’on ne possède aucune forme de sensibilité littéraire ou poétique ; lorsque, par exemple, on n’a pas gribouillé, au moins une fois dans sa vie, quelques vers ou quelques paragraphes. Ou, pire, lorsqu’on n’arrive pas à se délecter des textes des autres, poésie ou prose. Telle est la question que se posent beaucoup de critiques littéraires. Le souci de donner un minimum d’âme au texte, de ne pas en faire une suite froide et désincarnée de mots et de syntagmes reliés par la seule logique de la grammaire, devrait assurément présider au travail de traducteur. Nous avons parcouru avec un sentiment de déception non feinte des poèmes américains traduits en français. Aucune esthétique littéraire ne semble être la préoccupation du traducteur. Nous osons nous demander à quoi servira un tel travail de translation qui fait du “mot à mot”. L’adage qui dit traduttor, traditore (traducteur, traître) semble trouver ici toute son expression.
Ce n’est pas le cas, en revanche, du roman américain d’Edgar Poe, Histoires extraordinaires, traduits par Baudelaire. Le poète français a su rendre la mystique et la profondeur psychologique de l’écrivain américain. Le poème d’Edgar Poe intitulé Le Corbeau a été admirablement traduit par Stéphane Mallarmé au point d’y voir un nouveau travail de création. Le poème de Rudyard Kipling Être un homme est beaucoup plus lu dans sa traduction française faite par André Maurois que dans version anglaise d’origine.
En tout état de cause, entre une traduction qui prétend la fidèlité dans les formes mais assure la froidure dans la substance, et une traduction qui prend quelques libertés formelles avec le texte d’origine pour mieux faire sentir le texte, l’alchimie des sens et l’intelligibilité des signes, le choix semble se pencher vers la seconde variante.
L’analyse et la traduction s’imposent dès qu’il y a une œuvre ou une accumulation d’œuvres littéraires d’une certaine envergure, lesquelles, abandonnées dans le cercle primaire de leur aire de production, risqueraient d’être mal prises en charge par les générations montantes et d’être également à la marge de la production universelle qui impose non seulement des modèles de pensées, mais aussi des stéréotypes esthétiques. Ces derniers mettent à mal l’imaginaire et la culture d’autrui sous le seul motif de la force commerciale et industrielle. L’exception culturelle, telle qu’elle est clamée par certains pays européens pour faire valoir leur spécificités dans le frénétique processus de mondialisation, ne doit pas rester un vain mot.
En lui-même, l’acte de traduction nous met face à de lourdes responsabilités tant les enjeux liés à cette entreprise sont multiples et empreints d’un caractère de gravité. En effet, rendre la pensée de l’autre dans une langue autre que celle dans laquelle elle a été dite originellement constitue un défi que reconnaissent les meilleurs spécialistes en la matière. Et lorsque la matière à traiter se compose de textes littéraires dont la consécration est réalisée par la société, la complexité et les efforts à accomplir sont certainement plus grands encore.
S’il y a bien un thème d’étude en Algérie qui mérite une attention particulière dans le domaine des sciences de la traduction, ce sera sans doute cette longue histoire des translations de textes kabyle en langue française depuis les premières années de l’occupation française jusqu’à nos jours.
Initiée par des porteurs d’une culture allogène, cette pratique répond souvent aux canons du regard étranger qui s’exerce sur notre culture. Un regard caractérisé par la distance, le recul, et les différences des structures mentales et des structures des langues (une langue faisant partie de la famille chamito-sémitique et ayant perdu depuis longtemps l’usage de la graphie et une langue de la famille indo-européenne ayant le statut d’une langue internationale) ; et, enfin, des différences sociologiques qui pèsent indubitablement sur l’entreprise de traduction.
Parmi les travaux menés dans ce sens par certains militaires français, des Pères Blancs et des chercheurs de profession, il nous a été donné de lire des traductions réussies- c’est-à-dire les moins infidèles comme aime à les qualifier Mouloud Mammeri- et d’autres restitutions approximatives qui ont fait perdre au texte et son âme et sa substance.
Comme le reconnaîtra expressément Malek Ouary, le but de la traduction pour les chercheurs kabyles comme lui était de sauver d’une disparition qui s’annonçait certaine ce qui restait du patrimoine kabyle oral. Traduire des poèmes du kabyles au français, c’est assure Ouary, les mettre dans une cage comme un oisillon capturé dans la libre nature ; la cage d’une langue de transfert qui ne rend jamais les subtilités, les non-dits, les images métaphoriques d’une culture riche de son oralité même. Mais, explique-t-il devant cette double impasse, il vaut mieux que cet oisillon reste dans la cage que de le voir disparaître à jamais.
