SECTEUR DE LA DÉFENSE, SOCIÉTÉS MILITAIRES PRIVÉES ET POUVOIR DE LA HAUTE FINANCE
Publié : 14 de août de 2010
Par Rémy HERRERA
(CNRS, France)*
Introduction
La défense est considérée comme la fonction régalienne de l’État par excellence. Depuis fort longtemps pourtant, la plupart des entreprises du complexe militaro-industriel sont, dans les pays du Nord (États-Unis et Europe), des firmes privées productrices de biens militaires pour le compte des armées nationales. Et ce sont également des « sociétés militaires privées » (private military companies ou PMCs dans le monde anglo-saxon) qui, de plus en plus souvent, fournissent à des États, à des institutions internationales, à des organisations non gouvernementales ou à d’autres entités privées (entreprises), des services techniques relatifs à la défense pour assister ou suppléer les forces armées gouvernementales. Il s’agit notamment de construction et de maintenance d’installations militaires, de protection de sites jugés stratégiques (par exemple, des gisements d’hydrocarbures), de logistique et d’organisation du ravitaillement en combustibles, en vivres, en matériels ou en munitions, d’entraînement de troupes, de simulation de combats et de formation, de renseignement, de relations publiques auprès de gouvernements et/ou de firmes transnationales… Les services privés fournis vont même jusqu’à la mise à disposition de personnel de sécurité spécialisé : consultants et conseillers militaires, gardes du corps, interrogateurs et interprètes, et même bataillons de commandos mercenaires qui participent directement aux combats – comme ce fut le cas dans les conflits du Kosovo et de Sierra Leone ou, aujourd’hui encore, en Colombie pour la lutte anti-insurrectionnelle contre les guérillas, mais surtout en Irak et en Afghanistan contre les « rebelles » résistant aux troupes d’occupation. L’élite de ces sociétés adhère à l’International Peace Operations Association (IPOA), organisation professionnelle à but non lucratif créée en avril 2001 pour représenter les plus grandes entreprises de sécurité. Elle compte à l’heure présente une vingtaine de membres, pour un secteur de plusieurs centaines de firmes au total. Maints gouvernements, en Afrique tout spécialement, ont fait remarquer qu’ils recourent à ces sociétés militaires privées parce que leurs interventions sont moins onéreuses que celles des forces d’interposition de l’ONU et, de surcroît, parce qu’elles seraient beaucoup plus efficaces. Au cours de la dernière décennie, le recours aux services de ces entreprises s’est ainsi généralisé. Aux États-Unis, les responsables de tous niveaux, qu’ils soient républicains ou démocrates, se sont empressés de faire sous-traiter le plus de tâches possible par le secteur privé. L’Irak est devenu le terrain d’action privilégié du nouveau « marché de la guerre par procuration ». Le présent article propose une réflexion, à la fois théorique et politique, sur les causes, les formes et les conséquences de l’essor actuel de ces sociétés militaires privées.
Si, en théorie, la défense nationale est un « bien public », pourquoi la privatise-t-on ?
La théorie économique est dominée à l’heure actuelle par le courant dit « néo-classique ». Son ambition est d’analyser tous les faits économiques à partir des comportements individuels. Dans ce corpus théorique, la défense nationale constitue un exemple type de ce que l’on appelle un « bien public », dont les caractéristiques justifient l’intervention de l’État. Les biens produits par le marché sont, par définition, à usage privatif. Les interdépendances entre les individus sont alors ordinairement « médiatisées » par le système des prix. Les biens publics se distinguent par le fait qu’ils font l’objet d’une consommation collective, qui n’est pas partagée, mais égale pour tous les individus et profitant simultanément à tous – sans exclusion de leur accès par les prix. Par nature, ces biens publics ne peuvent être produits et alloués par le marché, puisque les mécanismes de prix n’en assurent pas le rationnement. La théorie néo-classique admet donc que leur production puisse être confiée à l’État, lequel fournira ces biens à la collectivité en prélevant un impôt pour financer la dépense publique associée. Par conséquent, la justification de la production par le secteur public de tels biens collectifs réside dans l’incapacité du marché à l’assurer. Deux explications sont avancées à ce sujet. En premier lieu, si la consommation de ces biens n’est pas divisible, et si leur prix de marché est nul, aucune entreprise privée n’aura intérêt à les produire. En second lieu, l’impossibilité d’exclusion conduira les agents à ne pas révéler leurs préférences réelles, afin de minorer leurs contributions à payer. Sachant que l’État prélèvera un impôt pour financer la fourniture de ces biens, et que l’annonce de leurs besoins les amènerait à débourser davantage, les individus seront tentés de se comporter en « passager clandestin » (free rider) et de profiter des biens collectifs révélés – donc payés – par d’autres qu’eux-mêmes. Un biais de sous-estimation risque alors d’être introduit dans l’offre du bien public.
