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La puissance militaire passe sous la coupe de l'oligarchie financière

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  • La puissance militaire passe sous la coupe de l'oligarchie financière

    SECTEUR DE LA DÉFENSE, SOCIÉTÉS MILITAIRES PRIVÉES ET POUVOIR DE LA HAUTE FINANCE

    Publié : 14 de août de 2010
    Par Rémy HERRERA

    (CNRS, France)*

    Introduction


    La défense est considérée comme la fonction régalienne de l’État par excellence. Depuis fort longtemps pourtant, la plupart des entreprises du complexe militaro-industriel sont, dans les pays du Nord (États-Unis et Europe), des firmes privées productrices de biens militaires pour le compte des armées nationales. Et ce sont également des « sociétés militaires privées » (private military companies ou PMCs dans le monde anglo-saxon) qui, de plus en plus souvent, fournissent à des États, à des institutions internationales, à des organisations non gouvernementales ou à d’autres entités privées (entreprises), des services techniques relatifs à la défense pour assister ou suppléer les forces armées gouvernementales. Il s’agit notamment de construction et de maintenance d’installations militaires, de protection de sites jugés stratégiques (par exemple, des gisements d’hydrocarbures), de logistique et d’organisation du ravitaillement en combustibles, en vivres, en matériels ou en munitions, d’entraînement de troupes, de simulation de combats et de formation, de renseignement, de relations publiques auprès de gouvernements et/ou de firmes transnationales… Les services privés fournis vont même jusqu’à la mise à disposition de personnel de sécurité spécialisé : consultants et conseillers militaires, gardes du corps, interrogateurs et interprètes, et même bataillons de commandos mercenaires qui participent directement aux combats – comme ce fut le cas dans les conflits du Kosovo et de Sierra Leone ou, aujourd’hui encore, en Colombie pour la lutte anti-insurrectionnelle contre les guérillas, mais surtout en Irak et en Afghanistan contre les « rebelles » résistant aux troupes d’occupation. L’élite de ces sociétés adhère à l’International Peace Operations Association (IPOA), organisation professionnelle à but non lucratif créée en avril 2001 pour représenter les plus grandes entreprises de sécurité. Elle compte à l’heure présente une vingtaine de membres, pour un secteur de plusieurs centaines de firmes au total. Maints gouvernements, en Afrique tout spécialement, ont fait remarquer qu’ils recourent à ces sociétés militaires privées parce que leurs interventions sont moins onéreuses que celles des forces d’interposition de l’ONU et, de surcroît, parce qu’elles seraient beaucoup plus efficaces. Au cours de la dernière décennie, le recours aux services de ces entreprises s’est ainsi généralisé. Aux États-Unis, les responsables de tous niveaux, qu’ils soient républicains ou démocrates, se sont empressés de faire sous-traiter le plus de tâches possible par le secteur privé. L’Irak est devenu le terrain d’action privilégié du nouveau « marché de la guerre par procuration ». Le présent article propose une réflexion, à la fois théorique et politique, sur les causes, les formes et les conséquences de l’essor actuel de ces sociétés militaires privées.

    Si, en théorie, la défense nationale est un « bien public », pourquoi la privatise-t-on ?


    La théorie économique est dominée à l’heure actuelle par le courant dit « néo-classique ». Son ambition est d’analyser tous les faits économiques à partir des comportements individuels. Dans ce corpus théorique, la défense nationale constitue un exemple type de ce que l’on appelle un « bien public », dont les caractéristiques justifient l’intervention de l’État. Les biens produits par le marché sont, par définition, à usage privatif. Les interdépendances entre les individus sont alors ordinairement « médiatisées » par le système des prix. Les biens publics se distinguent par le fait qu’ils font l’objet d’une consommation collective, qui n’est pas partagée, mais égale pour tous les individus et profitant simultanément à tous – sans exclusion de leur accès par les prix. Par nature, ces biens publics ne peuvent être produits et alloués par le marché, puisque les mécanismes de prix n’en assurent pas le rationnement. La théorie néo-classique admet donc que leur production puisse être confiée à l’État, lequel fournira ces biens à la collectivité en prélevant un impôt pour financer la dépense publique associée. Par conséquent, la justification de la production par le secteur public de tels biens collectifs réside dans l’incapacité du marché à l’assurer. Deux explications sont avancées à ce sujet. En premier lieu, si la consommation de ces biens n’est pas divisible, et si leur prix de marché est nul, aucune entreprise privée n’aura intérêt à les produire. En second lieu, l’impossibilité d’exclusion conduira les agents à ne pas révéler leurs préférences réelles, afin de minorer leurs contributions à payer. Sachant que l’État prélèvera un impôt pour financer la fourniture de ces biens, et que l’annonce de leurs besoins les amènerait à débourser davantage, les individus seront tentés de se comporter en « passager clandestin » (free rider) et de profiter des biens collectifs révélés – donc payés – par d’autres qu’eux-mêmes. Un biais de sous-estimation risque alors d’être introduit dans l’offre du bien public.

