Le débat sur le rôle de la Syrie dans les conflits multiples qui enflamment le Moyen Orient, ainsi que la manière dont on pourrait l’inciter à changer de politique, sont au cœur des préoccupations des chancelleries internationales. Dans mon intervention, je vais tenter de relever les éléments qui me semblent indispensables pour comprendre cette politique et les perspectives de son éventuelle mutation, dans le contexte actuel de l’évolution de l’ensemble de la situation du Moyen Orient.
Il est en effet impossible de comprendre les choix et les processus politiques conflictuels qui ont conduit Damas dans la situation où elle se trouve aujourd’hui, sans prendre en considération trois éléments : la nature du régime sociopolitique et de son rapport à son peuple ; la dégradation des relations interarabes avec pour conséquence l’éclatement de l’axe Riad-Le Caire-Damas sur lequel s’est fondée l’entente au Machrek, Liban compris, depuis 1990 ; le bouleversement de la conjoncture internationale dû à la mise en place de la nouvelle politique américaine, unilatérale et résolument interventionniste, de l’Administration Georges W. Bush, après les attentats de 11 septembre 2001, avec pour conséquence la neutralisation de l’Europe. C’est cet ensemble de facteurs, nationaux, régionaux et internationaux qui explique la triple crise dans laquelle se débat le régime syrien, et qui apparaît sans issue, même si les revers américains en Irak viennent réduire pour le moment ses effets négatifs.
La première dimension de cette crise est interne. Elle désigne la rupture évidente entre un régime qui plonge dans l’anarchie, la corruption et l’illégalité, et une société neutralisée, voire terrorisée et abandonnée à son sort. La trahison des espoirs soulevés par la nomination à la tête de l’Etat d’un jeune médecin, manifestant sa volonté de se rapprocher du peuple, de corriger les erreurs passées et de réformer le système maintenu en place grâce à la Loi martiale appliquée sans interruption depuis son instauration en 1963, démoralise toute une nation, la rejetant dans le doute et la désespérance. En effet, rien ne va plus lorsqu’un régime politique rompt avec sa société, ne veut plus communiquer ou dialoguer avec son peuple. On pourra revenir plus tard à cet aspect de la situation, si vous le voulez. C’est très important pour comprendre la réaction du pouvoir aux événements extérieurs ainsi que ses choix de politiques régionales et internationales. Mais je ne pense pas que ce soit le sujet de notre débat pour ce soir.
La deuxième dimension de la crise concerne les rapports du régime syrien avec son environnement régional. Hafez Assad, le père de l’actuel président, a inauguré une politique pragmatique fondée sur l’établissement de bonnes relations avec toutes les puissances régionales et internationales, susceptibles de le servir dans la réalisation de ses objectifs. En essayant d’agir sur la marge de leurs stratégies respectives, il a accumulé toutes les cartes qui lui étaient nécessaires pour élargir sa marge de manœuvre et renforcer l’autonomie de sa décision. Il a ainsi réussi le tour de force de s’assurer le soutien de l’Iran islamiste révolutionnaire et les appuis des régimes arabes conservateurs de Riad et du Caire. Par cette realpolitik, H. Assad a donné à la Syrie, qui a été pendant longtemps un enjeu des luttes d’influences internationales, comme l’avait bien décrit Patrick Seale, ici présent dans un ouvrage devenu référence intitulé « Lutte pour la Syrie », les moyens de devenir un centre d’initiative et un principal acteur régional alors que la Syrie. Il avait un véritable sens de la politique pragmatique qui ne connait ni aveuglement idéologique ni attachement à des amitiés ou alliances éternelles. Le renforcement de ses relations avec l’ex-Union soviétique ne l’a pas empêché de courtiser les Américains et de maintenir de bons rapports avec eux. C’est avec leur soutien, et en accord avec Washington qu’il a pris la décision d’intervenir militairement au Liban en 1976, contre l’avis des Soviétiques.
Hélas, son successeur n’a pas cette habilité qu’avait son père de marcher sur des fils tendus et de jouer sur les contradictions entre les puissances pour maintenir son autonomie de décision. Il a été obligé très vite d’abandonner ce jeu d’équilibrisme pour choisir son camp, ou plutôt pour se trouver accolé, après avoir rompu avec les capitales arabes et occidentales, à s’aligner sur la position de la seule puissance régionale qui accepte de le soutenir, après son trait militaire du Liban, à savoir l’Iran de Ahmadinéjade, substituant à l’axe traditionnel Riad-Le Caire-Damas le nouvel axe Téhéran-Damas-Hizbollah, et par conséquent, faisant l’unanimité du camp conservateur arabe et du bloc occidental contre lui. En effet, ses anciens alliés arabes, les Egyptiens, les Saoudiens, les pays du Golfe surtout, sont aujourd’hui très inquiets de la mise en place de cette alliance stratégique entre Damas et Téhéran.
