Extrait de "l'Ange des ténèbres" d'Ernesto Sabato...
Un témoin, je suis un témoin impuissant, se disait Bruno en s’arrêtant, sur la Costanera Sud, à l’endroit même où, quinze ans auparavant, Martin lui avait dit: "Nous sommes venus ici, Alejandra et moi." Comme si le même ciel lourd de nuages d’orage et la même chaleur d’été l’avaient conduit inconsciemment, secrètement, vers ce lieu où il n’était jamais revenu. Comme si certains sentiments voulaient resurgir de quelque recoin de son esprit, de la façon indirecte qui leur est habituelle, par l’intermédiaire de lieux que l’on a envie de parcourir sans avoir clairement, exactement conscience de ce qui est en jeu. Mais comment rien en nous ne pourrait-il resurgir intact ? se plaignait-il. Nous ne sommes plus ce que nous étions alors, de nouvelles demeures ont été élevées sur les décombres de celles qui furent détruites par le feu et les combats, ou bien, à présent solitaires, elles ont subi le passage du temps et c’est à peine s’il subsiste le souvenir confus ou la légende des êtres qui les habitaient, souvenir ou légende finalement effacé ou oublié au profit de nouvelles passions, de nouveaux malheurs : la tragique infortune de jeunes gens comme Nacho, le tourment et la mort d’innocents comme Marcelo.
Appuyé contre le parapet, écoutant le battement rythmique du fleuve derrière lui, il se remit à contempler Buenos Aires à travers la brume, la silhouette des gratte-ciel contre le ciel crépusculaire. Il y avait le va-et-vient des mouettes, comme toujours, avec l’atroce indifférence des forces naturelles. Au temps où Martin lui parlait ici même de son amour pour Alejandra, l’enfant qui était passé près d’eux en compagnie de la gouvernante pouvait parfaitement être Marcelo. Et maintenant, tandis que son corps de jeune homme désemparé et timide, tandis que les restes de son corps faisaient partie de quelque bloc de ciment ou bien n’étaient plus que de simples cendres dans un four électrique, des mouettes identiques accomplissaient dans un ciel inchangé les mêmes évolutions ancestrales. Ainsi, tout passait et tout s’oubliait, tandis que les flots continuaient à frapper rythmiquement les côtes de la ville anonyme. Ecrire au moins pour éterniser quelque chose : un amour, un acte d’héroïsme comme celui de Marcelo, une extase. Accéder à l’absolu. Ou peut-être (pensa-t-il avec ces doutes qui le caractérisaient, avec cet excès d’honnêteté qui le rendait hésitant et en définitive inefficace), ou bien peut-être était-ce simplement nécessaire pour des gens comme lui qui ne feraient jamais preuve de passion ni d’héroïsme. Car ni ce garcon qui s’était brûle vif un jour sur une place de Prague, ni Ernesto Guevara, ni Marcela Carranza n’avaient eu besoin d’écrire. Pendant un instant, il se demanda si ce n’était pas là un recours pour témoins impuissants. Les jeunes qui maintenant répudiaient la littérature n’avaient-ils pas raison ? Il n’en était pas certain, tout était si complexe, mais dans ce cas il faudrait, comme disait Sabato, il faudrait aussi répudier la musique et presque toute la poésie, qui n’aidaient pas non plus a la révolution à laquelle ces jeunes aspiraient.
De plus, aucun personnage véritable n’est un simulacre créé par des mots : les personnages véritables sont faits de sang, d’illusions, d’espérance et d’aspirations véritables, et semblent obscurément servir a ce que nous puissions tous, au milieu de notre vie confuse, trouver un sens à l’existence ou du moins l’entrevoir de loin.Une fois de plus dans sa vie déjà longue, il éprouvait le besoin d’écrire, mais il n’arrivait pas à comprendre pourquoi ce besoin venait maintenant de sa rencontre avec Sabato, au coin des rues Junin et Guido. Et il ressentait en même temps son impuissance chronique face à l’immensité.