Les caractéristiques de la défense nationale la font entrer dans la catégorie des biens publics. L’offre de défense est, per se, indivisible – tout comme l’est, juridiquement, la nation à laquelle elle s’applique. Cette indivisibilité de l’offre – qui renvoie à la notion de rendements croissants, conduisant à des structures de marché monopolistiques et justifiant du point de vue néo-classique une immixtion de l’État – se double d’une indivisibilité d’usage. En effet, il n’est pas possible de réserver l’usage exclusif de ce bien à certains agents, dans la mesure où tout nouveau citoyen, bénéficiant d’un libre droit d’accès, ne peut pas se voir dénier cette protection. Chaque individu a vocation, automatiquement, à consommer ce bien, non pas que sa fourniture relève de sa propre décision, mais parce que la défense est à la disposition de l’ensemble de la collectivité, avec obligation d’usage. Ajouté à ceci, l’addition d’un agent supplémentaire ne modifie ni le coût de la défense nationale, ni la consommation des autres, puisque tous les citoyens consomment tout le bien, sans rivalité. Aussi les économistes néo-classiques admettent-ils l’intervention de l’État en matière militaire, pour des raisons qui ne sont pas tant politiques – qui tiendraient la défense pour une fonction régalienne – qu’économiques. En présence d’un tel bien public que les marchés sont incapables de produire et d’allouer par le système habituel des prix, l’État serait seul en mesure d’assurer l’optimalité de l’équilibre des marchés pour toute la société. Tels sont les termes du consensus académique existant aujourd’hui sur cette question au sein du courant dominant en sciences économiques.
Une difficulté majeure d’application de l’économie publique néo-classique au domaine de la défense provient cependant de ce qu’elle combine plusieurs types d’imperfections des marchés. En effet, pour que la dépense optimale de l’État pour ce bien public corresponde à un niveau qui permette à la disposition à payer des individus d’égaler le coût de sa fourniture, encore faut-il que la taille et la composition des budgets des administrations publiques soient connues par les consommateurs, en particulier les caractéristiques techniques et les charges budgétaires associées non seulement à la défense, mais aussi aux autres services publics. Or, à l’évidence, les agents rencontrent de sérieuses difficultés à accéder aux informations qui leur permettraient de mesurer l’impact des dépenses militaires, notamment sur leur bien-être individuel, ou même sur le niveau de sécurité du territoire national qui détermine, entre autres facteurs, l’utilité sociale de la défense. Ce problème d’« asymétrie d’information » – inévitable, car lié à la nature fréquemment confidentielle des données relatives aux activités militaires, perturbe donc les choix publics et les procédures d’allocation intra-budgétaire de ressources. Une difficulté supplémentaire découle du caractère atypique et dichotomique du bien public de défense : il accroît la sécurité – et par là même l’utilité sociale – du pays qui en est l’instigateur ; mais, dans le même temps, il a pour vocation, à l’échelle internationale, de réduire celle(s) des pays étrangers qui, dans une optique non coopérative, représenteraient des ennemis stratégiques potentiels. On comprend dès lors que, si la construction ou l’amélioration de grandes infrastructures civiles (transports, électrification, télécommunications, irrigation…) dans une région particulière peut profiter non seulement à ses propres habitants, mais aussi, parfois, à ceux de régions voisines – et ce, même à l’étranger –, qui bénéficient des externalités positives que ces réseaux engendrent, il en va tout autrement de la défense. Du point de vue économique, les conséquences positives générées par les dépenses militaires d’un pays sur sa sécurité nationale et sur son utilité sociale peuvent être globalement compensées (et au-delà) par les effets externes négatifs qu’elles provoquent pour les agents des pays étrangers.