Je viens de participer, il y a trois jours, à un colloque international à Abou Dhabi sur le nucléaire iranien. Il est très significatif de constater que tous les représentants des pays du Golfe sont acquis à la position américaine. Ils pensent qu’ils n’ont pas d’autre solution que de coopérer avec les Américains pour faire face à cet axe dangereux, sans écarter l’hypothèse d’une option militaire, alors que l’ensemble ou la majorité des représentants des autres pays arabes – Egyptiens, Marocains, Algériens, Syriens, etc.… étaient favorables plutôt au dialogue avec les Iraniens. Cet alignement de Damas sur la position iranienne, fait en réalité très peur aux régimes arabes qui craignent la montée en puissance de l’Iran et ses conséquences sur la stabilité des systèmes politiques en place comme de la région. Il explique l’isolement croissant dans lequel se trouve la Syrie aujourd’hui dans son environnement arabe qui l’a tant protégé contre l’agressivité israélienne et les pressions américaines. Loin de l’aider à sortir de son isolement, l’alliance avec Téhéran l’enfonce plus dans l’irrédentisme et favorise la création d’une coalition arabo-occidentale contre elle.
La troisième dimension de la crise que connaît aujourd’hui le régime syrien, et le pays lui-même, concerne ses relations internationales et particulièrement avec l’Europe et les Etats-Unis. Et je pense que c’est le sujet qui doit constituer l’axe de notre réflexion ce soir.
Il n’y a pas de doute que les bouleversements qui ont suivi la chute de l’ex-union soviétique et la guerre froide, puis les attentats tragiques de 11 septembre 2001, ont joué un grand rôle dans la dégradation des relations syro-occidentales, en particulier syro-américaines. Mais le processus d’adaptation à la nouvelle donne a été déclenché, avec succès, par H. el Assad, depuis le milieu des années 1990. C’est ainsi que, malgré l’opposition de la majorité de l’opinion publique, voire de son propre équipe gouvernementale, H. el Assad n’a pas hésité à envoyer en 1991 ses troupes se battre à côté des troupes américaines, au sein de la coalition internationale pour chasser les troupes irakiennes du Koweït. Réalisant le changement de la donne stratégique, il entre dans des négociations de paix avec les Israéliens dans le cadre de la Conférence de Madrid, abandonnant d’emblée sa doctrine de la parité stratégique avec Israël, qui est censée lui permettre de récupérer le Golan par la force. Par ce même souci d’adaptation à la nouvelle situation, Assad a cherché également à signer un accord de partenariat avec l’Europe, après un long refus, dans l’espoir de faire de la France et de l’Union Européenne, un allié stratégique dans la lutte contre l’hégémonisme américaine. Ainsi, s’est-il déplacé, malgré sa maladie, à Paris pour sceller les liens d’amitié et d’alliance. L’année suivante, Bachar el Assad, a été invité en visite officielle en France. La manière dont il a été reçu par les responsables français, le président de la république en particulier, a montré sans ambigüité que la France a été pour la succession de Bachar el Assad à son père. Bachar a encore été deux fois invité par l’Elysée, depuis son accession au pouvoir, et la France n’a ménagé aucun effort pour montrer son soutien au nouveau régime. Comptant sur ses relations avec le nouveau président pour maintenir ses positions au Moyen Orient, menacées par l’offensive américaine dans le Golfe, Paris prend en charge les dossiers les plus urgents de réforme et les équipes françaises travaillent sur les dossiers de la modernisation de l’Etat : administration, justice, finances etc.
Contrairement à certaines analyses, Bachar a commencé son mandat dans un environnement international très favorable. Il avait le soutien manifeste des grandes capitales européennes, Paris en tête, mais également des Etats-Unis d’Amérique. Madame Albright qui est venue représenter le président américain aux funérailles du père, n’a pas caché la préférence de Washington pour la candidature de Bachar. Toutes ces parties ont pensé qu’il représenterait la meilleure solution pour une transition pacifique et progressive épargnant la Syrie les risques de la déstabilisation.
Que s’est-il passé, pour qu’il y ait une rupture entre la Syrie et le bloc euro-américain, après de nombreuses décennies de coopération et de concertation ? Comment Paris et Washington sont arrivés à voir dans le régime de Bachar Assad un ennemi à abattre après avoir été acclamé comme modèle des nouveaux leaders arabes réformateurs et modernisateurs ? Quels sont les erreurs que les antagonistes ont commises pour conduire les relations syro-occidentales à une rupture qui reste, malgré le début de dialogue, loin d’être surmontée. Je ne pense pas que la crise des relations syro-occidentales actuelle était nécessaire ou inéluctable. Au contraire, elle est le résultat d’une accumulation d’erreurs qu’on aurait pu très bien corriger, s’il y avait, de part et d’autre, une volonté de dialogue et de compréhension.