    Les caractéristiques de la défense nationale la font entrer dans la catégorie des biens publics. L’offre de défense est, per se, indivisible – tout comme l’est, juridiquement, la nation à laquelle elle s’applique. Cette indivisibilité de l’offre – qui renvoie à la notion de rendements croissants, conduisant à des structures de marché monopolistiques et justifiant du point de vue néo-classique une immixtion de l’État – se double d’une indivisibilité d’usage. En effet, il n’est pas possible de réserver l’usage exclusif de ce bien à certains agents, dans la mesure où tout nouveau citoyen, bénéficiant d’un libre droit d’accès, ne peut pas se voir dénier cette protection. Chaque individu a vocation, automatiquement, à consommer ce bien, non pas que sa fourniture relève de sa propre décision, mais parce que la défense est à la disposition de l’ensemble de la collectivité, avec obligation d’usage. Ajouté à ceci, l’addition d’un agent supplémentaire ne modifie ni le coût de la défense nationale, ni la consommation des autres, puisque tous les citoyens consomment tout le bien, sans rivalité. Aussi les économistes néo-classiques admettent-ils l’intervention de l’État en matière militaire, pour des raisons qui ne sont pas tant politiques – qui tiendraient la défense pour une fonction régalienne – qu’économiques. En présence d’un tel bien public que les marchés sont incapables de produire et d’allouer par le système habituel des prix, l’État serait seul en mesure d’assurer l’optimalité de l’équilibre des marchés pour toute la société. Tels sont les termes du consensus académique existant aujourd’hui sur cette question au sein du courant dominant en sciences économiques.
    Une difficulté majeure d’application de l’économie publique néo-classique au domaine de la défense provient cependant de ce qu’elle combine plusieurs types d’imperfections des marchés. En effet, pour que la dépense optimale de l’État pour ce bien public corresponde à un niveau qui permette à la disposition à payer des individus d’égaler le coût de sa fourniture, encore faut-il que la taille et la composition des budgets des administrations publiques soient connues par les consommateurs, en particulier les caractéristiques techniques et les charges budgétaires associées non seulement à la défense, mais aussi aux autres services publics. Or, à l’évidence, les agents rencontrent de sérieuses difficultés à accéder aux informations qui leur permettraient de mesurer l’impact des dépenses militaires, notamment sur leur bien-être individuel, ou même sur le niveau de sécurité du territoire national qui détermine, entre autres facteurs, l’utilité sociale de la défense. Ce problème d’« asymétrie d’information » – inévitable, car lié à la nature fréquemment confidentielle des données relatives aux activités militaires, perturbe donc les choix publics et les procédures d’allocation intra-budgétaire de ressources. Une difficulté supplémentaire découle du caractère atypique et dichotomique du bien public de défense : il accroît la sécurité – et par là même l’utilité sociale – du pays qui en est l’instigateur ; mais, dans le même temps, il a pour vocation, à l’échelle internationale, de réduire celle(s) des pays étrangers qui, dans une optique non coopérative, représenteraient des ennemis stratégiques potentiels. On comprend dès lors que, si la construction ou l’amélioration de grandes infrastructures civiles (transports, électrification, télécommunications, irrigation…) dans une région particulière peut profiter non seulement à ses propres habitants, mais aussi, parfois, à ceux de régions voisines – et ce, même à l’étranger –, qui bénéficient des externalités positives que ces réseaux engendrent, il en va tout autrement de la défense. Du point de vue économique, les conséquences positives générées par les dépenses militaires d’un pays sur sa sécurité nationale et sur son utilité sociale peuvent être globalement compensées (et au-delà) par les effets externes négatifs qu’elles provoquent pour les agents des pays étrangers.
    Dernière modification par Gandhi, 05 septembre 2011, 11h52.
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    Face à ces multiples défaillances du marché, soulignées par la théorie néo-classique elle-même, l’école du Choix public (Public Choice) n’a eu de cesse d’affirmer que le fonctionnement des mécanismes de marché, même imparfaits, reste néanmoins systématiquement préférable aux défectuosités associées à l’intervention de l’État, lequel masque des préférences individuelles sous le discours de l’intérêt général. Les effets pervers dénoncés par ces auteurs – d’inspiration ultra-libérale – sont le plus souvent liés à des pratiques de prix considérées comme étant sous-optimales, à la non-appropriabilité privée des bénéfices (gênant la motivation et l’incitation managériales), aux inefficiences de comportements des administrations publiques (qui ne disposeraient pas des informations suffisantes pour contrôler efficacement les monopoles), aux risques de « dérive bureaucratique » ou aux abus de position dominante… Aussi ces économistes en viennent-ils à contester le caractère de bien public de la défense. Exemple : pourquoi un « consommateur-contribuable » habitant Washington D.C. ou Seattle devrait-il consentir à payer un impôt destiné à financer les moyens nécessaires à la protection de la frontière des États-Unis avec le Mexique ? Selon le raisonnement de ces auteurs, le fardeau fiscal correspondant devrait être supporté par les seuls habitants des États fédérés concernés : le Texas, le Nouveau Mexique, l’Arizona et la Californie. Sur la base de positions anti-étatiques pour le moins radicales, certains théoriciens « libertariens », comme David Friedman – le fils de Milton Friedman – sont même allés jusqu’à recommander la privatisation pure et simple de la défense nationale. D’après eux, celle-ci devrait être soumise aux lois de la concurrence, comme tout autre bien privé, sur un nouveau marché où des entreprises offriraient les biens et services jusque-là fournis par la puissance publique, et que les agents demandeurs auraient à sélectionner « librement » en fonction de leurs besoins de sécurité et des rapports qualité-prix. Bien qu’elle demeure très minoritaire dans les débats théoriques actuels – et que nombre de ses partisans, libertariens, soient opposés à la guerre, selon l’argument qu’elle reste encore une affaire d’État –, c’est paradoxalement cette analyse, ô combien provocatrice, qui a néanmoins fini par l’emporter dans la pratique politique.

    Il est vrai qu’à l’ère néo-libérale, la réactivation néo-classique de l’intervention de l’État tend le plus souvent à opérer par la négation de la nature de biens publics de composantes du patrimoine commun de l’humanité, comme le savoir, l’éducation ou les ressources naturelles. Les théoriciens du courant dominant ont fait le choix de les formaliser en tant que catégories de capital (capital-connaissances, capital humain, capital environnemental…) susceptibles d’être appropriées et rémunérées privativement. Dans ces conditions, l’État n’est mobilisé que pour accélérer leur accumulation privée, dans une logique exclusive du profit capitaliste. La théorie économique néo-classique, tout à fait compatible avec le projet politique néo-libéral, a ainsi entrepris de marchandiser les biens publics en recommandant des interventions étatiques visant à réguler les marchés au bénéfice des firmes transnationales contre les services publics. Tel est le cas des théories du capital humain, de la croissance ou du commerce international. Et face aux récentes crises financières de la mondialisation, les économistes néo-classiques les plus lucides ne réagirent d’ailleurs pas autrement. L’ancien économiste en chef de la Banque mondiale, Joseph Stiglitz, par exemple, n’a-t-il pas proposé, à la suite du spéculateur G. Soros et de l’ex-président de la Federal Reserve Bank des États-Unis A. Greenspan, de « réguler les flux financiers » ? Les auteurs néo-classiques soft de notre temps, tels Stiglitz, Sen, North, Krugman…, font donc florès sur un malentendu : ils ne parlent pas d’un État de bien-être ou présent dans la structure de propriété, mais qui reste, malgré les « réformes », toujours soumis à la haute finance. L’ultra-libéralisme, qui s’attaque sans bornes aux fonctions régaliennes de l’État, est réservé au Sud, mais pas au Nord – et certainement pas aux Etats-Unis d’Amérique. L’objectif ultime est ici d’assurer au capital mondialement dominant le contrôle du jeu, en préservant le système capitaliste central des dangers de l’ultra-libéralisme. Sans aller jusqu’à l’externalisation totale de la défense – comme dans certains pays en développement, qui ont délégué cette fonction à des forces militaires étrangères –, les sociétés militaires privées sont peu à peu devenues des acteurs incontournables du secteur militaire aux États-Unis. Car depuis les années 1980, la vague néo-libérale de la Reaganomics a sans cesse poussé à privatiser des services de défense : consulting, formation, soutien logistique…

