Jacqueline Chabbi
Professeur à l’université Paris VIII-Saint-Denis
Jacqueline Chabbi a publié aux éditions Noêsis une étude exceptionnelle sur les origines de l'islam. Cet ouvrage, Le Seigneur des tribus – L'islam de Mahomet, reprend l'essentiel de la thèse d'État qu'elle a soutenue en 1992. Dans sa préface, André Caquot, professeur honoraire au Collège de France, présente cette étude comme « un livre exemplaire d'une saine méthode d'histoire des religions, ni dogmatique, ni irrévérencieuse. » Nous avons pensé que les amis de Clio, la muse de l'histoire, ne pourraient qu'être séduits par cette recherche ; c'est pourquoi nous avons demandé à Jacqueline Chabbi de nous présenter ses travaux.
Jacqueline Chabbi, comment vous êtes-vous lancée dans le monde des études islamiques ?
C'est généralement un peu par hasard que l'on trouve un axe de recherche. Je m'intéressais depuis toujours à l'histoire. Claude Cahen, professeur d'histoire du monde musulman à la Sorbonne, était mon maître depuis le temps où je préparais une licence d'arabe dans les années 1964-65. J'avais découvert cette langue – que l'on a longtemps dite rare parce qu'elle est peu enseignée en France – dès le lycée, en cours du soir. L'histoire du monde musulman médiéval faisait évidemment partie intégrante de nos études universitaires.
Comment avez-vous abordé la recherche et découvert les distorsions, sur lesquelles vous insistez tellement, entre l'histoire des historiens et la manière dont l'islam considère sa propre histoire ?
Mon premier grand sujet, celui de ma première thèse, a porté sur le soufisme, c'est-à-dire sur l'histoire de la mystique musulmane. C'est au travers de cette recherche que j'ai construit, presque sans le savoir, ce qui allait devenir ma méthode de travail : se laisser guider par son objet d'étude et son terrain propre, une fois qu'ils ont été bien définis et qu'on en a fait une étude systématique, directement à partir des « sources » anciennes. Par cette expression, il faut entendre les écrits qui sont les plus proches de la période sur laquelle on travaille, lesquels doivent impérativement être étudiés dans leur langue, jamais en traduction ; sinon on peut être victime, sans même s'en apercevoir, d'effets très négatifs de « projection culturelle ». Une autre règle de base est de ne jamais envisager un objet de recherche à partir d'une théorie préconçue ! À ignorer cela, on n'a aucune chance de démonter les évidences qui passent pour intangibles.
Mon premier travail de recherche dans le domaine de la mystique musulmane portait sur un personnage du XIIe siècle qui était censé avoir été le fondateur de la confrérie des qadirites. Cette confrérie est encore présente aujourd'hui, de l'Afrique occidentale à la Malaisie. Je fus très surprise de constater qu'il y avait une différence importante entre la vie historique du personnage qui avait été avant tout un juriste musulman, originaire d'Azerbaïdjan, et la réputation qu'on lui avait faite après sa mort. Il passe même aujourd'hui pour un descendant du prophète Mahomet. Je découvris ainsi, à partir d'un fait concret, qu'il pouvait y avoir une distorsion majeure entre l'histoire comme fait vécu et l'histoire comme représentation, surtout dans le domaine des religions et des croyances collectives.
J'étais par hasard tombée sur un cas typique de dissociation du vécu et du récit. Il n'y a rien de tel pour aiguiser le sens critique d'un historien. En fait, j'avais eu beaucoup de chance en rencontrant d'emblée un sujet aussi formateur. C'est de cette période que date mon article sur le soufisme dans l'Encyclopaedia Universalis.
Comment en êtes-vous venue à travailler sur l'islam des origines ?
Il faut savoir répondre à sa propre curiosité quand elle se manifeste, quitte à changer radicalement de cap. C'est précisément ce qui m'est arrivé ! Enseignant à l'université depuis quelques années, j'eus à traiter une question d'histoire sur Mahomet pour les étudiants qui préparaient l'agrégation. Forte de ma première expérience dans le domaine de l'histoire de la mystique, je ressentis la curieuse impression que les auteurs que je lisais pour préparer mon cours et qui travaillaient sur le fondateur de l'islam s'en laissaient un peu trop conter par les textes qu'ils utilisaient, des textes médiévaux largement postérieurs au début de l'islam. Je décidai d'aller voir un peu plus loin.