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... suite ....
Il est en effet impossible de comprendre les choix et les processus politiques conflictuels qui ont conduit Damas dans la situation où elle se trouve aujourd’hui, sans prendre en considération trois éléments : la nature du régime sociopolitique et de son rapport à son peuple ; la dégradation des relations interarabes avec pour conséquence l’éclatement de l’axe Riad-Le Caire-Damas sur lequel s’est fondée l’entente au Machrek, Liban compris, depuis 1990 ; le bouleversement de la conjoncture internationale dû à la mise en place de la nouvelle politique américaine, unilatérale et résolument interventionniste, de l’Administration Georges W. Bush, après les attentats de 11 septembre 2001, avec pour conséquence la neutralisation de l’Europe. C’est cet ensemble de facteurs, nationaux, régionaux et internationaux qui explique la triple crise dans laquelle se débat le régime syrien, et qui apparaît sans issue, même si les revers américains en Irak viennent réduire pour le moment ses effets négatifs.
La première dimension de cette crise est interne. Elle désigne la rupture évidente entre un régime qui plonge dans l’anarchie, la corruption et l’illégalité, et une société neutralisée, voire terrorisée et abandonnée à son sort. La trahison des espoirs soulevés par la nomination à la tête de l’Etat d’un jeune médecin, manifestant sa volonté de se rapprocher du peuple, de corriger les erreurs passées et de réformer le système maintenu en place grâce à la Loi martiale appliquée sans interruption depuis son instauration en 1963, démoralise toute une nation, la rejetant dans le doute et la désespérance. En effet, rien ne va plus lorsqu’un régime politique rompt avec sa société, ne veut plus communiquer ou dialoguer avec son peuple. On pourra revenir plus tard à cet aspect de la situation, si vous le voulez. C’est très important pour comprendre la réaction du pouvoir aux événements extérieurs ainsi que ses choix de politiques régionales et internationales. Mais je ne pense pas que ce soit le sujet de notre débat pour ce soir.
La deuxième dimension de la crise concerne les rapports du régime syrien avec son environnement régional. Hafez Assad, le père de l’actuel président, a inauguré une politique pragmatique fondée sur l’établissement de bonnes relations avec toutes les puissances régionales et internationales, susceptibles de le servir dans la réalisation de ses objectifs. En essayant d’agir sur la marge de leurs stratégies respectives, il a accumulé toutes les cartes qui lui étaient nécessaires pour élargir sa marge de manœuvre et renforcer l’autonomie de sa décision. Il a ainsi réussi le tour de force de s’assurer le soutien de l’Iran islamiste révolutionnaire et les appuis des régimes arabes conservateurs de Riad et du Caire. Par cette realpolitik, H. Assad a donné à la Syrie, qui a été pendant longtemps un enjeu des luttes d’influences internationales, comme l’avait bien décrit Patrick Seale, ici présent dans un ouvrage devenu référence intitulé « Lutte pour la Syrie », les moyens de devenir un centre d’initiative et un principal acteur régional alors que la Syrie. Il avait un véritable sens de la politique pragmatique qui ne connait ni aveuglement idéologique ni attachement à des amitiés ou alliances éternelles. Le renforcement de ses relations avec l’ex-Union soviétique ne l’a pas empêché de courtiser les Américains et de maintenir de bons rapports avec eux. C’est avec leur soutien, et en accord avec Washington qu’il a pris la décision d’intervenir militairement au Liban en 1976, contre l’avis des Soviétiques.
Hélas, son successeur n’a pas cette habilité qu’avait son père de marcher sur des fils tendus et de jouer sur les contradictions entre les puissances pour maintenir son autonomie de décision. Il a été obligé très vite d’abandonner ce jeu d’équilibrisme pour choisir son camp, ou plutôt pour se trouver accolé, après avoir rompu avec les capitales arabes et occidentales, à s’aligner sur la position de la seule puissance régionale qui accepte de le soutenir, après son trait militaire du Liban, à savoir l’Iran de Ahmadinéjade, substituant à l’axe traditionnel Riad-Le Caire-Damas le nouvel axe Téhéran-Damas-Hizbollah, et par conséquent, faisant l’unanimité du camp conservateur arabe et du bloc occidental contre lui. En effet, ses anciens alliés arabes, les Egyptiens, les Saoudiens, les pays du Golfe surtout, sont aujourd’hui très inquiets de la mise en place de cette alliance stratégique entre Damas et Téhéran.