    Origine et essor des sociétés militaires privées

    Dès le temps de l’agression états-unienne au Viêt-nam, des entreprises privées avaient été intégrées à l’effort de guerre impérialiste : Pacific Architects and Engineers pour les ouvrages d’infrastructures, DynCorp pour le transport de fret, Halliburton et Vinnell pour le support logistique, Lockheed Martin et General Dynamics pour la production d’armes… Le poids des firmes privées du complexe militaro-industriel dans la fabrication de matériels militaires aux États-Unis était déjà considérable au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le président D.D. Eisenhower s’en était même inquiété, au tout début de la décennie 1960, lui qui mit en garde ses concitoyens états-uniens contre la menace que faisait peser sur la démocratie la collusion des intérêts militaires de l’armée et de l’industrie : « Un élément vital dans le maintien de la paix est notre organisation militaire (…). Jusqu’au dernier de nos conflits mondiaux, les États-Unis n’avaient pas d’industrie d’armement. (…) Nous ne pouvons plus nous risquer à l’improvisation dans l’urgence de la défense ; nous avons été obligés de créer une industrie d’armement de grande envergure et permanente. (…) Cette conjonction d’un immense secteur militaire et d’une grande industrie d’armement est pour le pays une expérience nouvelle (…). Si nous admettons le besoin impératif de ce développement, nous ne devons pas manquer d’en mesurer les graves implications (…) nous devons prendre garde à ce que le complexe militaro-industriel n’acquière pas une influence qui serait illégitime, qu’elle soit recherchée ou non. Le risque d’une usurpation du pouvoir aux conséquences désastreuses existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de ce complexe mettre en danger nos libertés ou processus démocratiques. (…) Seul l’ensemble des citoyens, conscients et bien informés, est à même de soumettre de manière appropriée les engrenages de ces machines de l’armée et des industries de la défense à nos méthodes et à nos buts pacifiques, de façon à ce que la sécurité et la liberté puissent prospérer ensemble » (extraits du discours de fin de mandat du président le 17 janvier 1961).

    Aux points de rencontre « de l’armée et des industries de la défense » se sont constitués des groupes de pression extrêmement puissants, réunissant des hauts responsables de l’armée, des congressistes des commissions sur la défense et des dirigeants d’entreprises de l’armement, dont les interactions convergent pour obtenir des grands contrats des agences gouvernementales. Les principaux fournisseurs du Département de la Défense des États-Unis sont aujourd’hui des firmes transnationales, évoluant dans les secteurs de la construction aéronautique, spatiale ou navale, ou encore les services informatiques, et dont les contrats à caractère directement ou indirectement militaire rapportent des montants astronomiques, représentant une part souvent dominante de leur chiffre d’affaires : 19,5 milliards de dollars de contrats pour Lockheed Corporation (avec en particulier le bombardier U-2 et le chasseur F-117 Nighthawk), 18,3 milliards pour Boeing Company (fournissant l’armée en avions, en hélicoptères et en satellites), 13,5 milliards pour Northrop Grumman Corporation, 10,6 milliards pour General Dynamics (à l’origine du F-16 Fighting Falcon fabriqué actuellement par Lockheed), 9,1 milliards pour Raytheon, sans oublier BAE Systems, United Technologies Corporation, Computer Sciences Corporation… À l’échelle mondiale, les ventes totales de Lockheed Corporation s’élèvent à 34 milliards de dollars, celles de Boeing à 30 milliards, celles de Northrop Grumman à 22 milliards, pour ne citer que les groupes les plus importants.
    Dernière modification par Gandhi, 05 septembre 2011, 11h53.
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    • #3
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      L’histoire contemporaine des sociétés militaires privées pourrait remonter à la création de WatchGuard International, en 1967, par le capitaine D. Stirling, l’ancien chef du Special Air Service (SAS) britannique, en activité pendant la Seconde Guerre mondiale, afin d’entraîner les armées d’États du Golfe persique. Par la suite, d’autres officiers de ce même SAS allaient créer Control Risks Group en 1975, puis, un peu plus tard, Keenie Meenie Services, Saladin Security et Risk Advisory Group, ainsi que Defence Services Limited dans les années 1980, pour répondre aux demandes de formation et de consulting militaires. Juste après la première guerre du Golfe, la société Brown and Root Services, devenue aujourd’hui Kellogg, Brown and Root (KBR), jusque tout récemment filiale de Halliburton – qui a annoncé en février 2007 avoir coupé définitivement les ponts avec KBR en proposant aux actionnaires les 81 % du capital encore détenu –, obtint, grâce à l’entremise de Richard B. Cheney alors Secrétaire à la Défense, un contrat du Pentagone de 8,9 millions de dollars pour réorganiser l’intégration de sociétés militaires privées au sein du dispositif de guerre états-unien. Au tournant des années 1990, l’accélération de l’externalisation de services de la défense sous la poussée néo-libérale et la mise sur le marché de milliers d’officiers et de soldats avec la réduction des effectifs militaires consécutive à la fin de la guerre froide – et à celle de l’apartheid en Afrique du Sud – allaient donner une impulsion considérable aux entreprises du secteur. C’est à cette époque que prospérèrent la firme sud-africaine Executive Outcomes, dissoute en 1998 du fait des excès commis, ainsi que la britannique Sandline International, qui disparut en 2004 face à la concurrence – et après des scandales associés à ses activités au Sierra Leone et au Liberia. Fondée en Afrique du Sud en 1989 par d’ex-membres des forces spéciales de l’apartheid, Executive Outcomes s’imposa en 1992 grâce à une série de contrats passés avec des compagnies pétrolières (Heritage Oil, Gulf Chevron, Ranger Oil…), puis avec plusieurs États africains, en particulier le Sierra Leone. En Angola, Executive Outcomes devait ainsi « sécuriser » des gisements tenus par les forces de l’UNITA. Sandline International, créée au début de la décennie 1990 par un ancien officier britannique, T. Spicer, et spécialisée dans l’entraînement, le soutien opérationnel et le renseignement, fut sous contrat, notamment, avec le Premier ministre papouan-néo-guinéen Julius Chan durant le conflit de Bougainville (en 1997), puis au Sierra Leone (en 1998) et au Liberia (en 2003).