L’univers était si vaste. Catastrophes et tragédies, amours et déceptions, espérances et morts lui donnaient l’aspect de l’incommensurable. Sur quoi devrait-il écrire ? Parmi le nombre infini des événements, lesquels étaient essentiels ? Une fois, il avait fait remarquer à Martin que des cataclysmes pouvaient parfaitement survenir dans de lointaines contrées sans signifier grand-chose pour certaines gens : ce garçon, Alejandra, lui-même. Par contre, tout à coup, le simple chant d’un oiseau, le regard d’un homme qui passe, l’arrivée d’une lettre sont des choses qui existent pour de bon, qui pour ces mêmes personnes revêtent une importance que n’a pas le choléra en Inde.
Non, ce n’était pas de l’indifférence à l’endroit du monde, ce n’était pas de l’égoïsme, du moins de sa part: c’était quelque chose de plus subtil. Quelle étrange condition que celle de l’être humain pour qu’une chose si epouvantable soit vraie. À l’instant même, se disait-il, il meurt au Vietnam des enfants innocents, brtilés par des bombes au napalm : n’était-ce pas une frivolité infâme que d’écrire sur une poignée d’individus d’un petit recoin du monde ?
Découragé, il s’était remis à observer les mouettes dans le ciel. Mais non, se reprenait-il. L’histoire des espérances et des malheurs d’un seul être humain, d’un simple jeune homme inconnu, pouvait embrasser l’humanité tout entière et pouvait servir à donner un sens à l’existence, voire à consoler d’une certaine façon la mère vietnamienne qui pleure son fils brûlé. Bien sûr, il était assez honnête pour savoir (pour craindre) que ce qu’il pourrait écrire, lui, n’atteindrait jamais une telle valeur. Mais le miracle était possible, et d’autres pouvaient réussir là où il sentait qu’il allait échouer. Ou bien il en était lui aussi capable, qui sait ? Ecrire sur certains adolescents, les êtres qui souffrent le plus en ce monde implacable, ceux qui méritent le plus quelque chose qui décrive à la fois leur drame et le sens de leurs souffrances, si tant est qu’elles en aient un. Nacho, Agustina, Marcelo. Mais que savait-il d’eux? À peine s’il distinguait au milieu des ténèbres quelques épisodes significatifs de sa propre vie, ses propres souvenirs d’enfant et d’adolescent, le cours mélancolique de sa vie affective.Mais, sans parler de Marcelo Carranza ou de Nacho Izaguirre, que savait-il vraiment de Sabato lui-même, l’un des êtres qui, depuis toujours, avaient été très proches de lui ? Infiniment et infiniment peu. Parfois, il sentait qu’il faisait partie de lui-même, de son esprit, qu’il pouvait imaginer presque en détail ce qu’il aurait éprouvé face à certains événements. Mais, tout à coup, il devenait opaque, c’était alors une chance si quelque éclat fugace de ses yeux lui permettait de soupçonner ce qui se passait au fond de son âme ; mais cela restait à titre de suppositions, de ces suppositions risquées que nous projetons avec tant de suffisance sur l’univers secret des autres. Que savait-il, par exemple, de sa relation réelle avec le violent Nacho Izaguirre, et surtout avec son énigmatique sceur ? Quant à ses relations avec Marcelo, oui, bien sûr, il savait comment il avait fait irruption dans sa vie, par une série d’épisodes qui semblent être le fait du hasard, mais qui, comme le répétait toujours Sabato lui-même, ne le sont qu’en apparence. Au point de pouvoir s’imaginer, finalement, que la mort du jeune homme sous la torture, le vomissement (pour ainsi dire) féroce et rancunier de Nacho sur sa soeur, et la chute de Sabato étaient non seulement liés, mais liés par quelque chose d’assez puissant pour constituer en soi le motif secret d’une de ces tragédies qui résument ou qui sont la métaphore de ce qui peut arriver à l’humanité tout entière en un temps comme le nôtre.
