L’histoire des étudiants algériens musulmans de formation française est très paradoxale. A priori, il s’agissait d’une élite intellectuelle, ayant la capacité de jouer le rôle de classe dirigeante de la société musulmane algérienne et de parler en son nom. Mais son appartenance à une société dominée par la colonisation française rendait problématique son accession au rôle de vraie classe dirigeante, accaparé par l’élite de la colonie française. Issue de catégories relativement privilégiées de la société “indigène” qui avaient accepté de collaborer avec le pouvoir colonial, ils n’appartenaient pas nécessairement aux couches les plus favorisées de cette société.
Au contraire, si nous devons croire Ferhat Abbas, ils se présentaient volontiers comme des « fils de pauvres paysans » et des exemples de promotion par le travail, « de pauvres gens issus de rien on ne sait comment ». Mais cette idée quelque peu étonnante est à relativiser. On peut admettre que la conquête coloniale a provoqué une certaine redistribution des rôles entre les anciennes familles dirigeantes qui avaient refusé toute collaboration avec les vainqueurs et d’autres familles, à l’origine moins favorisées, mais l’idée d’une promotion généralisée des plus pauvres à la place des plus riches ne peut pas être acceptée sans examen ; et un lecteur de ma thèse sur les étudiants algériens [1], apparemment bien informé, estime au contraire que la plupart de leurs familles n’étaient pas issues de rien [2].
Mais cette opinion paradoxale, exprimée notamment par Ferhat Abbas, était une réaction contre un mythe inverse, celui d’une « fausse élite » ayant trahi son peuple. Mythe popularisé par le leader populiste Messali Hadj, suivant lequel la « trahison » du peuple algérien par cette « fausse élite » égoïste avait abouti à la création d’un vrai mouvement national par de vrais « fils du peuple », contrairement aux mouvements nationaux tunisien et marocain qui étaient bien issus des classes dirigeantes de leur pays. Pourtant cette interprétation populiste et anti-élitiste de la formation du mouvement national algérien était elle aussi critiquable. En effet, le mouvement national prolétarien fondé en 1926 par les communistes sous le nom d’Etoile nord-africaine, et orienté vers un nationalisme musulman par Messali Hadj, n’était pas non plus l’expression du « peuple » algérien en grande majorité misérable et illettré : Messali Hadj savait très bien lire et écrire en français, et il n’était pas seul dans son cas. Ces militants prolétariens cherchant leur subsistance en France n’en avaient pas moins un niveau d’instruction (en français ou en arabe) très supérieur à la moyenne de leur peuple illettré, avec lequel on ne pouvait les confondre [3].
En réalité, on peut interpréter le phénomène dénoncé par Messali Hadj comme une lutte entre plusieurs couches sociales inégalement favorisées pour représenter leur peuple et pour parler en son nom. Au lieu d’une seule élite de la société algérienne musulmane, nous pouvons donc en distinguer trois : - l’élite francophone ayant eu accès à l’enseignement secondaire et supérieur français en Algérie ou même en France ; - l’élite arabophone, formée dans des universités arabo-musulmanes traditionnelles en Tunisie (Zitouna de Tunis), au Maroc (Qarawiyine de Fez), en Egypte (Al Azhar du Caire) et dans tout l’Orient arabe, regroupée à partir de 1931 dans l’Association des Oulémas musulmans algériens par le cheikh Ben Badis ; et enfin l’élite ou « avant-garde » prolétarienne, ayant le plus souvent une formation primaire en français ou en arabe, et regroupée dans l’Etoile nord-africaine par Messali Hadj et ses camarades. On observe un ralliement progressif, accéléré à partir de 1936, des nouvelles générations de l’élite francophone et de l’élite arabophone à l’élite populaire. A tel point qu’à partir de 1939, Messali Hadj étant emprisonné ou interné pour toute la durée de la Deuxième guerre mondiale, sa succession fut assumée à la tête du Parti du peuple algérien (PPA) clandestin par l’étudiant puis docteur en médecine Lamine Debaghine. Le nationalisme algérien a donc assez vite commencé à perdre sa particularité sociale « prolétarienne » (que Messali a néanmoins persisté à valoriser) et à se rapprocher de la composition plus élitiste des mouvements nationaux tunisien et marocain [4]. En réalité, le nationalisme algérien ne fait pas totalement exception au schéma général des mouvements nationaux élaborés par des élites dirigeantes, qui a été élaboré à partir des exemples des nations d’Europe centrale. Comme l’a démontré l’anthropologue Ernest Gellner, dans son livre Nations et nationalismes, « c’est le nationalisme qui crée les nations et non pas le contraire ». Et son idéologie inverse la réalité : « elle prétend défendre la culture populaire alors qu’en fait elle forge une haute culture ; elle prétend protéger une société populaire ancienne alors qu’elle contribue à construire une société de masse anonyme » [5]. Le nationalisme algérien ne fait donc pas vraiment exception.