      Les champs d’action des sociétés militaires privées s’élargirent avec l’éclatement de la guerre dans l’ex-Yougoslavie et le démembrement de la fédération. Military Professional Resources Inc. (MPRI), par exemple, y fut très présente, en mobilisant jusqu’à 7 000 combattants privés. De 1994 à 1995, MPRI a entraîné l’armée croate et l’appuya même dans ses combats face aux forces serbes de Krajina. Elle décrocha en 1996 un contrat pour former l’armée bosniaque et la conseiller en matière d’armement. La société dépêcha 170 experts, qui firent construire une école militaire. En 1998, elle obtint un contrat pour réorganiser l’armée macédonienne – parallèlement à la vente d’armes des États-Unis à la Macédoine. De ce poste d’observation, elle noua des relations avec l’UÇK dont elle entraînait, à l’occasion, des groupes armés. En juin 2001, la presse allemande (Hamburger Abendblatt, 25 juin 2001) révéla que des vétérans états-uniens, employés par MPRI, se trouvaient parmi les membres de l’UÇK qui s’étaient retranchés dans le village macédonien d’Aracinovo – d’où ils menaçaient Skopje – et que les troupes états-uniennes évacuèrent. Les armes que ces dernières saisirent alors provenaient très vraisemblablement de l’OTAN. MPRI reconnaît avoir aidé l’UÇK, mais rejette, contre toute évidence, l’accusation de conflit d’intérêts. La diplomatie états-unienne a démenti l’existence de la moindre liaison entre son gouvernement et ces hommes. À une époque où l’aide de Washington allait décroissant, cette firme privée a été chargée d’offrir des services qui, auparavant, relevaient du seul gouvernement états-unien.

      L’armée des États-Unis est désormais devenue le principal client de ces sociétés privées. Le montant total des quelque 3 000 contrats de défense passés entre 1994 et 2002 avec les plus grosses sociétés militaires privées états-uniennes est supérieur à 300 milliards de dollars : en plus des MPRI, KBR, Control Risks, DynCorp, Vinnell, Pacific Architects and Engineers déjà citées, mentionnons encore Blackwater USA, Science Applications International Corp. (SAIC), Custer & Battle, California Analysis Center Inc. (CACI), ArmorGroup, Logicon, Nearest Security Services, SY Coleman, Kroll, Titan… Mais sont aussi bien présents sur ce marché, entre autres, les Britanniques Erinys et Hart Security, les Français Earthwind Holding Corporation (EHC) et Secopex, les Sud-Africains (Meteoric Tactical Solutions), ainsi que les Israëliens (International Security Consultants, Long Range Avionics Technologies, Silver Shadow Advanced Security Systems, Spearhead, Levdan, Golan Group)… Créé par d’anciens officiers de l’armée française, le groupe EHC est basé au Luxembourg et immatriculé aux États-Unis. La plupart de ses cadres sont d’ex-fonctionnaires des ministères français de la Défense et de l’Intérieur. Elle est active en Afrique, de l’Algérie à la Côte d’Ivoire. Ce sont donc plusieurs centaines d’entreprises du secteur qui, à l’heure actuelle, réalisent ensemble un chiffre d’affaires annuel supérieur à 100 milliards de dollars – dont plus de la moitié provient des seuls contrats du Pentagone – et opèrent dans une cinquantaine de pays, sur les « points chauds » de conflits ouverts et les lieux stratégiques. Halliburton, aux liens si étroits avec l’ancien vice-président Cheney, contribue à fournir la logistique aux déploiements de l’armée états-unienne. La part du chiffre d’affaires de DynCorp (2,3 milliards de dollars, pour 26 000 employés dans le monde) réalisée avec le gouvernement états-unien atteint… 98 % !

      L’important est de repérer l’emprise de la haute finance sur ces entreprises du secteur de l’armement. Ce phénomène, qui va en s’accentuant, se manifeste par une prise de contrôle de la structure de propriété de leur capital par des investisseurs institutionnels, eux-mêmes détenus aux États-Unis par les principaux oligopoles bancaires et financiers. Au début de la décennie 2000, cette proportion atteignait 95,0 % du capital de Lockheed Martin, 86,5 % de Engineered Support Systems, 85,9 % de Stewart & Stevenson Services, 84,7 % de L-3 Communications, 82,8 % de Northrop Grumman, 76,0 % de General Dynamics, 70,0 % de Raytheon, 66,0 % de Titan, 65,0 % de Boeing… De la même façon, au fur et à mesure que le gouvernement états-unien externalise ses activités de défense, une part toujours plus importante des sociétés militaires privées passe sous la coupe de la finance. Ainsi, DynCorp, rachetée en 2003 par la société d’informatique Computer Sciences Corp., devenait deux ans plus tard la propriété du private equity fund Veritas Capital. Déjà, en 2000, l’acquisition de MPRI par L-3 Communications Holdings permit à d’honnêtes citoyens de participer – sans peut-être le savoir – au capital d’une autre société militaire privée dont les activités s’étendent du mercenariat à l’« interrogatoire » de prisonniers… Leur collaboration fut récompensée à l’automne 2006, lorsque l’annonce d’un gros contrat obtenu par MPRI pour du « personnel embarqué dans l’armée états-unienne » en Irak et en Afghanistan fit bondir l’action en bourse de la maison-mère. La firme Vinnell, dont la rentabilité a suscité ces dernières années tant d’intérêt qu’elle changea plusieurs fois de propriétaire, avait été précédemment achetée par le groupe financier Carlyle – alors dirigé par Frank C. Carlucci, ancien secrétaire à la Défense de R. Reagan et ex-directeur adjoint de la CIA –, qui comptait parmi ses investisseurs d’autres « ex » célèbres : G.H. Bush (the 41st President of the United States), J.A. Baker (Secretary of State), A. Levitt (Chairman de l’U.S. Securities and Exchange Commission), messire J. Major (Prime Minister britannique), K.O. Pöhl (Präsident de la Deutsche Bundesbank), en sus de membres d’une famille saoudienne rendue fameuse du nom de… Ben Laden ! Ce n’est que lorsque l’affaire commença à faire du bruit que les patrons de Carlyle s’employèrent à se débarrasser de ces participations… Le fonds d’investissement Carlyle Capital Corp. était fort malheureusement annoncé en faillite en mars 2008, à la suite de la crise des subprimes. Ses pertes seront-elles socialisées et solidairement prises en charge par la collectivité, comme celles des autres institutions financières ?
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      • #4
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        Guerre et crise : les raisons profondes de l’agression états-unienne contre l’Irak

