: la transmission du thème de l’identité berbère des auteurs coloniaux français aux intellectuels nationalistes algériens (2004)
Guy Pervillé
Cette communication a été présentée le 24 avril 2004 lors du colloque organisé à la Casa de Velasquez (Madrid) sur le thème "Historiographie du Maghreb. Historiographie berbère de l’Antiquité à nos jours" par Jacques Alexandropoulos et Christophe Picard, professeurs à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Ce colloque n’a malheureusement pas pu être publié.
Supposer que les auteurs coloniaux français ont transmis au moins partiellement aux intellectuels algériens le savoir qu’ils avaient élaboré sur les Berbères est une hypothèse si vraisemblable que tenter de la vérifier reviendrait à enfoncer une porte ouverte. Mais il est plus intéressant de chercher à savoir dans quelle mesure les intellectuels algériens ont reçu et admis le berbérisme, c’est-à-dire une interprétation idéologique de l’histoire du Maghreb faisant de la permanence d’une identité berbère la clé de cette histoire, pour en tirer des conséquences politiques. Il convient en effet de distinguer le fait berbère (c’est-à-dire l’existence de populations définies par une langue spécifique véhiculant une culture particulière), et le mythe berbère dont les auteurs coloniaux avaient tiré la justification d’une politique visant à séparer les Berbères des Arabes pour rapprocher les premiers des colonisateurs français.
Le berbérisme colonial
Le fait berbère est connu par des sources historiographiques romaines, byzantines, puis arabes, et par des observations ethnographiques multipliées par des militaires et des civils depuis le début de la conquête de l’Algérie. Le mythe berbère est une interprétation idéologique de ce fait par les auteurs coloniaux qui ont distingué et opposé les populations berbérophones et arabophones (considérées comme des “races” différentes), en valorisant les premières par rapport aux secondes. Cette valorisation des Berbères se faisait en les rapprochant de l’Occident européen, par l’affirmation d’une communauté d’origine et de “race”, garante de vertus héréditaires communes à des peuples également sédentaires, travailleurs, économes et démocrates. Cet atavisme commun, complété à l’époque romaine par les apports culturels de la romanisation et de la christianisation, avait créé autour de la Méditerranée occidentale une communauté de civilisation que la conquête arabe et l’islamisation avaient brisée ; la colonisation française contemporaine pouvait espérer la ressusciter, en commençant par rendre les Berbères à leur identité naturelle occidentale.
Mais cette valorisation des Berbères occidentaux par rapport aux Arabes orientaux n’empêchait pas leur dévalorisation par rapport à la civilisation beaucoup plus avancée de l’Europe. Les Berbères étaient considérés, conformément à l’étymologie vraisemblable de leur nom, comme des barbares, “ les traînards de la race blanche” , caractérisés par une “inaptitude congénitale à l’indépendance”. Selon le géographe Emile-Félix Gautier, auteur des Siècles obscurs du Maghreb, les caractères naturels d’un pays prédestiné par sa géographie à servir de cadre à l’affrontement perpétuel des sédentaires et des nomades expliqueraient l’incapacité des Berbères à construire des Etats durables et de grandes civilisations, et justifieraient la colonisation européenne comme une rédemption. Cette vision idéologique a inspiré une politique kabyle [1] en Algérie, puis une politique berbère au Maroc [2], mais ni l’une ni l’autre ne sont allées au-delà des déclarations d’intentions et ne purent arrêter l’essor du nationalisme anticolonial.
Les idées que nous venons de résumer avaient été critiquées avec prudence par Charles-André Julien dans une digression de son Histoire de l’Afrique du Nord, intitulée “une histoire de tribus” [3]. Elles furent beaucoup plus sévèrement dénoncées après la décolonisation par deux auteurs qui préconisaient de réécrire cette histoire dans sa propre perspective : le militant algérien Mohammed Chérif Sahli dans son pamphlet Décoloniser l’histoire (Paris, Maspero, 1965), et l’historien marocain Abdallah Laroui dans son ouvrage L’histoire du Maghreb, un essai de synthèse (même éditeur, 1970).
Le berbérisme des intellectuels colonisés
Y-a-t-il eu transmission du berbérisme colonial aux intellectuels des peuples colonisés ? Il vaut mieux distinguer plusieurs types de “berbérisme”, dans la mesure où le savoir colonial sur les Berbères a servi de matériaux à plusieurs interprétations distinctes de l’histoire du Maghreb.