Ce travail devint vite passionnant. Je fis part à mon directeur de recherche de mes premiers résultats et je convins avec lui de changer le sujet du doctorat d'État sur lequel je travaillais pourtant depuis une dizaine d'années. C'est ainsi que j'abandonnai les mystiques pour rencontrer le monde de Mahomet. Je ne l'ai toujours pas quitté.
Je retrouvai, là encore, un cas de dissociation historique, la vie de Mahomet dans l'Arabie tribale du VIIe siècle et ce que les sociétés musulmanes ultérieures allaient faire de lui en idéalisant le personnage. Mais l'enjeu était cette fois beaucoup plus important. Il concernait l'interprétation des origines de ce qui allait devenir une religion majeure.
Pourquoi « Mahomet » et non « Mohamed » en parlant du prophète musulman ?
Je précise, pour ne troubler personne, que si je parle de « Mahomet » et non pas de « Mohamed », c'est parce que je m'inscris dans la tradition savante. Mahomet est la forme francisée obtenue à partir du latin Mahometus. Je ne suis d'ailleurs pas la seule à écrire ainsi. Pensez au Mahomet de Maxime Rodinson, publié dans les années soixante, qui est devenu un des classiques du genre. Cela ne veut évidemment pas dire que je considère les musulmans qui portent normalement la dénomination que le Coran leur attribue, muslim, « celui qui consent à se mettre en sécurité auprès de quelqu'un » plutôt que le « soumis », terme qui a donné « musulman », comme des « Mahométans », ainsi qu'on le faisait jadis. C'était effectivement une manière de rabaisser leur religion que de les rattacher dans leur désignation même à un homme considéré en Occident comme un faux prophète. C'est uniquement le qualificatif qui est péjoratif, et non le nom de Mahomet lui-même qui était jadis la seule forme usitée.
Est-ce que le fait de vouloir remonter le temps pose des problèmes particuliers dans le cas d'une culture que l'on peut dire religieuse ?
Pour accéder à l'étude d'une période historique ancienne, on rencontre généralement de multiples obstacles. C'est comme si le temps écoulé entre le moment où vit l'historien et le moment du passé qu'il veut découvrir barrait la route vers ce passé. L'image serait un peu celle d'une caverne préhistorique dont l'entrée disparaîtrait sous un amoncellement de rocs qui auraient roulé de la montagne au fil du temps et qu'il faudrait dégager un à un.
Dans le cas d'une grande tradition religieuse qui, pour l'islam, est en même temps une grande tradition culturelle, les interprétations successives font partie de ces obstacles. Mais, en même temps, chacune sert de repère et de témoin de son époque. Il faut simplement les reconnaître pour ce qu'elles sont, en elles-mêmes, et ne pas croire qu'elles nous apportent les questions et les réponses. D'un point de vue historique, le passé ne nous parle pas par-delà les siècles. Il se parle à lui-même, et les textes conservés nous en donnent un écho.
Lorsqu'une culture se rattache à une religion vivante comme l'islam, il existe encore d'autres obstacles. Ils sont ceux de la croyance au présent qui a évidemment un point de vue sur son passé et surtout sur la période de ses origines. Le gros problème de l'historien est alors de ne pas laisser « l'histoire sainte » occuper le champ de la problématique historique. Il n'est pas toujours simple de résister à la pression ambiante et de ne pas traverser le miroir. Il faut alors se garder de trop de fascination pour son sujet. À défaut de cela, on finit par s'identifier à lui sans même s'en apercevoir. Un historien n'a pas de leçon à donner à un théologien, même s'il doit à l'évidence étudier son mode de pensée et sa doctrine. Bien entendu, il n'a pas non plus à recevoir de leçon de lui, en vertu d'un quelconque principe d'autorité qui interdirait de poser certaines questions.