        Le thème de la guerre est aujourd’hui absolument fondamental pour comprendre la gravité de la crise du système mondial capitaliste et la trajectoire qui pourraient prendre dans le futur non seulement le système lui-même, mais aussi les résistances pour un monde meilleur. Les « problèmes économiques » de la mondialisation, des déficits états-uniens à la dette extérieure des pays du Sud, en passant par la libéralisation des transferts de capitaux, les privatisations de patrimoines communs de l’humanité (savoir, éducation) ou la dislocation de la protection sociale et des retraites, participent, dans leur ensemble, d’une stratégie globale. Ce que l’on appelle le néo-libéralisme est la stratégie globale de la haute finance – c’est-à-dire des fractions actuellement dominantes des classes dominantes à l’échelle internationale, propriétaires du capital mondialement dominant, et de nos jours pour l’essentiel états-uniens. Le cours du système mondial capitaliste donne une impression de chaos – amplifiée par de profondes contradictions : l’absence d’entité politique supra-étatique face aux marchés globalisés, la fiction de la libre concurrence face à la monopolisation de la propriété privée ou la contradiction entre le discours dominant de la « liberté individuelle » et une segmentation internationale des marchés du travail, avec les murs du Rio Grande, de Schengen et de Cisjordanie, qui ont remplacé celui de Berlin. Cette stratégie n’est d’évidence pas totalement contrôlée – preuve en est l’effondrement des bourses mondiales depuis 2007-2008 –, mais, du (seul) point de vue de la haute finance, son but est d’offrir à cette dernière davantage d’opportunités d’investissements financiers, spécialement de spéculation. Il ne s’agit pas d’une stratégie capitaliste de développement, ni non plus de croissance, par accumulation accélérée, mais de domination.

        La stratégie néo-libérale est la condition vitale du maintien au pouvoir de la haute finance. Ce pouvoir est maintenu par la force armée. Et sa caractéristique essentielle est aujourd’hui la militarisation de l’hégémonie états-unienne. Le système mondial capitaliste, avec ses pillages, sa polarisation, son « apartheid mondial », fonctionne de plus en plus directement par la guerre – le « poing visible » de l’armée des États-Unis. Mais, au fond, la base dissimulée de cette violence demeure les rapports capitalistes de production. Ses génocides organisés des plus pauvres au Sud opère par la violence visible des guerres impérialistes, mais aussi par la violence invisible des rapports sociaux capitalistes. La mondialisation s’appelle impérialisme. Le problème est que l’hégémonie même des États-Unis est en crise, non seulement aux points cibles des attaques impérialistes – le monde arabo-musulman, Irak et Afghanistan, où pour elle les difficultés deviennent insurmontables –, mais globalement, parce que la militarisation du néo-libéralisme, avec sa violation des droits des peuples, sa négation du droit international, son mépris des Nations unies, est une impasse.


        Quelles sont les causes profondes de ces guerres, en particulier celle menée contre le peuple irakien ? La réponse est trouvée au-delà de la propagande médiatique dominante et de ses mensonges à grande échelle, mais également au-delà des apparences. En effet, l’argument systématiquement avancé est le contrôle du pétrole, de la Péninsule arabique à l’Asie centrale. C’est là une évidence, mais qui ne peut pas faire perdre de vue une réalité plus décisive encore : ce qui est en jeu, et rend pour les classes dominantes des États-Unis ces guerres pour ainsi dire « nécessaires », c’est le commandement de la haute finance états-unienne et de ses alliés subordonnés. Ce ne sont pas seulement les « faucons » et les « magnats du pétrole », mais la finance considérée en tant que classe, avec son système d’exploitation et d’oppression à l’échelle mondiale, avec ses institutions nationales et internationales, qui ne peuvent se maintenir au pouvoir que par la violence et par le terrorisme d’État. C’est l’une des raisons essentielles qui expliquent pourquoi les désaccords exprimés au Conseil de Sécurité de l’ONU ou au sein de l’OTAN entre pays riches n’ont jamais provoqué de rupture entre les classes dominantes de la « triade impérialiste » du Nord (États-Unis, Union européenne, Japon). Et les interventions militaires récurrentes de l’Europe – en particulier celles de la France en Afrique – nous rappellent qu’un impérialisme peut en cacher un autre… Cela signifie que c’est le capital financier, placé sous hégémonie états-unienne, qui est désormais entré en guerre contre quiconque lui résistera pour conduire un projet de développement autonome, qu’il soit national ou régional. Et la finance a vitalement besoin de cette alliance interne au système inter-étatique de la triade pour contenir, par la force militaire lorsqu’il le faut, les multiples résistances populaires qui surgissent de toutes parts.

        Les États-Unis pourront-ils redynamiser, par la guerre impérialiste, l’accumulation de capital au centre du système mondial capitaliste ? Très probablement non. Les destructions de capital (capital constant comme capital variable) causées par ces guerres, qui sont tout à fait considérables pour les pays du Sud qui les souffrent, sont néanmoins « insuffisantes » pour promouvoir un nouveau cycle long d’expansion du capital aux États-Unis, comme ce fut le cas en sortir de la Seconde Guerre mondiale avec le processus de reconstruction. Ils sont également « insuffisants » lorsque l’on considère les effets de demande effective associés à ces guerres, qui affectent seulement ou presque le court terme ; ainsi que les retombées technologiques, qui ne sont positives que pour le secteur militaro-industriel lui-même. Ces destructions de capital sont donc « insuffisantes » pour redynamiser l’accumulation de capital au centre du système mondial capitaliste – à moins que ces guerres de la finance états-unienne ne deviennent permanentes et ne s’étendent au Sud dans son ensemble… ce qui n’est malheureusement pas impossible. Il faut entendre attentivement les discours des néo-libéraux à propos de la Chine, de l’Inde, de tous les grands pays du Sud, qu’ils cherchent à contrôler. Ces pays leur font peur, comme les inquiètent les volontés de développement autonome de pays plus petits, comme le Venezuela. Ils ont surtout peur d’une alliance stratégique entre ces grands pays du Sud (Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud…), éventuellement élargie à l’Est (Russie), alliance qui pourrait changer la donne à l’échelle mondiale.

