Août 1992. Le riff lourd des Midnight Oil s’échappe d’une villa du Club des pins, la station balnéaire de la nomenklatura, à l’ouest d’Alger. La tchitchi s’amuse et festoie. ., un membre de la jeunesse dorée algéroise - bac moins cinq mais « beaucoup flouss » -, régale, car la police vient de retrouver sa berline allemande, volée quelques jours plus tôt. Trois méchouis d’agneaux nourris aux plantes aromatiques des Hauts Plateaux sont déchirés à pleines griffes. Sur de petites tables à tréteaux disposées aux quatre coins de la pelouse roussie par le plomb de l’été, les assoiffés ont droit à de la bière d’importation, du vin rouge de Médéa, du whisky et même de la vodka suédoise. Les filles rient bruyamment, les jeunes mâles rivalisent d’anecdotes.
On parle un mélange de darja [arabe algérien] et de français. On évoque avec nostalgie d’autres soirées tout aussi arrosées, comme ce fameux réveillon du nouvel an où le fils de tel ministre a sorti son « gueflin » pour mettre un peu plus d’ambiance. On épilogue sans fin sur la ligne de la dernière Porsche ou le cuir de la nouvelle Golf. Le « tchitchouite » aime parler de sa voiture. Il est persuadé que c’est la meilleure manière d’ impressionner sa belle, laquelle fait mine de frémir lorsque lui et ses comparses se lancent défi sur défi en se promettant que le retour sur Alger au petit matin sera le prétexte à une course-poursuite le long des lacets boisés du domaine Bouchaoui. La « tchiheu » se sent bien car l’été et les plaisirs du bronzage à la Crique, la portion la plus courue de la plage, sont loin d’être terminés.
Quelques heures plus tôt, un attentat à l’explosif , le premier du genre depuis l’indépendance, a fait huit morts et plus d’une centaine de blessés à l’aéroport Houari Boumediene d’Alger. Deux mois après l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, c’est un nouveau signe que le pays est entré dans la nuit. La soirée n’a pas été annulée. La tchitchi n’a que faire de cette Algérie qui commence à souffrir dans sa chair, même si quelques invités sont bien déterminés à se saouler, réalisant sans peut-être vouloir se l’avouer, la gravité de la situation.
Parmi les fêtards, un jeune homme au visage rond se tient un peu en retrait. Ce n’est pas vraiment un tchitchouite, du moins il ne fait pas partie des figures les plus connues de ce cercle très fermé, haï et jalousé par une grosse partie de la jeunesse algérienne désoeuvrée. En fait, nombre d’invités ne le connaissent pas. D’autres, l’appellent, non sans mépris, « le Pharmacien », ce qui n’est pas faux puisque Rafik Khalifa - qui n’est pas encore devenu le Moumen adulé par la bonne société algéroise - a repris l’officine de son père, un ancien ministre de Ben Bella et surtout un ancien du Ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG), l’ancêtre de la Sécurité militaire.
Seuls ses proches savent que ce jeune homme à l’apparence timide s’est lancé dans les affaires et qu’il tisse patiemment sa toile en choisissant ses associés et en faisant une cour pressante à ses futurs protecteurs - les seconds étant souvent les pères des premiers. Ceux qui, ce soir-là, se moquent ouvertement de lui, et plus encore de l’ami qui l’accompagne, un chaâbi - un gars du peuple -, qui deviendra par la suite, pour le meilleur puis le pire, son bras droit, n’imaginent pas un instant qu’ils ont devant eux un aventurier qui va bâtir en moins de six ans le premier groupe privé du pays – qui possédera une banque, une compagnie aérienne et de multiples autres sociétés. Un homme qui va incarner pendant quelques années un bien sulfureux rêve algérien avant que la faillite de son groupe ne provoque le plus important scandale politico-financier de l’Algérie indépendante, avec son cortège de petits épargnants ruinés, d’entreprises publiques grugées, d’employés licenciés et de personnalités politiques éclaboussées.