Professeur à l’université Paris VIII-Saint-Denis
Jacqueline Chabbi a publié aux éditions Noêsis une étude exceptionnelle sur les origines de l'islam. Cet ouvrage, Le Seigneur des tribus – L'islam de Mahomet, reprend l'essentiel de la thèse d'État qu'elle a soutenue en 1992. Dans sa préface, André Caquot, professeur honoraire au Collège de France, présente cette étude comme « un livre exemplaire d'une saine méthode d'histoire des religions, ni dogmatique, ni irrévérencieuse. » Nous avons pensé que les amis de Clio, la muse de l'histoire, ne pourraient qu'être séduits par cette recherche ; c'est pourquoi nous avons demandé à Jacqueline Chabbi de nous présenter ses travaux.
Jacqueline Chabbi, comment vous êtes-vous lancée dans le monde des études islamiques ?
C'est généralement un peu par hasard que l'on trouve un axe de recherche. Je m'intéressais depuis toujours à l'histoire. Claude Cahen, professeur d'histoire du monde musulman à la Sorbonne, était mon maître depuis le temps où je préparais une licence d'arabe dans les années 1964-65. J'avais découvert cette langue – que l'on a longtemps dite rare parce qu'elle est peu enseignée en France – dès le lycée, en cours du soir. L'histoire du monde musulman médiéval faisait évidemment partie intégrante de nos études universitaires.
Comment avez-vous abordé la recherche et découvert les distorsions, sur lesquelles vous insistez tellement, entre l'histoire des historiens et la manière dont l'islam considère sa propre histoire ?
Mon premier grand sujet, celui de ma première thèse, a porté sur le soufisme, c'est-à-dire sur l'histoire de la mystique musulmane. C'est au travers de cette recherche que j'ai construit, presque sans le savoir, ce qui allait devenir ma méthode de travail : se laisser guider par son objet d'étude et son terrain propre, une fois qu'ils ont été bien définis et qu'on en a fait une étude systématique, directement à partir des « sources » anciennes. Par cette expression, il faut entendre les écrits qui sont les plus proches de la période sur laquelle on travaille, lesquels doivent impérativement être étudiés dans leur langue, jamais en traduction ; sinon on peut être victime, sans même s'en apercevoir, d'effets très négatifs de « projection culturelle ». Une autre règle de base est de ne jamais envisager un objet de recherche à partir d'une théorie préconçue ! À ignorer cela, on n'a aucune chance de démonter les évidences qui passent pour intangibles.
Mon premier travail de recherche dans le domaine de la mystique musulmane portait sur un personnage du XIIe siècle qui était censé avoir été le fondateur de la confrérie des qadirites. Cette confrérie est encore présente aujourd'hui, de l'Afrique occidentale à la Malaisie. Je fus très surprise de constater qu'il y avait une différence importante entre la vie historique du personnage qui avait été avant tout un juriste musulman, originaire d'Azerbaïdjan, et la réputation qu'on lui avait faite après sa mort. Il passe même aujourd'hui pour un descendant du prophète Mahomet. Je découvris ainsi, à partir d'un fait concret, qu'il pouvait y avoir une distorsion majeure entre l'histoire comme fait vécu et l'histoire comme représentation, surtout dans le domaine des religions et des croyances collectives.
J'étais par hasard tombée sur un cas typique de dissociation du vécu et du récit. Il n'y a rien de tel pour aiguiser le sens critique d'un historien. En fait, j'avais eu beaucoup de chance en rencontrant d'emblée un sujet aussi formateur. C'est de cette période que date mon article sur le soufisme dans l'Encyclopaedia Universalis.
Comment en êtes-vous venue à travailler sur l'islam des origines ?
Il faut savoir répondre à sa propre curiosité quand elle se manifeste, quitte à changer radicalement de cap. C'est précisément ce qui m'est arrivé ! Enseignant à l'université depuis quelques années, j'eus à traiter une question d'histoire sur Mahomet pour les étudiants qui préparaient l'agrégation. Forte de ma première expérience dans le domaine de l'histoire de la mystique, je ressentis la curieuse impression que les auteurs que je lisais pour préparer mon cours et qui travaillaient sur le fondateur de l'islam s'en laissaient un peu trop conter par les textes qu'ils utilisaient, des textes médiévaux largement postérieurs au début de l'islam. Je décidai d'aller voir un peu plus loin.