Un roman sur la recherche de l’absolu, sur la folie des adolescents mais aussi des hommes qui ne peuvent ou ne veulent sortir de l’adolescence : des êtres qui, couverts de boue ou de fumier, poussent des cris de désespoir ou meurent en jetant des bombes dans quelque coin perdu de l’univers. Une histoire avec des garçons comme Marcelo et Nacho et un artiste qui sent s’agiter en quelque repli caché de son esprit de tels êtres (en partie aperçus à l’extérieur,en partie sortis du plus profond de son coeur) qui demandent éternité et absolu. Pour que le martyre de quelques-uns ne se perde pas dans le tumulte et le chaos sans avoir atteint le cceur des autres hommes, afin de les émouvoir et de les sauver. L’artiste pourrait être quelqu’un comme Sabato lui-même devant ce genre d’adolescents implacables; quelqu’un dominé non seulement par sa propre soif d’absolu mais aussi par les démons qui, du fond de leurs antres, continuent à le presser, par ces personnages qui ont parfois trouvé une existence dans ses livres, mais se sentent trahis par les maladresses ou la pusillanimité de leur intermédiaire ; quelqu’un comme Sabato, qui avait honte de lui-même, de survivre à des êtres capables de mourir ou de tuer par haine ou par amour ou par acharnement à trouver la clé de l’existence. Il avait honte non seulement de leur survivre, mais de le faire avec petitesse, avec de médiocres compensations, avec le dégoût et la tristesse du succès.
Oui, se dire que son ami pouvait mourir et qu’il pourrait, lui, Bruno, écrire cette histoire; S’il n’était malheureusement pas ce qu’il était : un faible, un aboulique, un homme aux tentatives pures vouées à l’échec.
Une fois de plus il tourna son regard vers les mouettes qui se découpaient contre un ciel à son déclin. Les obscures silhouettes des gratte-ciel parmi des flamboiements mauves et des cathédrales de fumée, puis, petit à petit, les mélancoliques teintes violacées qui préparent la cour funèbre de la nuit. La ville tout entière agonisait comme quelqu’un de grossièrement bruyant dans la vie qui serait mort dans un silence dramatique, seul, tourné vers lui-même et méditatif. Le silence devenait plus grave à mesure
que la nuit avançait, comme toujours lorsque l’on reçoit les hérauts des ténèbres.
Et c’est ainsi qu’à Buenos Aires s’acheva une autre journée, une journée définitivement irrécupérable, une journée qui le rapprochait encore un peu plus de sa propre mort.

Un témoin, je suis un témoin impuissant, se disait Bruno en s’arrêtant, sur la Costanera Sud, à l’endroit même où, quinze ans auparavant, Martin lui avait dit: "Nous sommes venus ici, Alejandra et moi." Comme si le même ciel lourd de nuages d’orage et la même chaleur d’été l’avaient conduit inconsciemment, secrètement, vers ce lieu où il n’était jamais revenu. Comme si certains sentiments voulaient resurgir de quelque recoin de son esprit, de la façon indirecte qui leur est habituelle, par l’intermédiaire de lieux que l’on a envie de parcourir sans avoir clairement, exactement conscience de ce qui est en jeu. Mais comment rien en nous ne pourrait-il resurgir intact ? se plaignait-il. Nous ne sommes plus ce que nous étions alors, de nouvelles demeures ont été élevées sur les décombres de celles qui furent détruites par le feu et les combats, ou bien, à présent solitaires, elles ont subi le passage du temps et c’est à peine s’il subsiste le souvenir confus ou la légende des êtres qui les habitaient, souvenir ou légende finalement effacé ou oublié au profit de nouvelles passions, de nouveaux malheurs : la tragique infortune de jeunes gens comme Nacho, le tourment et la mort d’innocents comme Marcelo.
