Avant le cinquantenaire de la mort d'Albert Camus, en janvier 2010, on publie un "Dictionnaire", dirigé par Jean-Yves Guérin, dans la collection "Bouquins" (992 p., 30 euros) et "Les Derniers Jours de la vie d'Albert Camus", de José Lenzini (Actes Sud, 144 p., 16,50 euros). L'écrivain est devenu une sorte d'icône. Vous qui avez été son biographe, comment l'expliquez-vous ?
Olivier Todd : On le mythifie dans un rôle de belle âme. Ce qu'il fut, à son honneur. Pour moi et pour ce Dictionnaire, fouillé, pas hagiographique, fondé sur une idée essentielle, Camus fut d'abord un écrivain, un artiste, un artisan, beaucoup plus qu'un philosophe dans la série Platon, Kant, Sartre, Wittgenstein. Un temps, il a tenté d'exprimer une philosophie à la française, très littéraire. Il en est revenu. Très tôt, il a dit "Je ne suis pas existentialiste" et admis très tard qu'il n'était pas philosophe. Tant mieux.
Il ne laissera pas une trace dans la philosophie conçue comme un savoir totalisant. Sa conception de l'absurde ne tient pas la route. Pour lui, c'est presque une substance entre l'homme angoissé et le monde irrationnel - le monde n'est ni absurde ni noir ou rose : il est. L'absurde, n'est-ce pas d'abord la contingence ? Il fut un penseur politique agissant à coups d'intuitions en se fondant sur son expérience.
Né en Algérie et Algérois, il venait d'une famille de pieds-noirs modestes. Il savait, lui, ce qu'étaient le prolétariat et la pauvreté. Camus n'est pas un visionnaire face aux événements mondiaux mais il se révèle bon analyste sur le moment.
Ce qui a cours désormais est que Camus a toujours eu raison et que Sartre s'est toujours trompé.
Camus est mort en 1960. On ne sait pas comment il aurait réagi aux événements, le Vietnam par exemple, sur lequel Sartre s'est prononcé plutôt vite. Camus, comme beaucoup d'intellectuels français, n'entendait rien à l'économie. Ce fut un homme honnête politiquement, même quand il avait tort à propos de l'Algérie et raison face au communisme. Il faut connaître toute sa vie politique pour le comprendre.
Jeune, excellent journaliste à Alger républicain, avant la guerre, il dénonça la misère en Kabylie. Prodigieux reporter, plus attachant que l'éditorialiste qu'il sera à Combat ou à L'Express - point de vue très personnel, je le reconnais. Il a adhéré au Parti communiste algérien en 1934 et s'en est séparé parce qu'il ne défendait pas assez les nationalistes algériens. Son silence au sujet de son adhésion m'a laissé perplexe. Quand il nia, en 1945, avoir été communiste, il était en instance de départ pour les Etats-Unis. Alors, les Américains n'accordaient pas de visas aux membres du Parti communiste. Péché véniel pour un homme qui haïssait le mensonge.
Revenons à l'Algérie. Il fut le seul, dans la presse française, en 1945, à dénoncer dans Combat la répression colonialiste à Sétif et Guelma - pour L'Humanité, des "émeutes réactionnaires". Seul aussi à rédiger un papier fulgurant sur la bombe atomique. Pendant la guerre d'Algérie - il l'appela "guerre", pas "opération de police" -, Camus fut déchiré et solitaire. Il refusait l'idée d'indépendance algérienne. Le grand dérapage fut la fameuse et maladroite phrase, peu logique, à Stockholm, après sa nobélisation, en 1957 : "Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice." Le Monde la publia hors contexte. Beuve-Méry avait prédit : "A Stockholm, Camus ne dira que des conneries..."
Sur Sartre et Camus, il faut aussi revenir au contexte quant à la querelle des Temps modernes à propos de L'Homme révolté. C'est un monument anthologique de l'histoire littéraire, pas de l'histoire politique. A part une cinquantaine de pages sur le communisme et un Marx messianique, je n'aime pas ce livre, mélange de littérature, de politique, de philosophie, de Rimbaud, de Breton... Une partie de L'Homme révolté avait été publiée dans Les Temps modernes. Naïf, Camus s'attendait à une bonne critique. Il rencontre Sartre qui le prévient : il y aura des réserves. Abasourdi, Camus découvre un éreintement de Francis Jeanson.
