Un livre à lire absolument.
Gérald Bronner et Étienne Géhin
Voici un livre indispensable sur un sujet à la mode, où il devenait difficile de s’y retrouver. Le principe de précaution est systématiquement invoqué à propos de la grippe A, des cendres du volcan islandais, des ondes électromagnétiques, des OGM, mais aussi de la plus banale des décisions de la vie quotidienne, où simple prévention se réfère maintenant à un « principe de précaution » auquel il devient difficile de s’opposer. La conclusion des auteurs, tous les deux sociologues, est précise et argumentée. Ce qu’ils appellent le « précautionnisme » est une nouvelle forme de populisme « qui flatte les intuitions trompeuses que l’esprit humain peut nourrir à propos des situations de risque et d’incertitude ».
Le principe de précaution discuté dans l’ouvrage est bien entendu celui de la Charte de l’environnement, inscrit dans la Constitution française en 2005, à propos de situations où « la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement ».
Dans un premier chapitre, les auteurs démontrent qu’il ne s’agit pas d’un simple principe de prévention. La clause d’incertitude alliée à la possibilité d’un recours judicaire, introduite par la révision constitutionnelle, fait le lit d’une coûteuse recherche du « risque zéro », risque zéro que la science ne pourra jamais garantir. Ainsi, toute analyse du rapport risque / bénéfice, toute prise en compte du « risque à ne pas faire » se retrouve exclue, favorisant de fait la non-décision, le statut-quo.
Le second chapitre met en rapport le fonctionnement de l’esprit humain et la mise en œuvre du principe de précaution. Nous le savons, notre intuition nous trompe. Or, affirment les auteurs, « l’idéologie de précaution mobilise, précisément, les idées que M. Tout-le-Monde peut se faire du hasard et des probabilités » pour conduire à des décisions intuitivement fondées, mais collectivement irrationnelles. Les différents biais cognitifs de l’esprit humain sont analysés en détail, et largement illustrés par des résultats d’expériences en psychologie sociale. Ainsi, nous avons tendance à surestimer les faibles probabilités (et aussi, par ailleurs, sous-estimer les fortes probabilités), et cette disposition se trouve amplifiée quand ces faibles probabilités sont associées à un risque. Dans ce cas, il n’est pas rare que, pour éviter une situation perçue comme dangereuse, nous mettions en œuvre des stratégies déraisonnablement coûteuses au regard du risque réel. C’est cette tendance que le principe de précaution met en scène pour conduire, comme l’illustrent les auteurs à propos de certaines récentes affaires de santé publique, à des décisions où l’intérêt général a été sacrifié au nom d’une « éthique de conviction » (ne jamais transiger, ici sur le risque zéro, peu importe le coût, peu importe si d’autres valeurs en pâtissent) opposée à une « éthique de responsabilité » (qui compare coût et bénéfices de différentes options).
Ceci est encore renforcé par d’autres biais cognitifs, telle notre inclination à prêter une plus grande attention à une perte qu’à un gain de valeur équivalente, notre difficulté à appréhender des problèmes multifactoriels, qui nous conduisent à nous focaliser sur un aspect particulier (par exemple, le seul risque, aussi faible soit-il, faisant nous abstenir de toute action) : « face à l’incertitude, c’est clairement la fiction du pire qui domine les débats ».
Analysant en détail le jugement du tribunal de Tulle condamnant le gestionnaire du réseau de transport d’électricité à verser plus de 300 000 € à une famille d’éleveurs en réparation du préjudice subi, selon le juge, par la présence à proximité d’une ligne à très haute tension, les auteurs montrent que la judiciarisation voulue par le principe de précaution conduit à inverser la charge de la preuve : la justice n’a plus à démontrer la responsabilité des faits incriminés, et c’est, à l’inverse, à l’accusé – ici le gestionnaire de réseau – de faire la preuve de son innocence. Or, en science, par définition, on ne peut jamais rien affirmer avec une certitude absolue. La science établit des théories jusqu’à ce que d’autres expérimentations viennent les affiner ou les corriger. De cette réserve « certains croient pouvoir inférer que c’est l’incertitude qui domine les débats et que, dans ces conditions, le principe de précaution doit s’appliquer ».
Une autre dimension, morale celle-ci, sous-jacente au précautionnisme est mise en évidence : celle, naïve, d’une nature, équilibrée et bienveillante. La contrarier, c’est encourir ses foudres et provoquer des déséquilibres forcément nuisibles. La « négligence de la taille de l’échantillon », qui ne nous fait voir que ses succès sans considérer l’énorme quantité de ses insuccès, est un des biais cognitifs à l’origine de cette croyance. Conséquence logique, un certain « finalisme » se développe et qui voit dans les phénomènes biologiques à l’œuvre un sorte de « ré-enchantement du monde » : « si la nature fait si bien les choses, l’homme aurait intérêt à ne pas chercher à la modifier ».