Appuyé contre le parapet, écoutant le battement rythmique du fleuve derrière lui, il se remit à contempler Buenos Aires à travers la brume, la silhouette des gratte-ciel contre le ciel crépusculaire. Il y avait le va-et-vient des mouettes, comme toujours, avec l’atroce indifférence des forces naturelles. Au temps où Martin lui parlait ici même de son amour pour Alejandra, l’enfant qui était passé près d’eux en compagnie de la gouvernante pouvait parfaitement être Marcelo. Et maintenant, tandis que son corps de jeune homme désemparé et timide, tandis que les restes de son corps faisaient partie de quelque bloc de ciment ou bien n’étaient plus que de simples cendres dans un four électrique, des mouettes identiques accomplissaient dans un ciel inchangé les mêmes évolutions ancestrales. Ainsi, tout passait et tout s’oubliait, tandis que les flots continuaient à frapper rythmiquement les côtes de la ville anonyme. Ecrire au moins pour éterniser quelque chose : un amour, un acte d’héroïsme comme celui de Marcelo, une extase. Accéder à l’absolu. Ou peut-être (pensa-t-il avec ces doutes qui le caractérisaient, avec cet excès d’honnêteté qui le rendait hésitant et en définitive inefficace), ou bien peut-être était-ce simplement nécessaire pour des gens comme lui qui ne feraient jamais preuve de passion ni d’héroïsme. Car ni ce garcon qui s’était brûle vif un jour sur une place de Prague, ni Ernesto Guevara, ni Marcela Carranza n’avaient eu besoin d’écrire. Pendant un instant, il se demanda si ce n’était pas là un recours pour témoins impuissants. Les jeunes qui maintenant répudiaient la littérature n’avaient-ils pas raison ? Il n’en était pas certain, tout était si complexe, mais dans ce cas il faudrait, comme disait Sabato, il faudrait aussi répudier la musique et presque toute la poésie, qui n’aidaient pas non plus a la révolution à laquelle ces jeunes aspiraient.
De plus, aucun personnage véritable n’est un simulacre créé par des mots : les personnages véritables sont faits de sang, d’illusions, d’espérance et d’aspirations véritables, et semblent obscurément servir a ce que nous puissions tous, au milieu de notre vie confuse, trouver un sens à l’existence ou du moins l’entrevoir de loin.Une fois de plus dans sa vie déjà longue, il éprouvait le besoin d’écrire, mais il n’arrivait pas à comprendre pourquoi ce besoin venait maintenant de sa rencontre avec Sabato, au coin des rues Junin et Guido. Et il ressentait en même temps son impuissance chronique face à l’immensité.
L’univers était si vaste. Catastrophes et tragédies, amours et déceptions, espérances et morts lui donnaient l’aspect de l’incommensurable. Sur quoi devrait-il écrire ? Parmi le nombre infini des événements, lesquels étaient essentiels ? Une fois, il avait fait remarquer à Martin que des cataclysmes pouvaient parfaitement survenir dans de lointaines contrées sans signifier grand-chose pour certaines gens : ce garçon, Alejandra, lui-même. Par contre, tout à coup, le simple chant d’un oiseau, le regard d’un homme qui passe, l’arrivée d’une lettre sont des choses qui existent pour de bon, qui pour ces mêmes personnes revêtent une importance que n’a pas le choléra en Inde.
Non, ce n’était pas de l’indifférence à l’endroit du monde, ce n’était pas de l’égoïsme, du moins de sa part: c’était quelque chose de plus subtil. Quelle étrange condition que celle de l’être humain pour qu’une chose si epouvantable soit vraie. À l’instant même, se disait-il, il meurt au Vietnam des enfants innocents, brtilés par des bombes au napalm : n’était-ce pas une frivolité infâme que d’écrire sur une poignée d’individus d’un petit recoin du monde ?