        Les États-Unis disposent-ils des ressources pour financer d’éventuelles nouvelles guerres contre le Sud ? Les dépenses militaires des États-Unis, situées aujourd’hui à environ 4 % de leur produit intérieur brut, ne constituent pas une charge insupportable. Ils ont en outre une avance assez considérable dans le domaine militaire par rapport à leurs rivaux, y compris de la triade elle-même. Toutefois, nous savons aussi qu’ils connaissent des déséquilibres très profonds en matière économique, amplifiés par une gestion orthodoxe de la crise du capital. C’est parce que les États-Unis sont économiquement dépendants de l’extérieur qu’ils pompent autant de ressources du monde, et qu’ils bombardent autant les peuples du monde, depuis leur réseau global de plus de 1 000 bases militaires.

        De l’Irak, terrain privilégié du « marché de la guerre », à l’Iran ?

        Le meilleur (ou plutôt le pire) exemple de l’essor des activités des sociétés militaires privées est l’actuelle guerre d’Irak, où l’utilisation de ces firmes par le gouvernement états-unien est généralisée. L’Irak est devenu le terrain d’action privilégié du nouveau « marché de la guerre », et d’abord des mercenaires chargés de missions tactiques. On en retrouve bien sûr aussi en Afghanistan, employés notamment par DynCorp. Salariés bien entraînés de MPRI, de Blackwater ou de Erinys, ils seraient plus de 20 000 combattants privés – des estimations avancent même le chiffre de 48 000 militaires privés actifs –, ce qui représente le deuxième contingent engagé dans le conflit et correspond au moins aux troupes alliées des États-Unis. En plus des effectifs armés participant directement aux combats, d’autres employés privés s’occupent de tout : du gîte et du couvert des militaires états-uniens jusqu’à la maintenance de systèmes d’armes sophistiqués, comme les derniers avions furtifs ou les bâtiments de la flotte les plus modernes, mais aussi de l’instruction militaire, des interrogatoires et traductions… On estimait, jusqu’en 2006, que le rapport des employés des sociétés militaires privés aux effectifs des armées serait de 1 à 10, ce qui veut dire qu’il aurait plus que décuplé depuis la première guerre du Golfe en 1991 (comparativement, lors de la première guerre du Golfe, il n’y avait que 9 200 contractants).
        Dernière modification par Gandhi, 05 septembre 2011, 12h02.
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        • #5
          suite ...

          La marche forcée de l’économie irakienne vers le néo-libéralisme, sitôt le pays occupé par les agresseurs, fournit l’idéal-type de la combinaison des violences capitaliste et impérialiste. Sans le moindre droit sur l’Irak et ses ressources, la coalition d’occupation dirigée par les États-Unis (et la Grande-Bretagne) privatisa la totalité des services publics du pays, soit plus de 200 entreprises (eau, électricité, téléphonie, télévisions, chemins de fer, aéroports, hôpitaux…) pour les livrer aux transnationales sous couvert de « reconstruction ». Dans le même mouvement, une loi interdisait la formation de syndicats. L’administrateur civil de l’autorité provisoire nommé par le président Bush, Lewis Paul Bremer, édicta en 13 mois de fonction quelque 100 ordonnances (les Coalition Provisional Authority Orders), qui firent office de lois nationales, hors de tout contrôle démocratique. Les firmes états-uniennes (et britanniques) ont ainsi obtenu près de 85 % des contrats. L’ordonnance 17 garantissait l’immunité juridique aux occupants et à leurs sous-traitants, complétée par l’Executive Order 13303 qui les protégeait contre toute poursuite aux États-Unis. L’ordonnance 38 exempta les firmes de la coalition de taxes à l’importation, tandis que l’ordonnance 39 autorisait les participations étrangères jusqu’à 100 % dans les propriétés foncières et les sociétés irakiennes, ainsi que le rapatriement sans entraves des placements financiers et des profits réalisés en Irak. L’ordonnance 40 permit aux étrangers d’acheter des banques locales. L’ordonnance 81 imposa la privatisation de ressources biologiques, le brevetage du vivant (pour les semences agricoles) et la libéralisation des OGM. Dès février 2004, l’Irak devenait observateur à l’Organisation mondial du Commerce, avant de déposer sa candidature d’adhésion, en procédure d’urgence. En quelques mois, la guerre d’Irak a transformé ce pays en l’une des économies les plus néo-libéralisées du monde.

          L’Iran fournit une autre illustration du fait que la finance armée est entrée en guerre contre quiconque lui résisterait pour affirmer en idée et conduire en pratique un projet autonome de développement, quelle qu’en soit la nature. Ce pays n’est pas seulement, comme l’Irak, le berceau de quelques-unes des grandes civilisations de l’humanité – qui le dotèrent d’un État. C’est aussi une économie relativement développée, disposant d’une base industrielle (pétrole, sidérurgie, automobile…), d’infrastructures et d’un système d’éducation et de recherche de haut niveau. Bien que l’État soit très présent dans l’économie, le régime iranien trouve à s’intégrer dans le système capitaliste mondialisé, et les principes sur lesquels il repose – ceux de l’« Islam politique » – ne sont pas incompatibles avec la vision néo-libérale. Car la persistance du « conflit » qui oppose depuis 1979 l’Iran à l’hégémonie états-unienne ne signifie pas que ce pays ait remis (ou ait eu l’intention de remettre) en question les piliers du capitalisme sur son sol. Il n’en demeure pas moins une nation et, en tant que telle, ses composantes – classes dirigeantes comme classes populaires – refusent de voir leur pays inséré en position dominée dans le système mondial tel qu’il fonctionne. Ce fort nationalisme explique ainsi le choix de moderniser les capacités technologiques, industrielles et militaires sous les régimes successifs, pourtant si différents, du Shah et du khomeynisme. L’Iran est l’un des rares États du Sud à avoir encore un projet national « bourgeois » – l’important n’étant pas ici de trancher la question de sa viabilité (très improbable, au demeurant).