Poursuivant ce fil, le chapitre 3 analyse les soubassements idéologiques du précautionnisme, à la fois manifestation de ce que les auteurs nomment « un fort sentiment antiprométhéen », et un moyen de combattre un système socio-économique. En référence au mythe de Prométhée (qui déroba le feu aux dieux pour le donner aux hommes afin que ces derniers puissent se protéger des dangers de la nature et développer leur civilisation), le précautionnisme (antiprométhéen) se méfie des actions de l’Homme sur la Nature (les campagnes anti-OGM fournissent une abondante illustration de cette rhétorique). L’homme, en se prenant pour Dieu, joue aux apprentis sorciers. Comment un tel sentiment a-t-il pu se développer jusqu’à en devenir une sorte de lieu commun [1] ? Alors, justement, que les progrès de la science ont permis des avancées décisives (vaccination, médecine, agriculture) permettant de vivre à la fois bien plus longtemps et dans de meilleures conditions que si l’on ne vivait que sous la seule aile protectrice de Dame Nature ? Si de tout temps, des dangers avaient bien été perçus quant aux conséquences de l’action de l’Homme sur le monde, ce n’est vraiment qu’avec la Première Guerre Mondiale, puis avec les programmes d’épuration sociale mis en œuvre par les régimes totalitaires, avec l’apogée qu’a été la Seconde Guerre Mondiale et la mise en œuvre d’un génocide systématique et « scientifique », que s’opère ce changement d’attitude : « à force de progrès scientifiques, les hommes ont la possibilité de mettre eux-mêmes un terme à leur histoire » (page 120).Seveso, Three Miles Island, Bhopal, Tchernobyl, AZF, vache folle… l’industrie serait mortifère, et nous serions en « danger de progrès ». Et c’est toute une société qu’il faut alors remettre en cause, au nom de ce constat.
Venant en résonnance avec ce sentiment, les auteurs soulignent le rôle clé des thèses de la sociologie relativiste, critiquant la science sous un autre angle, celui de son objectivité et de sa vérité : « les sciences, celles de la Nature en tout cas, souffrent aujourd’hui d’être discréditées par les conséquences désastreuses de certaines de leurs applications, et dévalorisées dans l’esprit de ceux, de plus en plus nombreux, qui croient que le récit de l’astrologue n’a pas moins de valeur que celui de l’astronome » (page 122). Mais, comme le rappellent les auteurs, ce qui est compréhensible n’est pas forcément juste, pertinent ou raisonnable.
A suivre...
Gérald Bronner et Étienne Géhin
Voici un livre indispensable sur un sujet à la mode, où il devenait difficile de s’y retrouver. Le principe de précaution est systématiquement invoqué à propos de la grippe A, des cendres du volcan islandais, des ondes électromagnétiques, des OGM, mais aussi de la plus banale des décisions de la vie quotidienne, où simple prévention se réfère maintenant à un « principe de précaution » auquel il devient difficile de s’opposer. La conclusion des auteurs, tous les deux sociologues, est précise et argumentée. Ce qu’ils appellent le « précautionnisme » est une nouvelle forme de populisme « qui flatte les intuitions trompeuses que l’esprit humain peut nourrir à propos des situations de risque et d’incertitude ».
Le principe de précaution discuté dans l’ouvrage est bien entendu celui de la Charte de l’environnement, inscrit dans la Constitution française en 2005, à propos de situations où « la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement ».
Dans un premier chapitre, les auteurs démontrent qu’il ne s’agit pas d’un simple principe de prévention. La clause d’incertitude alliée à la possibilité d’un recours judicaire, introduite par la révision constitutionnelle, fait le lit d’une coûteuse recherche du « risque zéro », risque zéro que la science ne pourra jamais garantir. Ainsi, toute analyse du rapport risque / bénéfice, toute prise en compte du « risque à ne pas faire » se retrouve exclue, favorisant de fait la non-décision, le statut-quo.
Le second chapitre met en rapport le fonctionnement de l’esprit humain et la mise en œuvre du principe de précaution. Nous le savons, notre intuition nous trompe. Or, affirment les auteurs, « l’idéologie de précaution mobilise, précisément, les idées que M. Tout-le-Monde peut se faire du hasard et des probabilités » pour conduire à des décisions intuitivement fondées, mais collectivement irrationnelles. Les différents biais cognitifs de l’esprit humain sont analysés en détail, et largement illustrés par des résultats d’expériences en psychologie sociale. Ainsi, nous avons tendance à surestimer les faibles probabilités (et aussi, par ailleurs, sous-estimer les fortes probabilités), et cette disposition se trouve amplifiée quand ces faibles probabilités sont associées à un risque. Dans ce cas, il n’est pas rare que, pour éviter une situation perçue comme dangereuse, nous mettions en œuvre des stratégies déraisonnablement coûteuses au regard du risque réel. C’est cette tendance que le principe de précaution met en scène pour conduire, comme l’illustrent les auteurs à propos de certaines récentes affaires de santé publique, à des décisions où l’intérêt général a été sacrifié au nom d’une « éthique de conviction » (ne jamais transiger, ici sur le risque zéro, peu importe le coût, peu importe si d’autres valeurs en pâtissent) opposée à une « éthique de responsabilité » (qui compare coût et bénéfices de différentes options).