Dans ses Mémoires, Simone de Beauvoir affirme que Sartre avait pourtant appelé à une certaine modération. Camus, blessé et assez hidalgo, commence son article réponse par "M. le Directeur", ce qui exaspère Sartre. Camus se défend plutôt bien mais la rupture est consommée. Simone de Beauvoir, en 1954, dans Les Mandarins, fait de Camus un personnage répugnant, collabo même.
Toute sa vie, Camus a été un homme du doute, incertain de son talent. Sartre, lui, croyait en son génie. Politiquement - aujourd'hui, c'est facile -, je suis plus proche de Camus. J'aimerais aussi qu'on se souvienne que Sartre, crypto-communiste, ne s'est pas toujours trompé. Par exemple, sur Israël et les Palestiniens, sur le Biafra. Il faut cesser de dire qu'il nous a trompés. On s'est trompé avec lui. J'ai de l'admiration pour Camus et je garde de l'affection pour Sartre. J'ai toujours aimé leurs livres.
J'avais 19 ans lorsque j'ai connu Sartre, en 1948. Il a eu la gentillesse de me voir assez souvent. J'ai rencontré l'oeuvre de Camus. Pas l'homme. J'ai été frappé par le côté direct et simple de Sartre. Je n'ai pas l'impression que Camus ait été simple. Trop déchiré. On insiste maintenant sur la nécro de Sartre, dans France-Observateur, à la mort de Camus, sur le "Nous étions brouillés... une autre façon de vivre ensemble." Beau sartrisme ! Les rapports Camus-Sartre ont été asymétriques. De copinage, de connivence, de fiestas. Pas d'amitié.
Ils eurent une attitude fort différente face à l'action. Camus appartint à la Résistance active. Sartre, non. Les rapports écrits, imprimés, de Sartre et de Camus finissent comme ils ont commencé. Ils s'ouvrent sur un article de Sartre en 1942 : "Explication de "L'Etranger"". L'agrégé accorde un 21/20 à Camus écrivain et un 7/20 à Camus philosophe - licencié.
C'est précisément ce que Sartre refait dans la querelle des Temps modernes. Avec Jeanson, il reproche à Camus d'être incapable de lire L'Etre et le Néant. Ses personnages sont "métaphysiques". Il y avait pourtant eu, dans Les Temps modernes, deux articles plus que laudatifs sur les héros de La Peste - livre que je n'aime guère.
Olivier Todd : On le mythifie dans un rôle de belle âme. Ce qu'il fut, à son honneur. Pour moi et pour ce Dictionnaire, fouillé, pas hagiographique, fondé sur une idée essentielle, Camus fut d'abord un écrivain, un artiste, un artisan, beaucoup plus qu'un philosophe dans la série Platon, Kant, Sartre, Wittgenstein. Un temps, il a tenté d'exprimer une philosophie à la française, très littéraire. Il en est revenu. Très tôt, il a dit "Je ne suis pas existentialiste" et admis très tard qu'il n'était pas philosophe. Tant mieux.
Il ne laissera pas une trace dans la philosophie conçue comme un savoir totalisant. Sa conception de l'absurde ne tient pas la route. Pour lui, c'est presque une substance entre l'homme angoissé et le monde irrationnel - le monde n'est ni absurde ni noir ou rose : il est. L'absurde, n'est-ce pas d'abord la contingence ? Il fut un penseur politique agissant à coups d'intuitions en se fondant sur son expérience.
Né en Algérie et Algérois, il venait d'une famille de pieds-noirs modestes. Il savait, lui, ce qu'étaient le prolétariat et la pauvreté. Camus n'est pas un visionnaire face aux événements mondiaux mais il se révèle bon analyste sur le moment.
Ce qui a cours désormais est que Camus a toujours eu raison et que Sartre s'est toujours trompé.
Camus est mort en 1960. On ne sait pas comment il aurait réagi aux événements, le Vietnam par exemple, sur lequel Sartre s'est prononcé plutôt vite. Camus, comme beaucoup d'intellectuels français, n'entendait rien à l'économie. Ce fut un homme honnête politiquement, même quand il avait tort à propos de l'Algérie et raison face au communisme. Il faut connaître toute sa vie politique pour le comprendre.