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Au contraire, si nous devons croire Ferhat Abbas, ils se présentaient volontiers comme des « fils de pauvres paysans » et des exemples de promotion par le travail, « de pauvres gens issus de rien on ne sait comment ». Mais cette idée quelque peu étonnante est à relativiser. On peut admettre que la conquête coloniale a provoqué une certaine redistribution des rôles entre les anciennes familles dirigeantes qui avaient refusé toute collaboration avec les vainqueurs et d’autres familles, à l’origine moins favorisées, mais l’idée d’une promotion généralisée des plus pauvres à la place des plus riches ne peut pas être acceptée sans examen ; et un lecteur de ma thèse sur les étudiants algériens [1], apparemment bien informé, estime au contraire que la plupart de leurs familles n’étaient pas issues de rien [2].
Mais cette opinion paradoxale, exprimée notamment par Ferhat Abbas, était une réaction contre un mythe inverse, celui d’une « fausse élite » ayant trahi son peuple. Mythe popularisé par le leader populiste Messali Hadj, suivant lequel la « trahison » du peuple algérien par cette « fausse élite » égoïste avait abouti à la création d’un vrai mouvement national par de vrais « fils du peuple », contrairement aux mouvements nationaux tunisien et marocain qui étaient bien issus des classes dirigeantes de leur pays. Pourtant cette interprétation populiste et anti-élitiste de la formation du mouvement national algérien était elle aussi critiquable. En effet, le mouvement national prolétarien fondé en 1926 par les communistes sous le nom d’Etoile nord-africaine, et orienté vers un nationalisme musulman par Messali Hadj, n’était pas non plus l’expression du « peuple » algérien en grande majorité misérable et illettré : Messali Hadj savait très bien lire et écrire en français, et il n’était pas seul dans son cas. Ces militants prolétariens cherchant leur subsistance en France n’en avaient pas moins un niveau d’instruction (en français ou en arabe) très supérieur à la moyenne de leur peuple illettré, avec lequel on ne pouvait les confondre [3].
En réalité, on peut interpréter le phénomène dénoncé par Messali Hadj comme une lutte entre plusieurs couches sociales inégalement favorisées pour représenter leur peuple et pour parler en son nom. Au lieu d’une seule élite de la société algérienne musulmane, nous pouvons donc en distinguer trois : - l’élite francophone ayant eu accès à l’enseignement secondaire et supérieur français en Algérie ou même en France ; - l’élite arabophone, formée dans des universités arabo-musulmanes traditionnelles en Tunisie (Zitouna de Tunis), au Maroc (Qarawiyine de Fez), en Egypte (Al Azhar du Caire) et dans tout l’Orient arabe, regroupée à partir de 1931 dans l’Association des Oulémas musulmans algériens par le cheikh Ben Badis ; et enfin l’élite ou « avant-garde » prolétarienne, ayant le plus souvent une formation primaire en français ou en arabe, et regroupée dans l’Etoile nord-africaine par Messali Hadj et ses camarades. On observe un ralliement progressif, accéléré à partir de 1936, des nouvelles générations de l’élite francophone et de l’élite arabophone à l’élite populaire. A tel point qu’à partir de 1939, Messali Hadj étant emprisonné ou interné pour toute la durée de la Deuxième guerre mondiale, sa succession fut assumée à la tête du Parti du peuple algérien (PPA) clandestin par l’étudiant puis docteur en médecine Lamine Debaghine. Le nationalisme algérien a donc assez vite commencé à perdre sa particularité sociale « prolétarienne » (que Messali a néanmoins persisté à valoriser) et à se rapprocher de la composition plus élitiste des mouvements nationaux tunisien et marocain [4]. En réalité, le nationalisme algérien ne fait pas totalement exception au schéma général des mouvements nationaux élaborés par des élites dirigeantes, qui a été élaboré à partir des exemples des nations d’Europe centrale. Comme l’a démontré l’anthropologue Ernest Gellner, dans son livre Nations et nationalismes, « c’est le nationalisme qui crée les nations et non pas le contraire ». Et son idéologie inverse la réalité : « elle prétend défendre la culture populaire alors qu’en fait elle forge une haute culture ; elle prétend protéger une société populaire ancienne alors qu’elle contribue à construire une société de masse anonyme » [5]. Le nationalisme algérien ne fait donc pas vraiment exception.
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