Quand on étudie leurs travaux scientifiques et leurs découvertes, on voit qu'aucun peuple n'en produisit d'aussi grands dans un temps aussi court. Lorsqu'on examine leurs arts, on reconnaît qu'ils possédèrent une originalité qui n'a pas été dépassée. Gustave le Bon
Au Xème siècle, un médecin de Kairouan, en Tunisie, avait acquis une certaine notoriété. Le sultan de Boukhara (aujourd'hui dans la république soviétique d'Ouzbékistan), qui avait un fils de santé fragile, lui écrivit pour lui proposer de venir s'installer à sa cour. Le médecin calcula qu'il lui faudrait 400 chameaux pour emmener avec lui sa bibliothèque, dont il ne pouvait évidemment se séparer, et il refusa. L'ensemble de sa bibliothèque pesait en effet dix tonnes.
Un autre médecin de Kairouan, Ibn al-Jazar, laissa, à sa mort, 250 quintaux de parchemins qu'il avait recouverts de son écriture : toutes ses observations cliniques. C'était l'époque où le calife fatimide du Caire al-Aziz Billah possédait un million six cent mille volumes, dont 6 500 traitaient de mathématiques et 18 000 de philosophie. En lui succédant sur le trône, son fils fit aménager et remplir dix-huit nouvelles salles.
Mais en pays musulman, à cette époque, une telle accumulation du savoir n’est pas au seul usage des princes. Un voyageur qui se rend à Baghdâd en l'an 981 raconte à son retour qu'il a dénombréplus de cent bibliothèques publiques dans la ville. La plus modeste cité d'Orient a la sienne, où n'importe qui peut venir consulter les ouvrages. Celle de Nayah, par exemple, une petite ville d'Irak, comporte 40 000 volumes.
En Occident, à la même époque, les monastères, seuls à détenir les livres, en ont une vingtaine tout au plus. Et parce qu'ils sont si rares, ils sont enchaînés et gardés jour et nuit... En l'an 1386, c'est-à-dire quatre siècles plus tard, la Faculté de médecine de Paris ne possédera encore qu'un seul livre: l'ouvrage encyclopédique du fameux médecin persan Ar-Razi, dont le titre est "Le Réservoir de la médecine (Al-Haoui)". Traduit en latin, ce monument s'appelle "Continens".
Lorsque le roi Louis XI veut l'emprunter pour pouvoir le lire à son aise chez lui, il doit verser à la Faculté une caution de douze livres d'argent et cent écus d'or...
Tels sont les anecdotes et les chiffres étonnants qui mesurent l'écart des connaissances entre l'Europe chrétienne, à cette époque-là, qui va être celle des Croisades, et l'Orient musulman.
Pourquoi ? La réponse est lourde de sens alors que ce même Orient musulman voit aujourd'hui se lever en son sein les forces d'un fanatisme religieux qui n'est pourtant pas dans sa tradition. La réponse est qu'au temps où les sultans et les califes font régner un despotisme éclairé de l'autre côté de la Méditerranée, l'obscurantisme religieux règne en maître sur les esprits de l'Occident, anéantissant toute recherche scientifique possible, pour des siècles.
Galilée, ne l'oublions pas, ira en prison en 1636 pour avoir découvert que la terre tourne autour du soleil et ne sera absout de ce crime par les tribunaux du Vatican que de nos jours...
Au XIIe siècle, un notable musulman, hôte des chevaliers francs de l'Ordre de St-Jean, se rend à Jérusalem alors capitale du royaume chrétien de ce nom. On lui fait visiter l'hôpital tenu par les chevaliers de l'Ordre. Il voit que les blessés graves qu'on y amène, ayant d'être admis à recevoir le moindre soin, doivent se confesser et manger le pain de la communion, quelle que soit l’urgence de leur état. Il s'en s'étonne et demande des explications.