          Ce qu’il faut saisir, par delà les contradictions entre ces dimensions de la réalité iranienne, ce sont les orientations de la politique extérieure de Téhéran témoignant d’une volonté de résister aux diktats étrangers. Les « faucons » de Washington – outre le contrôle de la source d’approvisionnement clé qu’est le pétrole, pour eux comme pour leurs alliés (Europe, Japon) ou rivaux potentiels (Chine) – étaient désireux de détruire l’Iran par une « guerre préventive » pour ce qu’il représente : un pays du Sud qui tend vers une masse critique capable de soutenir un projet national et de s’imposer régionalement comme un interlocuteur incontournable. Dès lors, le nœud du conflit ne pouvait que se situer sur le terrain des capacités nucléaires que l’Iran développe. Les États-Unis lui interdisent le droit de devenir une puissance militaire nucléaire, comme de préparer l’ère de l’après-pétrole par l’essor du nucléaire civil – tout en rejettent une interdiction générale de l’usage des armes nucléaires. La question de la nature du régime en Iran et de sa démocratisation doit, par conséquent, être dissociée de la menace de guerre, inacceptable en soi, que l’impérialisme fait peser contre le peuple iranien – de la même façon que rien ne peut légitimer la guerre d’agression dirigée contre le peuple irakien. Quand bien même les États-Unis du président Obama abandonneraient éventuellement l’idée de bombarder les sites nucléaires de l’Iran, ils ne renonceront sans doute pas à celle d’exacerber les contradictions entre ses classes dirigeantes (le pouvoir politico-religieux des ayatollahs) et ses classes dominantes (le pouvoir économique de la bourgeoisie capitaliste). Les revendications des progressistes ne devraient pas se démarquer d’un refus de toute guerre préventive et de l’exigence d’un démantèlement des armes de destruction massive, du retrait des bases militaires hors des territoires nationales, et du départ des troupes d’occupation de l’Irak – envahi en violation du droit international – comme de l’Afghanistan – attaqué en représailles aveugles après le 11 septembre 2001.

          Contradictions et résistances à l’intérieur de l’armée états-unienne

          La fin de la conscription aux États-Unis remonte au début des années 1970. Le passage à la professionnalisation de l’armée répondait à des exigences technico-économiques, mais également à la tentative de résoudre des contradictions politiques, liées notamment au risque d’une relative perte de contrôle du commandement militaire sur une partie des contingents de jeunes appelés, dans le contexte historique agité de la défaite au Viêt-nam et des vagues de contestation des « années 1968 ». Le mouvement Resistance Inside The Army (résistance à l’intérieur de l’armée ou RITA), né en 1967 à l’initiative de soldats opposés à la guerre, eut un impact non négligeable sur nombre de conscrits (lire ici : Stapp [1970], Cortright [1975], Perrin [2001], Cortright et Watts [1991] ; et, si possible, regarder les films : Resistance Inside The Army [1971], Free The Army [1972], Sir No Sir [2005] et The Ground Truth [2006]). L’externalisation croissante des activités militaires porte selon nous ces contradictions à un niveau supérieur de tension. Les effectifs des sociétés militaires privées en Irak auraient atteint 182 000 agents en 2008, soit plus ceux de l’armée états-unienne, qui oscillaient à cette date entre 154 000 et 162 000 soldats. Le Pentagone reconnut au printemps 2007 la présence de plus de 125 000 agents privés en Irak. Le 4 juillet 2007, le Los Angeles Times avança que « plus de 180 000 civils travaillent en Irak sous contrats états-uniens »… Le nombre des combattants paramilitaires privés en activité serait de 50 000 à 75 000 hommes (Houston Chronicle, 28 janvier 2007), ce qui en ferait le deuxième contingent engagé dans le conflit, et plus que le total des troupes alliées des États-Unis (23 000 militaires). Intégrés dans la « force totale », ils sont employés par près de 300 firmes privées : KBR, Blackwater USA, MPRI, Vinnell, DynCorp, Control Risks, Pacific Architects & Engineers, Custer Battle, Titan, ArmorGroup, California Analysis Center… Elles se partageraient un butin supérieur à 100 milliards de dollars de chiffres d’affaires annuels. Leur gros client reste l’État états-unien, qui a transformé l’Irak, avec l’Afghanistan, en terrains d’action privilégiés de ce « marché de la guerre » – ouvert depuis le 11 septembre 2001 et le lancement de la « global war on terror ». Les profits dégagés ne pouvaient dès lors qu’attirer maints hauts fonctionnaires de l’État, du Pentagone à la CIA, qui sont nombreux à avoir fait le choix d’incorporer les directions des sociétés militaires privées les plus influentes. L’échec de ce nouveau « partenariat public-privé » n’en est pas moins complet.

          Ces évolutions ont produit de nouvelles contradictions, à la fois économiques et politiques, plus profondes encore que celles qui les ont amenées. Car l’inefficacité de cette stratégie de « privatisation de la sécurité » est de plus en plus manifeste en Irak – comme en Afghanistan. Inefficacité à « minimiser les coûts », assurément, mais surtout inefficacité à gagner la guerre. Les économies budgétaires permises par le recrutement sous contrats flexibles de mercenaires expérimentés (militaires ou policiers à la retraite originaires du monde entier, de l’Afrique du Sud – ex-membres des escadrons de la mort du régime de l’apartheid – au Chili – anciens des services de sécurité de Pinochet –…) sont largement compensées par les charges à porter par le « contribuable-consommateur » états-unien, dues aux énormes contrats offerts à ces firmes. Et les scandales, multiples, sont connus : surfacturations (ou « cost plus », en connivence avec certains hauts responsables publics), absence d’appels d’offre au prétexte d’accords « secrets, impérieux et urgents » passés avec le Pentagone ou la CIA, doubles comptabilisations ou paiements de services non effectués… en plus des cohabitations d’actionnaires douteuses que nous avons pointées. À ceci s’ajoutent d’autres fiascos, politiques, et très graves : désertions en masse des promotions de la nouvelle « armée irakienne », exactions à répétition (des tortures de la prison d’Abu Graib aux crimes impunis de mercenaires)… Des conflits auraient même été constatés entre soldats de l’armée régulière et mercenaires privés – ces derniers étant mieux payés, bénéficiant de meilleures « conditions de travail » et échappant surtout à la sanction du droit (parce que maintenus de facto dans un vide juridique).
          Dernière modification par Gandhi, 05 septembre 2011, 11h54.
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          • #6
            suite et fin

            L’impasse de la stratégie de guerre est totale. Elle n’a d’ailleurs pas empêché la résurgence de contestations et de résistances à l’intérieur de l’armée. Les oppositions à la guerre sont aujourd’hui organisées, notamment, par les « Iraq Veterans Against the War ». C’est à la convention des Veterans for Peace (vétérans pour la paix), tenue en juillet 2004 à Boston, qu’a été fondé ce mouvement (« IVAW »), afin de faire entendre la voix des militaires d’active et des vétérans refusant la guerre d’Irak, mais contraints sous les pressions de se taire. L’esprit retrouvé des rebelles resisters « RITA » de la guerre du Viêt-nam souffle dans leur manifeste : « Nous, IVAW, sommes contre la guerre d’Irak : 1) fondée sur le mensonge, 2) violant le droit international, 3) dirigée par les firmes transnationales en quête de profit, 4) tuant chaque jour un nombre considérable de civils, 5) niant le droit des Irakiens à l’auto-détermination, 6) volant des ressources qui seraient mieux affectées chez nous, 7) causant des dommages sur la santé des soldats en service, imposant des sacrifices insupportables à nos familles, 9) faisant oublier que les soldats ont le droit de la refuser… Nous sommes pour le retrait immédiat de nos troupes d’Irak, parce que les prétextes donnés pour l’invasion étaient frauduleux (…) et que l’arrêt de la guerre est souhaité par une très large majorité de nos concitoyens et de militaires états-uniens… » (voir le website des Vétérans de l’Irak contre la guerre ou IVAW [http://ivaw.org/], ainsi que l’appel des soldats contre la guerre [http://appealforredress.org./index.php], et les websites de Iraq War Resister et G.I. Special).