Ce travail devint vite passionnant. Je fis part à mon directeur de recherche de mes premiers résultats et je convins avec lui de changer le sujet du doctorat d'État sur lequel je travaillais pourtant depuis une dizaine d'années. C'est ainsi que j'abandonnai les mystiques pour rencontrer le monde de Mahomet. Je ne l'ai toujours pas quitté.
Je retrouvai, là encore, un cas de dissociation historique, la vie de Mahomet dans l'Arabie tribale du VIIe siècle et ce que les sociétés musulmanes ultérieures allaient faire de lui en idéalisant le personnage. Mais l'enjeu était cette fois beaucoup plus important. Il concernait l'interprétation des origines de ce qui allait devenir une religion majeure.
Pourquoi « Mahomet » et non « Mohamed » en parlant du prophète musulman ?
Je précise, pour ne troubler personne, que si je parle de « Mahomet » et non pas de « Mohamed », c'est parce que je m'inscris dans la tradition savante. Mahomet est la forme francisée obtenue à partir du latin Mahometus. Je ne suis d'ailleurs pas la seule à écrire ainsi. Pensez au Mahomet de Maxime Rodinson, publié dans les années soixante, qui est devenu un des classiques du genre. Cela ne veut évidemment pas dire que je considère les musulmans qui portent normalement la dénomination que le Coran leur attribue, muslim, « celui qui consent à se mettre en sécurité auprès de quelqu'un » plutôt que le « soumis », terme qui a donné « musulman », comme des « Mahométans », ainsi qu'on le faisait jadis. C'était effectivement une manière de rabaisser leur religion que de les rattacher dans leur désignation même à un homme considéré en Occident comme un faux prophète. C'est uniquement le qualificatif qui est péjoratif, et non le nom de Mahomet lui-même qui était jadis la seule forme usitée.
Est-ce que le fait de vouloir remonter le temps pose des problèmes particuliers dans le cas d'une culture que l'on peut dire religieuse ?
Pour accéder à l'étude d'une période historique ancienne, on rencontre généralement de multiples obstacles. C'est comme si le temps écoulé entre le moment où vit l'historien et le moment du passé qu'il veut découvrir barrait la route vers ce passé. L'image serait un peu celle d'une caverne préhistorique dont l'entrée disparaîtrait sous un amoncellement de rocs qui auraient roulé de la montagne au fil du temps et qu'il faudrait dégager un à un.
Dans le cas d'une grande tradition religieuse qui, pour l'islam, est en même temps une grande tradition culturelle, les interprétations successives font partie de ces obstacles. Mais, en même temps, chacune sert de repère et de témoin de son époque. Il faut simplement les reconnaître pour ce qu'elles sont, en elles-mêmes, et ne pas croire qu'elles nous apportent les questions et les réponses. D'un point de vue historique, le passé ne nous parle pas par-delà les siècles. Il se parle à lui-même, et les textes conservés nous en donnent un écho.
Lorsqu'une culture se rattache à une religion vivante comme l'islam, il existe encore d'autres obstacles. Ils sont ceux de la croyance au présent qui a évidemment un point de vue sur son passé et surtout sur la période de ses origines. Le gros problème de l'historien est alors de ne pas laisser « l'histoire sainte » occuper le champ de la problématique historique. Il n'est pas toujours simple de résister à la pression ambiante et de ne pas traverser le miroir. Il faut alors se garder de trop de fascination pour son sujet. À défaut de cela, on finit par s'identifier à lui sans même s'en apercevoir. Un historien n'a pas de leçon à donner à un théologien, même s'il doit à l'évidence étudier son mode de pensée et sa doctrine. Bien entendu, il n'a pas non plus à recevoir de leçon de lui, en vertu d'un quelconque principe d'autorité qui interdirait de poser certaines questions.

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