Je viens de participer, il y a trois jours, à un colloque international à Abou Dhabi sur le nucléaire iranien. Il est très significatif de constater que tous les représentants des pays du Golfe sont acquis à la position américaine. Ils pensent qu’ils n’ont pas d’autre solution que de coopérer avec les Américains pour faire face à cet axe dangereux, sans écarter l’hypothèse d’une option militaire, alors que l’ensemble ou la majorité des représentants des autres pays arabes – Egyptiens, Marocains, Algériens, Syriens, etc.… étaient favorables plutôt au dialogue avec les Iraniens. Cet alignement de Damas sur la position iranienne, fait en réalité très peur aux régimes arabes qui craignent la montée en puissance de l’Iran et ses conséquences sur la stabilité des systèmes politiques en place comme de la région. Il explique l’isolement croissant dans lequel se trouve la Syrie aujourd’hui dans son environnement arabe qui l’a tant protégé contre l’agressivité israélienne et les pressions américaines. Loin de l’aider à sortir de son isolement, l’alliance avec Téhéran l’enfonce plus dans l’irrédentisme et favorise la création d’une coalition arabo-occidentale contre elle.
La troisième dimension de la crise que connaît aujourd’hui le régime syrien, et le pays lui-même, concerne ses relations internationales et particulièrement avec l’Europe et les Etats-Unis. Et je pense que c’est le sujet qui doit constituer l’axe de notre réflexion ce soir.
Il n’y a pas de doute que les bouleversements qui ont suivi la chute de l’ex-union soviétique et la guerre froide, puis les attentats tragiques de 11 septembre 2001, ont joué un grand rôle dans la dégradation des relations syro-occidentales, en particulier syro-américaines. Mais le processus d’adaptation à la nouvelle donne a été déclenché, avec succès, par H. el Assad, depuis le milieu des années 1990. C’est ainsi que, malgré l’opposition de la majorité de l’opinion publique, voire de son propre équipe gouvernementale, H. el Assad n’a pas hésité à envoyer en 1991 ses troupes se battre à côté des troupes américaines, au sein de la coalition internationale pour chasser les troupes irakiennes du Koweït. Réalisant le changement de la donne stratégique, il entre dans des négociations de paix avec les Israéliens dans le cadre de la Conférence de Madrid, abandonnant d’emblée sa doctrine de la parité stratégique avec Israël, qui est censée lui permettre de récupérer le Golan par la force. Par ce même souci d’adaptation à la nouvelle situation, Assad a cherché également à signer un accord de partenariat avec l’Europe, après un long refus, dans l’espoir de faire de la France et de l’Union Européenne, un allié stratégique dans la lutte contre l’hégémonisme américaine. Ainsi, s’est-il déplacé, malgré sa maladie, à Paris pour sceller les liens d’amitié et d’alliance. L’année suivante, Bachar el Assad, a été invité en visite officielle en France. La manière dont il a été reçu par les responsables français, le président de la république en particulier, a montré sans ambigüité que la France a été pour la succession de Bachar el Assad à son père. Bachar a encore été deux fois invité par l’Elysée, depuis son accession au pouvoir, et la France n’a ménagé aucun effort pour montrer son soutien au nouveau régime. Comptant sur ses relations avec le nouveau président pour maintenir ses positions au Moyen Orient, menacées par l’offensive américaine dans le Golfe, Paris prend en charge les dossiers les plus urgents de réforme et les équipes françaises travaillent sur les dossiers de la modernisation de l’Etat : administration, justice, finances etc.
Contrairement à certaines analyses, Bachar a commencé son mandat dans un environnement international très favorable. Il avait le soutien manifeste des grandes capitales européennes, Paris en tête, mais également des Etats-Unis d’Amérique. Madame Albright qui est venue représenter le président américain aux funérailles du père, n’a pas caché la préférence de Washington pour la candidature de Bachar. Toutes ces parties ont pensé qu’il représenterait la meilleure solution pour une transition pacifique et progressive épargnant la Syrie les risques de la déstabilisation.
Que s’est-il passé, pour qu’il y ait une rupture entre la Syrie et le bloc euro-américain, après de nombreuses décennies de coopération et de concertation ? Comment Paris et Washington sont arrivés à voir dans le régime de Bachar Assad un ennemi à abattre après avoir été acclamé comme modèle des nouveaux leaders arabes réformateurs et modernisateurs ? Quels sont les erreurs que les antagonistes ont commises pour conduire les relations syro-occidentales à une rupture qui reste, malgré le début de dialogue, loin d’être surmontée. Je ne pense pas que la crise des relations syro-occidentales actuelle était nécessaire ou inéluctable. Au contraire, elle est le résultat d’une accumulation d’erreurs qu’on aurait pu très bien corriger, s’il y avait, de part et d’autre, une volonté de dialogue et de compréhension.
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