            Le silence des médias dominants sur les guerres impérialistes des temps modernes ne fera disparaître ni les crimes ni les morts. Et le peu d’intérêt porté aux souffrances des peuples agressés explique l’incertitude des statistiques sur le nombre de citoyens irakiens tués, civils ou militaires : 400 000 pour l’Iraqi Health Ministry (juin 2006), 665 000 d’après Lancet (à la même date), 1 033 000 selon l’Opinion Research Business (en août 2007)… En revanche, les estimations – pourtant hasardeuses, y compris celle (de 3 000 milliards de dollars) de Joseph Stiglitz – du coût financier de la guerre sont très médiatisées… Depuis le début de la guerre, plus d’un demi-million de soldats états-uniens ont effectué au moins une mission en Irak. Selon les données officielles, entre mars 2003 et juillet 2008, 4 124 d’entre eux y avaient été tués (pour un total de 4 438 morts parmi l’ensemble des troupes de la coalition, en comptant les Britanniques, Italiens, Polonais, Ukrainiens…). Des sources alternatives, qui dénoncent les artifices utilisés par les autorités militaires pour réduire le nombre des pertes rendu public, avancent toutefois des chiffres bien plus élevées… Plus de 25 000 morts, en incluant les blessés en Irak décédés lors de l’évacuation vers les hôpitaux militaires des bases états-uniennes en Allemagne – pivot du soutien médical de la coalition (voir : http://ivaw.org/). Les États-Unis sont en train de perdre la guerre d’Irak ; et le plus grand défi de Barack Obama, qui a annoncé le retrait (sous condition) des troupes d’Irak sur 19 mois à compter de février 2009, sera d’en amortir l’impact aux États-Unis – comme après le Viêt-nam. Avant de penser à faire de même, s’il est toujours à la présidence, pour la défaite états-unienne également probable en Afghanistan.

            Conclusion

            Les dimensions économiques et militaires de la crise actuelle du système capitaliste sont imbriquées : siphonage des ressources mondiales et usage de la force armée participent d’une même logique. La poursuite de la stratégie de « guerre préventive » – forme radicale de destruction de capital – aggravera toutefois davantage les déséquilibres d’une économie états-unienne au bord du gouffre. On sait que les crises sont des moments au cours desquels des fractions de capital, en général les moins productives et/ou innovatrices, sont incorporées dans une structure de propriété capitaliste plus concentrée. Jusqu’à présent, chaque réorganisation de la domination du capital dans l’histoire a permis au système de se doter d’institutions et d’instruments macro-économiques plus efficaces pour atténuer les effets les plus terriblement dévastateurs de ces crises… mais jamais d’éviter l’exacerbation de ses contradictions. Pour parvenir à relancer un cycle d’accumulation du capital au centre du système mondial, la crise que nous vivons devrait « détruire » des montants absolument gigantesques de capital fictif parasitaire. Néanmoins, les contradictions du système mondial capitaliste sont désormais devenues si profondes et difficiles à résoudre qu’une telle dévalorisation risquerait de le pousser vers un effondrement. Pour l’instant, l’aggravation de la situation érode un peu plus l’hégémonie unipolaire des États-Unis. Au bénéfice de qui ?

            Quelques références de l’auteur sur le sujet :
            Herrera, R. (2010), Dépenses publiques et croissance économique – Pour sortir de la science(-fiction) néo-classique, L’Harmattan, Paris.
            Herrera, R. (2010), Un Autre Capitalisme n’est pas possible, Syllepse, Paris.
            Herrera, R. (2010), Les avancées révolutionnaires en Amérique latine – Des Transitions socialistes au XXIe siècle ?, Parangon, Lyon.
            Herrera, R. (1998), « Dépenses militaires : quels effets sur les finances publiques et la croissance économique ? », Revue d’Économie politique, vol. 108, n°. 4, pp. 503-530.
            Dernière modification par Gandhi, 05 septembre 2011, 11h51.
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            • #7
              Les États-Unis pourront-ils redynamiser, par la guerre impérialiste, l’accumulation de capital au centre du système mondial capitaliste ? Très probablement non. Les destructions de capital (capital constant comme capital variable) causées par ces guerres, qui sont tout à fait considérables pour les pays du Sud qui les souffrent, sont néanmoins « insuffisantes » pour promouvoir un nouveau cycle long d’expansion du capital aux États-Unis, comme ce fut le cas en sortir de la Seconde Guerre mondiale avec le processus de reconstruction. Ils sont également « insuffisants » lorsque l’on considère les effets de demande effective associés à ces guerres, qui affectent seulement ou presque le court terme ; ainsi que les retombées technologiques, qui ne sont positives que pour le secteur militaro-industriel lui-même. Ces destructions de capital sont donc « insuffisantes » pour redynamiser l’accumulation de capital au centre du système mondial capitaliste – à moins que ces guerres de la finance états-unienne ne deviennent permanentes et ne s’étendent au Sud dans son ensemble… ce qui n’est malheureusement pas impossible.
              à moins que ces guerres de la finance états-unienne ne deviennent permanentes et ne s’étendent au Sud dans son ensemble… ce qui n’est malheureusement pas impossible.
              Aujourd'hui c'est rendu possible grâce à la collaboration active des états arabes corrompus au processus d’expansion de l'ordre impérialiste de l'oligarchie financière.

              Le processus s'est accéléré comme jamais aurait pu le souhaiter l'oligarchie esclavagiste et destructrice.
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              • #8
                Vive la "démocratie" du marché :22:

                La puissance financière continue doucement mais surement de s'approprier la puissance militaire et policière.

                Il existe des centaines de sociétés militaires privées dans le monde, dans lesquelles lorsqu'on remonte les filiales jusqu'au sommet on trouve le même groupe d'actionnaires.
                Rebbi yerrahmek ya djamel.
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