Publié : 14 de août de 2010
Par Rémy HERRERA
(CNRS, France)*
Introduction
La défense est considérée comme la fonction régalienne de l’État par excellence. Depuis fort longtemps pourtant, la plupart des entreprises du complexe militaro-industriel sont, dans les pays du Nord (États-Unis et Europe), des firmes privées productrices de biens militaires pour le compte des armées nationales. Et ce sont également des « sociétés militaires privées » (private military companies ou PMCs dans le monde anglo-saxon) qui, de plus en plus souvent, fournissent à des États, à des institutions internationales, à des organisations non gouvernementales ou à d’autres entités privées (entreprises), des services techniques relatifs à la défense pour assister ou suppléer les forces armées gouvernementales. Il s’agit notamment de construction et de maintenance d’installations militaires, de protection de sites jugés stratégiques (par exemple, des gisements d’hydrocarbures), de logistique et d’organisation du ravitaillement en combustibles, en vivres, en matériels ou en munitions, d’entraînement de troupes, de simulation de combats et de formation, de renseignement, de relations publiques auprès de gouvernements et/ou de firmes transnationales… Les services privés fournis vont même jusqu’à la mise à disposition de personnel de sécurité spécialisé : consultants et conseillers militaires, gardes du corps, interrogateurs et interprètes, et même bataillons de commandos mercenaires qui participent directement aux combats – comme ce fut le cas dans les conflits du Kosovo et de Sierra Leone ou, aujourd’hui encore, en Colombie pour la lutte anti-insurrectionnelle contre les guérillas, mais surtout en Irak et en Afghanistan contre les « rebelles » résistant aux troupes d’occupation. L’élite de ces sociétés adhère à l’International Peace Operations Association (IPOA), organisation professionnelle à but non lucratif créée en avril 2001 pour représenter les plus grandes entreprises de sécurité. Elle compte à l’heure présente une vingtaine de membres, pour un secteur de plusieurs centaines de firmes au total. Maints gouvernements, en Afrique tout spécialement, ont fait remarquer qu’ils recourent à ces sociétés militaires privées parce que leurs interventions sont moins onéreuses que celles des forces d’interposition de l’ONU et, de surcroît, parce qu’elles seraient beaucoup plus efficaces. Au cours de la dernière décennie, le recours aux services de ces entreprises s’est ainsi généralisé. Aux États-Unis, les responsables de tous niveaux, qu’ils soient républicains ou démocrates, se sont empressés de faire sous-traiter le plus de tâches possible par le secteur privé. L’Irak est devenu le terrain d’action privilégié du nouveau « marché de la guerre par procuration ». Le présent article propose une réflexion, à la fois théorique et politique, sur les causes, les formes et les conséquences de l’essor actuel de ces sociétés militaires privées.
Si, en théorie, la défense nationale est un « bien public », pourquoi la privatise-t-on ?
La théorie économique est dominée à l’heure actuelle par le courant dit « néo-classique ». Son ambition est d’analyser tous les faits économiques à partir des comportements individuels. Dans ce corpus théorique, la défense nationale constitue un exemple type de ce que l’on appelle un « bien public », dont les caractéristiques justifient l’intervention de l’État. Les biens produits par le marché sont, par définition, à usage privatif. Les interdépendances entre les individus sont alors ordinairement « médiatisées » par le système des prix. Les biens publics se distinguent par le fait qu’ils font l’objet d’une consommation collective, qui n’est pas partagée, mais égale pour tous les individus et profitant simultanément à tous – sans exclusion de leur accès par les prix. Par nature, ces biens publics ne peuvent être produits et alloués par le marché, puisque les mécanismes de prix n’en assurent pas le rationnement. La théorie néo-classique admet donc que leur production puisse être confiée à l’État, lequel fournira ces biens à la collectivité en prélevant un impôt pour financer la dépense publique associée. Par conséquent, la justification de la production par le secteur public de tels biens collectifs réside dans l’incapacité du marché à l’assurer. Deux explications sont avancées à ce sujet. En premier lieu, si la consommation de ces biens n’est pas divisible, et si leur prix de marché est nul, aucune entreprise privée n’aura intérêt à les produire. En second lieu, l’impossibilité d’exclusion conduira les agents à ne pas révéler leurs préférences réelles, afin de minorer leurs contributions à payer. Sachant que l’État prélèvera un impôt pour financer la fourniture de ces biens, et que l’annonce de leurs besoins les amènerait à débourser davantage, les individus seront tentés de se comporter en « passager clandestin » (free rider) et de profiter des biens collectifs révélés – donc payés – par d’autres qu’eux-mêmes. Un biais de sous-estimation risque alors d’être introduit dans l’offre du bien public.