Le berbérisme pro-colonial, ou occidentaliste, peut être défini comme l’intériorisation des thèmes idéologiques coloniaux par des intellectuels “indigènes” profondément marqués par l’enseignement français. Trois exemples peuvent être signalés.
Le premier est celui de Si Amar Boulifa (1865-1931), l’auteur de la première histoire de la Grande Kabylie écrite en français par un Kabyle, Le Djurdjura à travers l’histoire, parue à Alger en 1925 [4]. Son oncle, issu d’une famille maraboutique des Aït-Iraten, secrétaire au bureau arabe de Fort National, avait été le principal informateur de Hanoteau et Letourneux pour leur enquête sur les coutumes kabyles. Le jeune Amar fut envoyé à la première école indigène dès 1873, puis à l’Ecole normale d’instituteurs de la Bouzaréah. Il enseigna la langue kabyle dans cette école, puis à partir de 1901 à l’Ecole supérieure des lettres d’Alger (devenue Faculté des Lettres en 1909) auprès du professeur René Basset. Dès 1905, après un voyage d’étude au Maroc, il fut reconnu comme un chercheur de niveau international. Modèle de promotion culturelle et sociale dans l’Algérie coloniale, il combina dans son grand ouvrage les sources antiques et musulmanes, les travaux des officiers des Bureaux arabes comme Carette, d’auteurs français tels qu’Ernest Renan, Emile Masqueray, René Maunier, et ses propres enquêtes de terrain sur les traditions kabyles. Sa conclusion atteste à la fois son adhésion à la cause française et sa fidélité à l’identité berbère de son peuple. Il remercie chaleureusement la France d’avoir libéré la Kabylie du joug turc et de l’ignorance (par l’école, “meilleur instrument de progrès et de civilisation”), puis exalte le sacrifice volontaire des Kabyles reconnaissants pour la défendre à Charleroi, la Marne, Verdun. Mais il envisager dans le long terme une persistance de l’identité berbère plus durable que la souveraineté française : “ Le terreau berbère est encore aussi riche et fertile qu’à l’époque de Rome ; que la France défriche et sème dru, la récolte n’en sera que plus belle ! L’avenir est plein de promesses, si l’on pense que la Berbérie a été de tout temps le berceau de régénération pour les civilisations du passé. L’Europe épuisée, et le foyer de lumière déplacé, l’avenir reste à l’Afrique, où de futurs Etats-Unis ne tarderont pas à se former. Cette Afrique du Nord, réservoir d’énergie et d’intelligence, peut, dans cet avenir éventuel, jouer un beau rôle. Le Berbère soutenu, guidé, suivant l’esprit traditionnel de sa race, pourra porter haut et loin le drapeau du progrès et de la civilisation” [5]. Plus que d’un berbérisme pro-colonial, il s’agit là d’un berbérisme authentique, patriotique et universaliste.
Le deuxième exemple est celui d’Augustin-Belkacem Ibazizen, fils d’instituteur kabyle. Son grand-père avait été le premier chef de famille des Aït-Yenni à promettre d’envoyer ses enfants à l’école d’Aït-Larba, avant les Naroun et les Mameri... Deux de ses fils devinrent instituteurs, et sept de ses petits-fils en firent autant. Le jeune Belkacem entra au collège, s’engagea volontairement comme sous-lieutenant pour défendre la France en 1918, fit ses études de droit à Paris pour devenir avocat, se convertit au catholicisme, exerça son métier en Algérie et milita dans les Croix de feu, au PSF puis au MRP : nommé au Conseil d’Etat par le général de Gaulle, il y termina sa carrière. Dans son premier livre de souvenirs, Le pont de Bereq’Mouch, ou Le bond de mille ans [6], il disait s’être toujours senti étranger à l’Orient et chez lui en Europe, et rejetait tout sentiment d’aliénation. Il affirmait ne pas avoir perdu son identité, mais l’avoir “épurée de sa gangue première et débarrassée des scories accumulées par la longue nuit kabyle des siècles obscurs du Maghreb” : “je me suis toujours senti d’Occident et j’ai toujours pensé que ma Kabylie natale en était également malgré les décalages, les malentendus et les frustrations de l’histoire”. C’est dans les tendances les plus profondes de son peuple qu’il trouvait l’origine de sa réceptivité à tout ce qui venait de l’Occident incarné par la France : “L’histoire ancienne de notre pays et la géopolitique attestent que les Berbères, premiers occupants de l’Afrique du Nord, installés depuis trois ou quatre mille ans, appartenaient à la “civilisation de l’olivier”. Ils étaient bel et bien des Méditerranéens d’Occident”.