Jeune, excellent journaliste à Alger républicain, avant la guerre, il dénonça la misère en Kabylie. Prodigieux reporter, plus attachant que l'éditorialiste qu'il sera à Combat ou à L'Express - point de vue très personnel, je le reconnais. Il a adhéré au Parti communiste algérien en 1934 et s'en est séparé parce qu'il ne défendait pas assez les nationalistes algériens. Son silence au sujet de son adhésion m'a laissé perplexe. Quand il nia, en 1945, avoir été communiste, il était en instance de départ pour les Etats-Unis. Alors, les Américains n'accordaient pas de visas aux membres du Parti communiste. Péché véniel pour un homme qui haïssait le mensonge.
Revenons à l'Algérie. Il fut le seul, dans la presse française, en 1945, à dénoncer dans Combat la répression colonialiste à Sétif et Guelma - pour L'Humanité, des "émeutes réactionnaires". Seul aussi à rédiger un papier fulgurant sur la bombe atomique. Pendant la guerre d'Algérie - il l'appela "guerre", pas "opération de police" -, Camus fut déchiré et solitaire. Il refusait l'idée d'indépendance algérienne. Le grand dérapage fut la fameuse et maladroite phrase, peu logique, à Stockholm, après sa nobélisation, en 1957 : "Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice." Le Monde la publia hors contexte. Beuve-Méry avait prédit : "A Stockholm, Camus ne dira que des conneries..."
Sur Sartre et Camus, il faut aussi revenir au contexte quant à la querelle des Temps modernes à propos de L'Homme révolté. C'est un monument anthologique de l'histoire littéraire, pas de l'histoire politique. A part une cinquantaine de pages sur le communisme et un Marx messianique, je n'aime pas ce livre, mélange de littérature, de politique, de philosophie, de Rimbaud, de Breton... Une partie de L'Homme révolté avait été publiée dans Les Temps modernes. Naïf, Camus s'attendait à une bonne critique. Il rencontre Sartre qui le prévient : il y aura des réserves. Abasourdi, Camus découvre un éreintement de Francis Jeanson.
Dans ses Mémoires, Simone de Beauvoir affirme que Sartre avait pourtant appelé à une certaine modération. Camus, blessé et assez hidalgo, commence son article réponse par "M. le Directeur", ce qui exaspère Sartre. Camus se défend plutôt bien mais la rupture est consommée. Simone de Beauvoir, en 1954, dans Les Mandarins, fait de Camus un personnage répugnant, collabo même.
Toute sa vie, Camus a été un homme du doute, incertain de son talent. Sartre, lui, croyait en son génie. Politiquement - aujourd'hui, c'est facile -, je suis plus proche de Camus. J'aimerais aussi qu'on se souvienne que Sartre, crypto-communiste, ne s'est pas toujours trompé. Par exemple, sur Israël et les Palestiniens, sur le Biafra. Il faut cesser de dire qu'il nous a trompés. On s'est trompé avec lui. J'ai de l'admiration pour Camus et je garde de l'affection pour Sartre. J'ai toujours aimé leurs livres.
J'avais 19 ans lorsque j'ai connu Sartre, en 1948. Il a eu la gentillesse de me voir assez souvent. J'ai rencontré l'oeuvre de Camus. Pas l'homme. J'ai été frappé par le côté direct et simple de Sartre. Je n'ai pas l'impression que Camus ait été simple. Trop déchiré. On insiste maintenant sur la nécro de Sartre, dans France-Observateur, à la mort de Camus, sur le "Nous étions brouillés... une autre façon de vivre ensemble." Beau sartrisme ! Les rapports Camus-Sartre ont été asymétriques. De copinage, de connivence, de fiestas. Pas d'amitié.
Ils eurent une attitude fort différente face à l'action. Camus appartint à la Résistance active. Sartre, non. Les rapports écrits, imprimés, de Sartre et de Camus finissent comme ils ont commencé. Ils s'ouvrent sur un article de Sartre en 1942 : "Explication de "L'Etranger"". L'agrégé accorde un 21/20 à Camus écrivain et un 7/20 à Camus philosophe - licencié.
C'est précisément ce que Sartre refait dans la querelle des Temps modernes. Avec Jeanson, il reproche à Camus d'être incapable de lire L'Etre et le Néant. Ses personnages sont "métaphysiques". Il y avait pourtant eu, dans Les Temps modernes, deux articles plus que laudatifs sur les héros de La Peste - livre que je n'aime guère.

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