Découragé, il s’était remis à observer les mouettes dans le ciel. Mais non, se reprenait-il. L’histoire des espérances et des malheurs d’un seul être humain, d’un simple jeune homme inconnu, pouvait embrasser l’humanité tout entière et pouvait servir à donner un sens à l’existence, voire à consoler d’une certaine façon la mère vietnamienne qui pleure son fils brûlé. Bien sûr, il était assez honnête pour savoir (pour craindre) que ce qu’il pourrait écrire, lui, n’atteindrait jamais une telle valeur. Mais le miracle était possible, et d’autres pouvaient réussir là où il sentait qu’il allait échouer. Ou bien il en était lui aussi capable, qui sait ? Ecrire sur certains adolescents, les êtres qui souffrent le plus en ce monde implacable, ceux qui méritent le plus quelque chose qui décrive à la fois leur drame et le sens de leurs souffrances, si tant est qu’elles en aient un. Nacho, Agustina, Marcelo. Mais que savait-il d’eux? À peine s’il distinguait au milieu des ténèbres quelques épisodes significatifs de sa propre vie, ses propres souvenirs d’enfant et d’adolescent, le cours mélancolique de sa vie affective.Mais, sans parler de Marcelo Carranza ou de Nacho Izaguirre, que savait-il vraiment de Sabato lui-même, l’un des êtres qui, depuis toujours, avaient été très proches de lui ? Infiniment et infiniment peu. Parfois, il sentait qu’il faisait partie de lui-même, de son esprit, qu’il pouvait imaginer presque en détail ce qu’il aurait éprouvé face à certains événements. Mais, tout à coup, il devenait opaque, c’était alors une chance si quelque éclat fugace de ses yeux lui permettait de soupçonner ce qui se passait au fond de son âme ; mais cela restait à titre de suppositions, de ces suppositions risquées que nous projetons avec tant de suffisance sur l’univers secret des autres. Que savait-il, par exemple, de sa relation réelle avec le violent Nacho Izaguirre, et surtout avec son énigmatique sceur ? Quant à ses relations avec Marcelo, oui, bien sûr, il savait comment il avait fait irruption dans sa vie, par une série d’épisodes qui semblent être le fait du hasard, mais qui, comme le répétait toujours Sabato lui-même, ne le sont qu’en apparence. Au point de pouvoir s’imaginer, finalement, que la mort du jeune homme sous la torture, le vomissement (pour ainsi dire) féroce et rancunier de Nacho sur sa soeur, et la chute de Sabato étaient non seulement liés, mais liés par quelque chose d’assez puissant pour constituer en soi le motif secret d’une de ces tragédies qui résument ou qui sont la métaphore de ce qui peut arriver à l’humanité tout entière en un temps comme le nôtre.
Un roman sur la recherche de l’absolu, sur la folie des adolescents mais aussi des hommes qui ne peuvent ou ne veulent sortir de l’adolescence : des êtres qui, couverts de boue ou de fumier, poussent des cris de désespoir ou meurent en jetant des bombes dans quelque coin perdu de l’univers. Une histoire avec des garçons comme Marcelo et Nacho et un artiste qui sent s’agiter en quelque repli caché de son esprit de tels êtres (en partie aperçus à l’extérieur,en partie sortis du plus profond de son coeur) qui demandent éternité et absolu. Pour que le martyre de quelques-uns ne se perde pas dans le tumulte et le chaos sans avoir atteint le cceur des autres hommes, afin de les émouvoir et de les sauver. L’artiste pourrait être quelqu’un comme Sabato lui-même devant ce genre d’adolescents implacables; quelqu’un dominé non seulement par sa propre soif d’absolu mais aussi par les démons qui, du fond de leurs antres, continuent à le presser, par ces personnages qui ont parfois trouvé une existence dans ses livres, mais se sentent trahis par les maladresses ou la pusillanimité de leur intermédiaire ; quelqu’un comme Sabato, qui avait honte de lui-même, de survivre à des êtres capables de mourir ou de tuer par haine ou par amour ou par acharnement à trouver la clé de l’existence. Il avait honte non seulement de leur survivre, mais de le faire avec petitesse, avec de médiocres compensations, avec le dégoût et la tristesse du succès.
Oui, se dire que son ami pouvait mourir et qu’il pourrait, lui, Bruno, écrire cette histoire; S’il n’était malheureusement pas ce qu’il était : un faible, un aboulique, un homme aux tentatives pures vouées à l’échec.
Une fois de plus il tourna son regard vers les mouettes qui se découpaient contre un ciel à son déclin. Les obscures silhouettes des gratte-ciel parmi des flamboiements mauves et des cathédrales de fumée, puis, petit à petit, les mélancoliques teintes violacées qui préparent la cour funèbre de la nuit. La ville tout entière agonisait comme quelqu’un de grossièrement bruyant dans la vie qui serait mort dans un silence dramatique, seul, tourné vers lui-même et méditatif. Le silence devenait plus grave à mesure
que la nuit avançait, comme toujours lorsque l’on reçoit les hérauts des ténèbres.
Et c’est ainsi qu’à Buenos Aires s’acheva une autre journée, une journée définitivement irrécupérable, une journée qui le rapprochait encore un peu plus de sa propre mort.