C’était au milieu du siècle dernier où d’autres écrivains, poètes et chercheurs collectaient des textes du patrimoine oral pour les traduire en français sans qu’ils les fassent accompagner de leur version originale kabyle. Il en fut ainsi de Jean Amrouche et de sa sœur Taos qui nous ont transmis de précieuses pièces de la culture kabyle orale directement en français (poèmes, adages, proverbes, devinettes…). Il est vrai qu’à l’époque, la perspective de donner une écriture à langue kabyle et au berbère en général n’avait pas acquis la maturité qui est aujourd’hui la sienne. D’ailleurs, une édition bilingue (kabyle/français), réalisée par Tassadit Yacine, du livre de Jean Amrouche, publié dans les années 1940 sous le titre Chants berbères de Kabylie, a vu le jour en 1989. Dans ce domaine des éditions bilingues, cet ouvrage a suivi le chemin tracé par Moumoud Mammeri avec Les Isefra de Si Mohand U M’hand (1969) et Poèmes kabyles anciens (1979).
Passions et limites des rapporteurs
Les travaux de translation réalisés par Mouloud Mammeri ont reçu un bon accueil par la quasi totalité des critiques. Malgré cela, cet auteur émet lui-même des réserves sur cet exercice et relativise le rendu du texte d’origine. Il y a d’abord le statut social et intellectuel du traducteur. Loin de la fausse modestie, Mammeri redoute qu’il soit "un rapporteur plus perverti qu’averti" ; perverti peut-être par le fossé possible qui existerait entre le sens donné aux mots par les poètes kabyles du 18e ou 19e siècles- mots traduisant une vision du monde, un état d’esprit particulier, voire inintelligible, une cosmogonie même)- et leur appréhension actuelle prise sous l’empire d’une modernité qui reste, en tout cas, à définir. Dans Poèmes kabyles anciens, Mammeri écrit à propos des poèmes qu’il a traduits : "Le dépaysement dans le livre leur enlève toute substance, les prive de tous les harmoniques de a transmission vivante (…) Le ver dit par un homme à des hommes, en des circonstances données, souvent au cours d’un rite ou à la faveur de l’attente, orchestre et multiplie les réussites de la réalisation, dépasse de partout les limites formelles d’un texte . Cependant, il explique la motivation première de l’œuvre de recension et de traduction en ces termes : "Il était temps de happer les dernières voix avant que la mort ne les happe".
Sur le plan technique, l’on sait fort bien que la traduction d’un texte littéraire-par-delà la polémique se rapportant au degré de fidélité du texte traduit par rapport au texte d’origine- n’obéit pas aux mêmes canons que la traduction d’un texte scientifique ou d’une harangue politique. En tout cas, certains registres de langue offre des possibilités de standardisation assez étendues en matière de typologie de traduction si bien que, depuis quelques années, des logiciels prêts à l’usage sont conçus pour des travaux individuels ou de groupe. Il est vrai qu’une marge d’erreur, d’infidélité ou d’incohérence subsiste toujours étant entendu que la machine ne pourra jamais les subtilités et les nuances du cerveau et de l’esprit humains. Mais, pour les besoins de la cause, le pari semble être bien accepté par ceux qui activent dans ce domaine.
En revanche, l’on est en droit de poser la question de connaître la possibilité de traduire des textes littéraires, de la poésie de surcroît, si l’on ne possède aucune forme de sensibilité littéraire ou poétique ; lorsque, par exemple, on n’a pas gribouillé, au moins une fois dans sa vie, quelques vers ou quelques paragraphes. Ou, pire, lorsqu’on n’arrive pas à se délecter des textes des autres, poésie ou prose. Telle est la question que se posent beaucoup de critiques littéraires. Le souci de donner un minimum d’âme au texte, de ne pas en faire une suite froide et désincarnée de mots et de syntagmes reliés par la seule logique de la grammaire, devrait assurément présider au travail de traducteur. Nous avons parcouru avec un sentiment de déception non feinte des poèmes américains traduits en français. Aucune esthétique littéraire ne semble être la préoccupation du traducteur. Nous osons nous demander à quoi servira un tel travail de translation qui fait du “mot à mot”. L’adage qui dit traduttor, traditore (traducteur, traître) semble trouver ici toute son expression.
Ce n’est pas le cas, en revanche, du roman américain d’Edgar Poe, Histoires extraordinaires, traduits par Baudelaire. Le poète français a su rendre la mystique et la profondeur psychologique de l’écrivain américain. Le poème d’Edgar Poe intitulé Le Corbeau a été admirablement traduit par Stéphane Mallarmé au point d’y voir un nouveau travail de création. Le poème de Rudyard Kipling Être un homme est beaucoup plus lu dans sa traduction française faite par André Maurois que dans version anglaise d’origine.
En tout état de cause, entre une traduction qui prétend la fidèlité dans les formes mais assure la froidure dans la substance, et une traduction qui prend quelques libertés formelles avec le texte d’origine pour mieux faire sentir le texte, l’alchimie des sens et l’intelligibilité des signes, le choix semble se pencher vers la seconde variante.
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