On lui dit que le Synode de Nantes, en l'an 895, a légiféré une fois pour toutes à ce sujet : « Le corps d'aucun malade, celui-ci fût-il délirant de fièvre, ne doit recevoir de soins avant son âme. » Cette règle n'est pas une erreur passagère commise par les évêques bretons du Xème siècle. Elle sera confirmée en 1215 au sommet de la hiérarchie catholique européenne, c'est-à-dire au concile de Latran, qui ordonne, après de longs débats : « Sous peine d'excommunication, il est interdit à tout médecin de soigner unmalade si ce dernier ne s'est pas au préalable confessé. Car la maladie est issue du péché. Si le malade se décharge par la confession du poids de celui-ci, alors, la cessation de la cause entraînera la cessation de l'effet, et la souffrance physique disparaîtra. »
La science médicale est donc rayée d'un trait de plume, au profit de l'intervention divine permanente dans les affaires du corps humain. Et c'est, en conséquence toute la science qui est paralysée, et rendue inutile. Le texte du Concile ajoute pour ne laisser aucune échappatoire : « Quiconque s'avisera de se faire soignerpar un médecin juif ou Sarrazin sera frappé d'excommunication. Car le salut de son âme serait alors directement menacé... »
Cependant, de l'autre côté de la Méditerranée, Ibn Ridouan, directeur du corps médical du Caire, lui, a édicté depuis longtemps la règle suivant laquelle « le médecin doit soigner ses ennemis dans le même esprit, avec le même intérêt et la même sollicitude que ceux qu'il aime ».
Au temps où principautés franques et émirats Sarrazins vivaient côte à côte en Syrie et en Palestine, l'émir de Cheisar prêta un jour au seigneur chrétien, qui régnait sur la casbah voisine de Mounaïtira, son médecin nommé Thabit. Il y avait en effet dans la garnison franque de nombreux malades qu'on ne parvenait pas à guérir. Mais Thabit revint très tôt à Cheisar, effrayé de ce qu'il avait vu.
« On m'avait amené un cavalier qui avait un abcès à la jambe, raconta-t-il à l'émir, et une femme atteinte d'une fièvre hectique. Je pose un emplâtre suppuratif sur la jambe du soldat. L’abcès crève et la guérison semble certaine. Mais arrive le médecin franc, qui s'écrie que je n'y connais rien. "Veux-tu vivre avec une seule jambe, demande-t-il au cavalier, ou mourir avec les deux ?" "Vivre avec une seule", répond l'autre, qui n'avait pas confiance non plus dans ma science, une science d'infidèle, comme ils disent.
Le médecin franc fait venir un homme avec une hache et lui ordonne de trancher la jambe du malade sur un billot de bois. L'homme à la hache, peu versé en chirurgie, doit s'y prendre à deux fois pour trancher la jambe, et le malheureux cavalier meurt presque aussitôt... Quant à la femme, poursuit Thabit, je lui avais prescrit, comme il se doit, un régime alimentaire exclusivement compose de légumes, qui pouvait seul lui permettre de se rétablir. Mon adversaire l’examine, et annonce : "Ce cas est clair. Un démon s'est épris d'elle, et il s'est logé dans sa tête. Coupez-lui les cheveux !"
On rase le crâne de cette femme, elle recommence à manger la nourriture de tout le monde, avec force ail et moutarde. Bien entendu, sa fièvre monte. Le médecin franc revient et déclare : "Le démon s'est transporté au cerveau !" Il enlève avec un rasoir une portion du cuir chevelu qu'il taille en forme de croix. L'os crânien apparaît. Il le frotte de gros sel. La malheureuse femme entre bientôt en agonie. J'ai pensé, conclut Thabit, que je ne pouvais pas être très utile là-bas... »
Au-delà des Pyrénées, en ce temps-là, les Arabes sont maîtres de l'Espagne : la ville de Cordoue compte cinquante hôpitaux battant le record de Baghdâd qui en a plus de quarante, construits sur l’ordre d'Haroun al-Raschid, le sultan des Mille et une nuits. Selon des lettres écrites par des malades à leurs familles, et qu'on a retrouvées, on sait que tous ces hôpitaux fonctionnaient comme les hôpitaux modernes d'aujourd'hui.
Ils étaient divisés en services spécialisés, qui comptaient même un service de psychiatrie, alors qu'en Occident les fous se trouvaient enchaînés dans les prisons. Ce n'est qu'en 1751 qu'on envisagera de les soigner en Angleterre, et en France en 1792, quand le médecin Pinel arrachera à la Convention un décret qui tirera les aliénés des geôles pour leur donner un statut de malades.
A Baghdâd comme à Cordoue, au XIIe siècle, les professeurs de médecine font la ; tournée des lits des malades chaque matin, entourés des élèves. « Les lits sont moelleux, les draps blancs, les couvertures aussi douces que le velours, écrit un jeune homme à ses parents. Chaque chambre a l'eau courante. On chauffe lorsque les nuits sont fraîches... »
A suivre...
Commentaire