Ceci est encore renforcé par d’autres biais cognitifs, telle notre inclination à prêter une plus grande attention à une perte qu’à un gain de valeur équivalente, notre difficulté à appréhender des problèmes multifactoriels, qui nous conduisent à nous focaliser sur un aspect particulier (par exemple, le seul risque, aussi faible soit-il, faisant nous abstenir de toute action) : « face à l’incertitude, c’est clairement la fiction du pire qui domine les débats ».
Analysant en détail le jugement du tribunal de Tulle condamnant le gestionnaire du réseau de transport d’électricité à verser plus de 300 000 € à une famille d’éleveurs en réparation du préjudice subi, selon le juge, par la présence à proximité d’une ligne à très haute tension, les auteurs montrent que la judiciarisation voulue par le principe de précaution conduit à inverser la charge de la preuve : la justice n’a plus à démontrer la responsabilité des faits incriminés, et c’est, à l’inverse, à l’accusé – ici le gestionnaire de réseau – de faire la preuve de son innocence. Or, en science, par définition, on ne peut jamais rien affirmer avec une certitude absolue. La science établit des théories jusqu’à ce que d’autres expérimentations viennent les affiner ou les corriger. De cette réserve « certains croient pouvoir inférer que c’est l’incertitude qui domine les débats et que, dans ces conditions, le principe de précaution doit s’appliquer ».
Une autre dimension, morale celle-ci, sous-jacente au précautionnisme est mise en évidence : celle, naïve, d’une nature, équilibrée et bienveillante. La contrarier, c’est encourir ses foudres et provoquer des déséquilibres forcément nuisibles. La « négligence de la taille de l’échantillon », qui ne nous fait voir que ses succès sans considérer l’énorme quantité de ses insuccès, est un des biais cognitifs à l’origine de cette croyance. Conséquence logique, un certain « finalisme » se développe et qui voit dans les phénomènes biologiques à l’œuvre un sorte de « ré-enchantement du monde » : « si la nature fait si bien les choses, l’homme aurait intérêt à ne pas chercher à la modifier ».
Poursuivant ce fil, le chapitre 3 analyse les soubassements idéologiques du précautionnisme, à la fois manifestation de ce que les auteurs nomment « un fort sentiment antiprométhéen », et un moyen de combattre un système socio-économique. En référence au mythe de Prométhée (qui déroba le feu aux dieux pour le donner aux hommes afin que ces derniers puissent se protéger des dangers de la nature et développer leur civilisation), le précautionnisme (antiprométhéen) se méfie des actions de l’Homme sur la Nature (les campagnes anti-OGM fournissent une abondante illustration de cette rhétorique). L’homme, en se prenant pour Dieu, joue aux apprentis sorciers. Comment un tel sentiment a-t-il pu se développer jusqu’à en devenir une sorte de lieu commun [1] ? Alors, justement, que les progrès de la science ont permis des avancées décisives (vaccination, médecine, agriculture) permettant de vivre à la fois bien plus longtemps et dans de meilleures conditions que si l’on ne vivait que sous la seule aile protectrice de Dame Nature ? Si de tout temps, des dangers avaient bien été perçus quant aux conséquences de l’action de l’Homme sur le monde, ce n’est vraiment qu’avec la Première Guerre Mondiale, puis avec les programmes d’épuration sociale mis en œuvre par les régimes totalitaires, avec l’apogée qu’a été la Seconde Guerre Mondiale et la mise en œuvre d’un génocide systématique et « scientifique », que s’opère ce changement d’attitude : « à force de progrès scientifiques, les hommes ont la possibilité de mettre eux-mêmes un terme à leur histoire » (page 120).Seveso, Three Miles Island, Bhopal, Tchernobyl, AZF, vache folle… l’industrie serait mortifère, et nous serions en « danger de progrès ». Et c’est toute une société qu’il faut alors remettre en cause, au nom de ce constat.
Venant en résonnance avec ce sentiment, les auteurs soulignent le rôle clé des thèses de la sociologie relativiste, critiquant la science sous un autre angle, celui de son objectivité et de sa vérité : « les sciences, celles de la Nature en tout cas, souffrent aujourd’hui d’être discréditées par les conséquences désastreuses de certaines de leurs applications, et dévalorisées dans l’esprit de ceux, de plus en plus nombreux, qui croient que le récit de l’astrologue n’a pas moins de valeur que celui de l’astronome » (page 122). Mais, comme le rappellent les auteurs, ce qui est compréhensible n’est pas forcément juste, pertinent ou raisonnable.
A suivre...

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