Décembre 1960 à Oran
par Messaoud Benyoucef
Le samedi 10 décembre 1960, j'arrivai, par la micheline de l'après-midi, dans mon village pour y passer ce qui restait de week-end. Le petit train ralliait Rio-Salado-El-Malah à partir d'Oran en une heure exactement et il était d'une ponctualité jamais prise en défaut. J'étais alors élève en terminale philo au lycée Lamoricière (que j'orthographiais La mort ici erre) d'Oran. Dans ma classe, la philo 1, -52 élèves-, je représentais la moitié des effectifs arabes à moi seul. Mais l'itinéraire de la maison au lycée -situé en ville européenne évidemment- devenant toujours plus périlleux à cause des ratonnades et Monsieur Vié le sage, notre prof de philo, ne tolérant pas plus de cinq fautes d'orthographe dans une dissertation (auquel cas l'impétrant se voyait gratifier d'un zéro, avec commentaire public et meurtrier), l'effectif arabe fut décimé puisque mon congénère jeta l'éponge à mi-parcours. Je demeurais donc le seul Arabe au poste.
Au village, l'atmosphère me sembla inhabituelle. Un je ne sais quoi flottait dans l'air ; les Européens qui faisaient le boulevard sur la magnifique place, un grand quadrilatère ceinturé par une double rangée de palmiers, m'apparaissaient, à tort ou à raison, graves et silencieux, eux d'ordinaire si exubérants et volubiles. Le soir, j'appris que, durant la matinée d'hier, le général De Gaulle avait fait une visite au chef lieu d'arrondissement, la ville de 'Aïn-Témouchent distante de douze km de notre village, et qu'il y avait eu des manifestations d'Européens, hostiles au chef de l'État qui criaient « Algérie française », et des contre-manifestations d'Arabes dont le mot d'ordre était « Algérie algérienne ».
Je fus stupéfait d'entendre cela. Je ne pouvais pas imaginer, fût-ce l'espace d'une fraction de seconde, que des Arabes pussent manifester dans les rues. Notre région, la plaine d'Oran à Tlemcen (le pays des Béni-Amer), était un fief de la grosse colonisation européenne (cf l'article Une archéologie du raï, dans ce même blog). À l'instar d'Oran, de nombreux villages, dont le nôtre, comptaient ainsi plus d'Européens que d'Arabes. Les Arabes n'avaient donc qu'à bien se tenir. Je pouvais d'autant moins imaginer la chose que j'avais -j'ai toujours- en mémoire les terribles répressions qui s'étaient abattues sur mon douar en 1954 puis en 1956, emportant de nombreux membres de ma famille. Les visions d'horreur avaient provoqué en moi un traumatisme qui s'était traduit par des crises de somnambulisme et une angoisse jamais surmontée depuis.
En effet, malgré le rapport de force extrêmement déséquilibré et une géographie de plaines aux riantes cultures, notre village et notre douar, participèrent à l'insurrection du 1er novembre 54. Incroyable ? Non. Notre douar et notre village avaient de qui tenir : les Béni-Amer n'avaient jamais cessé de combattre les Ottomans. Puis ils se dressèrent contre les Français sous la conduite de l'émir Abdelkader. Épopée tragique dont la mémoire collective gardait certainement les traces.
Ce fut mon père qui m'apprit la nouvelle de ce qui deviendra, pour l'histoire, l'Insurrection du 1er novembre 54 et qui n'était pour l'heure que des attentats assez insignifiants. Ce fut par un samedi après-midi, quand il vint me « sortir » du lycée pour le week-end. J'étais entré en sixième, au lycée Lamoricière, en octobre 1954, sous le régime de l'internat. (J'avais pour « pion » d'internat Ahmed Médeghri, récent bachelier math'élem et futur ministre de l'Intérieur de l'État algérien indépendant). L'internat fut un supplice pour moi. Jeté dans la grande ville, dans un milieu presque complètement européen -et Européen plutôt rupin-, moi qui ne trouvais déjà pas mes repères dans le village où nous avions emménagé en 1949, laissant mes deux sœurs mariées au douar Messaada. Le changement de résidence, du douar au village, fut un crève coeur pour moi, non seulement parce qu'il fallait dire adieu à la délicieuse liberté de gambader à travers champs du matin au soir, mais parce qu'il fallait encore quitter mes sœurs bien-aimées, surtout l'aînée qui était ma deuxième mère.