Guy Pervillé
Cette communication a été présentée le 24 avril 2004 lors du colloque organisé à la Casa de Velasquez (Madrid) sur le thème "Historiographie du Maghreb. Historiographie berbère de l’Antiquité à nos jours" par Jacques Alexandropoulos et Christophe Picard, professeurs à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Ce colloque n’a malheureusement pas pu être publié.
Supposer que les auteurs coloniaux français ont transmis au moins partiellement aux intellectuels algériens le savoir qu’ils avaient élaboré sur les Berbères est une hypothèse si vraisemblable que tenter de la vérifier reviendrait à enfoncer une porte ouverte. Mais il est plus intéressant de chercher à savoir dans quelle mesure les intellectuels algériens ont reçu et admis le berbérisme, c’est-à-dire une interprétation idéologique de l’histoire du Maghreb faisant de la permanence d’une identité berbère la clé de cette histoire, pour en tirer des conséquences politiques. Il convient en effet de distinguer le fait berbère (c’est-à-dire l’existence de populations définies par une langue spécifique véhiculant une culture particulière), et le mythe berbère dont les auteurs coloniaux avaient tiré la justification d’une politique visant à séparer les Berbères des Arabes pour rapprocher les premiers des colonisateurs français.
Le berbérisme colonial
Le fait berbère est connu par des sources historiographiques romaines, byzantines, puis arabes, et par des observations ethnographiques multipliées par des militaires et des civils depuis le début de la conquête de l’Algérie. Le mythe berbère est une interprétation idéologique de ce fait par les auteurs coloniaux qui ont distingué et opposé les populations berbérophones et arabophones (considérées comme des “races” différentes), en valorisant les premières par rapport aux secondes. Cette valorisation des Berbères se faisait en les rapprochant de l’Occident européen, par l’affirmation d’une communauté d’origine et de “race”, garante de vertus héréditaires communes à des peuples également sédentaires, travailleurs, économes et démocrates. Cet atavisme commun, complété à l’époque romaine par les apports culturels de la romanisation et de la christianisation, avait créé autour de la Méditerranée occidentale une communauté de civilisation que la conquête arabe et l’islamisation avaient brisée ; la colonisation française contemporaine pouvait espérer la ressusciter, en commençant par rendre les Berbères à leur identité naturelle occidentale.
Mais cette valorisation des Berbères occidentaux par rapport aux Arabes orientaux n’empêchait pas leur dévalorisation par rapport à la civilisation beaucoup plus avancée de l’Europe. Les Berbères étaient considérés, conformément à l’étymologie vraisemblable de leur nom, comme des barbares, “ les traînards de la race blanche” , caractérisés par une “inaptitude congénitale à l’indépendance”. Selon le géographe Emile-Félix Gautier, auteur des Siècles obscurs du Maghreb, les caractères naturels d’un pays prédestiné par sa géographie à servir de cadre à l’affrontement perpétuel des sédentaires et des nomades expliqueraient l’incapacité des Berbères à construire des Etats durables et de grandes civilisations, et justifieraient la colonisation européenne comme une rédemption. Cette vision idéologique a inspiré une politique kabyle [1] en Algérie, puis une politique berbère au Maroc [2], mais ni l’une ni l’autre ne sont allées au-delà des déclarations d’intentions et ne purent arrêter l’essor du nationalisme anticolonial.
Les idées que nous venons de résumer avaient été critiquées avec prudence par Charles-André Julien dans une digression de son Histoire de l’Afrique du Nord, intitulée “une histoire de tribus” [3]. Elles furent beaucoup plus sévèrement dénoncées après la décolonisation par deux auteurs qui préconisaient de réécrire cette histoire dans sa propre perspective : le militant algérien Mohammed Chérif Sahli dans son pamphlet Décoloniser l’histoire (Paris, Maspero, 1965), et l’historien marocain Abdallah Laroui dans son ouvrage L’histoire du Maghreb, un essai de synthèse (même éditeur, 1970).
Le berbérisme des intellectuels colonisés
Y-a-t-il eu transmission du berbérisme colonial aux intellectuels des peuples colonisés ? Il vaut mieux distinguer plusieurs types de “berbérisme”, dans la mesure où le savoir colonial sur les Berbères a servi de matériaux à plusieurs interprétations distinctes de l’histoire du Maghreb.
Le berbérisme pro-colonial, ou occidentaliste, peut être défini comme l’intériorisation des thèmes idéologiques coloniaux par des intellectuels “indigènes” profondément marqués par l’enseignement français. Trois exemples peuvent être signalés.