Les caractéristiques de la défense nationale la font entrer dans la catégorie des biens publics. L’offre de défense est, per se, indivisible – tout comme l’est, juridiquement, la nation à laquelle elle s’applique. Cette indivisibilité de l’offre – qui renvoie à la notion de rendements croissants, conduisant à des structures de marché monopolistiques et justifiant du point de vue néo-classique une immixtion de l’État – se double d’une indivisibilité d’usage. En effet, il n’est pas possible de réserver l’usage exclusif de ce bien à certains agents, dans la mesure où tout nouveau citoyen, bénéficiant d’un libre droit d’accès, ne peut pas se voir dénier cette protection. Chaque individu a vocation, automatiquement, à consommer ce bien, non pas que sa fourniture relève de sa propre décision, mais parce que la défense est à la disposition de l’ensemble de la collectivité, avec obligation d’usage. Ajouté à ceci, l’addition d’un agent supplémentaire ne modifie ni le coût de la défense nationale, ni la consommation des autres, puisque tous les citoyens consomment tout le bien, sans rivalité. Aussi les économistes néo-classiques admettent-ils l’intervention de l’État en matière militaire, pour des raisons qui ne sont pas tant politiques – qui tiendraient la défense pour une fonction régalienne – qu’économiques. En présence d’un tel bien public que les marchés sont incapables de produire et d’allouer par le système habituel des prix, l’État serait seul en mesure d’assurer l’optimalité de l’équilibre des marchés pour toute la société. Tels sont les termes du consensus académique existant aujourd’hui sur cette question au sein du courant dominant en sciences économiques.
Une difficulté majeure d’application de l’économie publique néo-classique au domaine de la défense provient cependant de ce qu’elle combine plusieurs types d’imperfections des marchés. En effet, pour que la dépense optimale de l’État pour ce bien public corresponde à un niveau qui permette à la disposition à payer des individus d’égaler le coût de sa fourniture, encore faut-il que la taille et la composition des budgets des administrations publiques soient connues par les consommateurs, en particulier les caractéristiques techniques et les charges budgétaires associées non seulement à la défense, mais aussi aux autres services publics. Or, à l’évidence, les agents rencontrent de sérieuses difficultés à accéder aux informations qui leur permettraient de mesurer l’impact des dépenses militaires, notamment sur leur bien-être individuel, ou même sur le niveau de sécurité du territoire national qui détermine, entre autres facteurs, l’utilité sociale de la défense. Ce problème d’« asymétrie d’information » – inévitable, car lié à la nature fréquemment confidentielle des données relatives aux activités militaires, perturbe donc les choix publics et les procédures d’allocation intra-budgétaire de ressources. Une difficulté supplémentaire découle du caractère atypique et dichotomique du bien public de défense : il accroît la sécurité – et par là même l’utilité sociale – du pays qui en est l’instigateur ; mais, dans le même temps, il a pour vocation, à l’échelle internationale, de réduire celle(s) des pays étrangers qui, dans une optique non coopérative, représenteraient des ennemis stratégiques potentiels. On comprend dès lors que, si la construction ou l’amélioration de grandes infrastructures civiles (transports, électrification, télécommunications, irrigation…) dans une région particulière peut profiter non seulement à ses propres habitants, mais aussi, parfois, à ceux de régions voisines – et ce, même à l’étranger –, qui bénéficient des externalités positives que ces réseaux engendrent, il en va tout autrement de la défense. Du point de vue économique, les conséquences positives générées par les dépenses militaires d’un pays sur sa sécurité nationale et sur son utilité sociale peuvent être globalement compensées (et au-delà) par les effets externes négatifs qu’elles provoquent pour les agents des pays étrangers.

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