Mon père, déjà atteint par la maladie qui allait l'emporter six mois plus tard, à 50 ans, était abattu. Nous faisions route vers le village dans sa Citroën ; il m'avait acheté un sachet de bonbons à la gomme du Prisunic. Il m'apprit que H'med -le mari de ma sœur aînée- avait été arrêté et que Kada -l'horloger du village-, un parent de mon père, avait été tué par les gendarmes. Un de nos cousins de la branche maternelle, un militant du MTLD qui n'avait rien à voir avec les attentats, avait été tué, lui, à l'intérieur des locaux de la brigade de gendarmerie par un colon milicien qui lui défonça le crâne à coups de manche de pioche. Sous le regard des gendarmes et dans leurs locaux. Je n'avais jamais vu mon père à ce point accablé. Je me suis alors rappelé une discussion qu'il avait eue avec Kada dans le minuscule coin atelier que l'horloger avait aménagé dans son appartement d'une pièce.
Mon père : « Tu veux faire la guerre à la France avec ton 6,35 ? » - Kada, sur le même ton et s'adressant à moi : « Ton père est encore impressionné par la puissance militaire de la France ». Mon père, mobilisé, venait de rentrer de la guerre mondiale. (À son retour, les gendarmes étaient venus l'arrêter ; il passa quelques jours dans les geôles de la brigade de Lourmel-El Amria. Les gendarmes dirent que c'était pour le protéger des milices ultras qui entendaient prolonger ici les massacres du 08 mai 45). Mon père était badissi (tout notre douar était acquis à l'enseignement du cheikh Benbadis), très proche du PCA, et avait été un ouvrier syndiqué à la CGT. C'est dire qu'il voyait les choses avec les nuances de la politique. Kada, lui, était un P.P.A. pur et dur ; il ne rêvait que d'en découdre avec « la France ». Je me souviens très bien du soupir triste mais éloquent de mon père : « Tu ne sais pas de quoi ils sont capables ». Peut-être pensait-il, lui aussi, à cette discussion ce samedi-là, sur la route du village, car il me dit : « Ça va être terrible, mon fils. »
Le 1er novembre, Kada avait légèrement blessé un garde champêtre avec son 6,35 ; les gendarmes lui avaient donné la chasse et l'avaient tué. Mon beau-frère, le mari de ma sœur aînée, quant à lui, faisait partie d'un groupe qui devait attaquer une caserne à Saint-Maur-Tamezougha, la nuit du 1er novembre 54. En cours de route, les hommes s'aperçurent que les munitions que le responsable leur avait distribuées à la dernière minute, n'étaient pas les bonnes. Ils rebroussèrent chemin. (Le responsable en question était Abdelhafid Boussouf qui, recherché depuis le démantèlement de l'O.S., l'Organisation spéciale, en 1949, se planquait du côté de Lourmel-El-Amria, à une quinzaine de km de chez nous. Hocine Aït Ahmed, lui, s'était planqué encore plus près, à Er-Rahel-Hassi-El-Ghella, à 7 km de là, avant de rejoindre Le Caire). Quant aux armes et munitions, elles provenaient du lot que Mostfa Benboulaïd avait récupéré en Libye, dans les stocks abandonnés par l'Afrika Korps de Rommel. Quand les gendarmes se présentèrent chez lui, mon beau-frère travaillait dans son champ. « Où est le fusil ? ». Mon père lui constitua un avocat. Ce qui n'empêcha pas les gendarmes de le torturer en lui cassant toutes ses dents avant de l'envoyer en prison pour vingt ans. Il a eu, malgré tout, de la chance : quelques mois plus tard, il aurait été abattu sur place, sans autre forme de procès.
Encore mon père ne vit-il pas les indicibles années 56 et 57. Pour l'attaque des fermes de colons, les Arabes du douar payèrent en vies humaines le centuple de ce que les saboteurs avaient infligé aux seuls cultures (des pieds de vigne arrachés) et matériel (des granges incendiées et des poteaux télégraphiques sciés). Le douar fut détruit par dynamitage des maisons -celle de ma sœur cadette dont le mari avait pris le maquis où il perdit la vie avait volé en éclats-, la zone déclarée interdite et les habitants, du moins ce qu'il en restait, déportés dans un centre de regroupement, le « village nègre » de Rio-Salado.