Le premier est celui de Si Amar Boulifa (1865-1931), l’auteur de la première histoire de la Grande Kabylie écrite en français par un Kabyle, Le Djurdjura à travers l’histoire, parue à Alger en 1925 [4]. Son oncle, issu d’une famille maraboutique des Aït-Iraten, secrétaire au bureau arabe de Fort National, avait été le principal informateur de Hanoteau et Letourneux pour leur enquête sur les coutumes kabyles. Le jeune Amar fut envoyé à la première école indigène dès 1873, puis à l’Ecole normale d’instituteurs de la Bouzaréah. Il enseigna la langue kabyle dans cette école, puis à partir de 1901 à l’Ecole supérieure des lettres d’Alger (devenue Faculté des Lettres en 1909) auprès du professeur René Basset. Dès 1905, après un voyage d’étude au Maroc, il fut reconnu comme un chercheur de niveau international. Modèle de promotion culturelle et sociale dans l’Algérie coloniale, il combina dans son grand ouvrage les sources antiques et musulmanes, les travaux des officiers des Bureaux arabes comme Carette, d’auteurs français tels qu’Ernest Renan, Emile Masqueray, René Maunier, et ses propres enquêtes de terrain sur les traditions kabyles. Sa conclusion atteste à la fois son adhésion à la cause française et sa fidélité à l’identité berbère de son peuple. Il remercie chaleureusement la France d’avoir libéré la Kabylie du joug turc et de l’ignorance (par l’école, “meilleur instrument de progrès et de civilisation”), puis exalte le sacrifice volontaire des Kabyles reconnaissants pour la défendre à Charleroi, la Marne, Verdun. Mais il envisager dans le long terme une persistance de l’identité berbère plus durable que la souveraineté française : “ Le terreau berbère est encore aussi riche et fertile qu’à l’époque de Rome ; que la France défriche et sème dru, la récolte n’en sera que plus belle ! L’avenir est plein de promesses, si l’on pense que la Berbérie a été de tout temps le berceau de régénération pour les civilisations du passé. L’Europe épuisée, et le foyer de lumière déplacé, l’avenir reste à l’Afrique, où de futurs Etats-Unis ne tarderont pas à se former. Cette Afrique du Nord, réservoir d’énergie et d’intelligence, peut, dans cet avenir éventuel, jouer un beau rôle. Le Berbère soutenu, guidé, suivant l’esprit traditionnel de sa race, pourra porter haut et loin le drapeau du progrès et de la civilisation” [5]. Plus que d’un berbérisme pro-colonial, il s’agit là d’un berbérisme authentique, patriotique et universaliste.
Le deuxième exemple est celui d’Augustin-Belkacem Ibazizen, fils d’instituteur kabyle. Son grand-père avait été le premier chef de famille des Aït-Yenni à promettre d’envoyer ses enfants à l’école d’Aït-Larba, avant les Naroun et les Mameri... Deux de ses fils devinrent instituteurs, et sept de ses petits-fils en firent autant. Le jeune Belkacem entra au collège, s’engagea volontairement comme sous-lieutenant pour défendre la France en 1918, fit ses études de droit à Paris pour devenir avocat, se convertit au catholicisme, exerça son métier en Algérie et milita dans les Croix de feu, au PSF puis au MRP : nommé au Conseil d’Etat par le général de Gaulle, il y termina sa carrière. Dans son premier livre de souvenirs, Le pont de Bereq’Mouch, ou Le bond de mille ans [6], il disait s’être toujours senti étranger à l’Orient et chez lui en Europe, et rejetait tout sentiment d’aliénation. Il affirmait ne pas avoir perdu son identité, mais l’avoir “épurée de sa gangue première et débarrassée des scories accumulées par la longue nuit kabyle des siècles obscurs du Maghreb” : “je me suis toujours senti d’Occident et j’ai toujours pensé que ma Kabylie natale en était également malgré les décalages, les malentendus et les frustrations de l’histoire”. C’est dans les tendances les plus profondes de son peuple qu’il trouvait l’origine de sa réceptivité à tout ce qui venait de l’Occident incarné par la France : “L’histoire ancienne de notre pays et la géopolitique attestent que les Berbères, premiers occupants de l’Afrique du Nord, installés depuis trois ou quatre mille ans, appartenaient à la “civilisation de l’olivier”. Ils étaient bel et bien des Méditerranéens d’Occident”.
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