De la majorité des coqs oisifs de la tchitchi algéroise qui, au début d’années 1990, dépensaient l’argent de papa, - et pour certains l’argent de l’Etat pris par papa -, Moumen « le millionnaire » a rapidement fait par la suite ses employés, ses hommes de main et même ses coursiers-larbins. Ils l’ont servi, admiré, parfois même vénéré. Il a pris leur conscience et plus encore, pour certains, leur honneur et leur dignité ; sans oublier, bien entendu, le cœur bien intéressé des jeunes filles, habillées à la dernière mode de Paris, qui, en cette soirée où les gravats de l’aéroport d’Alger fumaient encore, n’avaient aucun regard pour lui.
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On parle un mélange de darja [arabe algérien] et de français. On évoque avec nostalgie d’autres soirées tout aussi arrosées, comme ce fameux réveillon du nouvel an où le fils de tel ministre a sorti son « gueflin » pour mettre un peu plus d’ambiance. On épilogue sans fin sur la ligne de la dernière Porsche ou le cuir de la nouvelle Golf. Le « tchitchouite » aime parler de sa voiture. Il est persuadé que c’est la meilleure manière d’ impressionner sa belle, laquelle fait mine de frémir lorsque lui et ses comparses se lancent défi sur défi en se promettant que le retour sur Alger au petit matin sera le prétexte à une course-poursuite le long des lacets boisés du domaine Bouchaoui. La « tchiheu » se sent bien car l’été et les plaisirs du bronzage à la Crique, la portion la plus courue de la plage, sont loin d’être terminés.
Quelques heures plus tôt, un attentat à l’explosif , le premier du genre depuis l’indépendance, a fait huit morts et plus d’une centaine de blessés à l’aéroport Houari Boumediene d’Alger. Deux mois après l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, c’est un nouveau signe que le pays est entré dans la nuit. La soirée n’a pas été annulée. La tchitchi n’a que faire de cette Algérie qui commence à souffrir dans sa chair, même si quelques invités sont bien déterminés à se saouler, réalisant sans peut-être vouloir se l’avouer, la gravité de la situation.
Parmi les fêtards, un jeune homme au visage rond se tient un peu en retrait. Ce n’est pas vraiment un tchitchouite, du moins il ne fait pas partie des figures les plus connues de ce cercle très fermé, haï et jalousé par une grosse partie de la jeunesse algérienne désoeuvrée. En fait, nombre d’invités ne le connaissent pas. D’autres, l’appellent, non sans mépris, « le Pharmacien », ce qui n’est pas faux puisque Rafik Khalifa - qui n’est pas encore devenu le Moumen adulé par la bonne société algéroise - a repris l’officine de son père, un ancien ministre de Ben Bella et surtout un ancien du Ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG), l’ancêtre de la Sécurité militaire.
Seuls ses proches savent que ce jeune homme à l’apparence timide s’est lancé dans les affaires et qu’il tisse patiemment sa toile en choisissant ses associés et en faisant une cour pressante à ses futurs protecteurs - les seconds étant souvent les pères des premiers. Ceux qui, ce soir-là, se moquent ouvertement de lui, et plus encore de l’ami qui l’accompagne, un chaâbi - un gars du peuple -, qui deviendra par la suite, pour le meilleur puis le pire, son bras droit, n’imaginent pas un instant qu’ils ont devant eux un aventurier qui va bâtir en moins de six ans le premier groupe privé du pays – qui possédera une banque, une compagnie aérienne et de multiples autres sociétés. Un homme qui va incarner pendant quelques années un bien sulfureux rêve algérien avant que la faillite de son groupe ne provoque le plus important scandale politico-financier de l’Algérie indépendante, avec son cortège de petits épargnants ruinés, d’entreprises publiques grugées, d’employés licenciés et de personnalités politiques éclaboussées.
De la majorité des coqs oisifs de la tchitchi algéroise qui, au début d’années 1990, dépensaient l’argent de papa, - et pour certains l’argent de l’Etat pris par papa -, Moumen « le millionnaire » a rapidement fait par la suite ses employés, ses hommes de main et même ses coursiers-larbins. Ils l’ont servi, admiré, parfois même vénéré. Il a pris leur conscience et plus encore, pour certains, leur honneur et leur dignité ; sans oublier, bien entendu, le cœur bien intéressé des jeunes filles, habillées à la dernière mode de Paris, qui, en cette soirée où les gravats de l’aéroport d’Alger fumaient encore, n’avaient aucun regard pour lui.
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