Mon père ne vit pas la sœur de ma mère perdre dans la même journée deux de ses garçons pendant que le troisième, trop jeune, était emporté par les soudards du DOP pour leur servir d'esclave. Ma tante en perdit la raison. Mon père ne vit pas non plus son très cher cousin germain à qui il nous confia sur son lit de mort, disparaître à tout jamais avec son jeune frère dans l'archipel des DOP -les dispositifs opérationnels de protection, centres de torture et d'exécutions sommaires. Ce fut cet oncle, qui était par ailleurs l'un des responsables du FLN local, qui s'opposa à ce que je fasse la grève des cours de mai 1956, la stupide et injustifiable grève que j'aurais néanmoins bien voulu faire pour ne plus retourner en internat. Cet oncle disparut sans avoir réussi à châtier le milicien colon qui avait assassiné notre cousin maternel dans la brigade de gendarmerie : la bombe déposée sur la fenêtre de la chambre à coucher du milicien fit long feu.
Le DOP du village acquit très vite une réputation terrorisante à travers la région. Là étaient les limbes de l'enfer. Là officiait un lieutenant avec son commando de supplétifs arabes. Le seul nom du lieutenant faisait trembler les hommes les plus endurcis. C'était un monstre froid, capable de toutes les ignominies comme de tuer un homme dans le seul but de profaner ensuite la femme de la victime, sans craindre le regard de ses enfants. Notre village n'a jamais trouvé les mots pour dire le monstre et ses sacrilèges inouïs, et se tait depuis lors.
Ma sœur aînée me disait que notre père était aimé de Dieu qui l'avait rappelé à lui pour lui épargner toute cette horreur. Je ne pouvais pas la croire, étant -enfant déjà- radicalement indifférent à la religion. Ma sœur était membre du Nidham (le FLN). J'en ai eu la conviction en ces jours de novembre 1954, quand je suis allée lui rendre visite chez elle, au douar Messaada. Elle avait vingt ans de plus que moi et c'est elle qui m'a élevé. Elle me demanda, ce jour-là, de l'accompagner au puits. Là, au fond d'un vallon, au pied d'un immense caroubier, dans son ombre propice, là précisément où elle m'emmenait, à peine enfant, jouer dans le ruisselet pendant qu'elle puisait l'eau, un homme attendait ; il était revêtu d'un treillis militaire. Il me prit dans ses bras, m'embrassa ; je le connaissais bien ; c'était un gars de notre douar ; il avait échappé aux arrestations qui avaient suivi le 1er novembre et était maintenant dans l'armée de libération nationale. Lui et ma sœur eurent un conciliabule de plusieurs minutes. Je ne devais plus jamais revoir cet homme si attachant, si spontané ; il tombera parmi les premiers.
par Messaoud Benyoucef
Le samedi 10 décembre 1960, j'arrivai, par la micheline de l'après-midi, dans mon village pour y passer ce qui restait de week-end. Le petit train ralliait Rio-Salado-El-Malah à partir d'Oran en une heure exactement et il était d'une ponctualité jamais prise en défaut. J'étais alors élève en terminale philo au lycée Lamoricière (que j'orthographiais La mort ici erre) d'Oran. Dans ma classe, la philo 1, -52 élèves-, je représentais la moitié des effectifs arabes à moi seul. Mais l'itinéraire de la maison au lycée -situé en ville européenne évidemment- devenant toujours plus périlleux à cause des ratonnades et Monsieur Vié le sage, notre prof de philo, ne tolérant pas plus de cinq fautes d'orthographe dans une dissertation (auquel cas l'impétrant se voyait gratifier d'un zéro, avec commentaire public et meurtrier), l'effectif arabe fut décimé puisque mon congénère jeta l'éponge à mi-parcours. Je demeurais donc le seul Arabe au poste.
Au village, l'atmosphère me sembla inhabituelle. Un je ne sais quoi flottait dans l'air ; les Européens qui faisaient le boulevard sur la magnifique place, un grand quadrilatère ceinturé par une double rangée de palmiers, m'apparaissaient, à tort ou à raison, graves et silencieux, eux d'ordinaire si exubérants et volubiles. Le soir, j'appris que, durant la matinée d'hier, le général De Gaulle avait fait une visite au chef lieu d'arrondissement, la ville de 'Aïn-Témouchent distante de douze km de notre village, et qu'il y avait eu des manifestations d'Européens, hostiles au chef de l'État qui criaient « Algérie française », et des contre-manifestations d'Arabes dont le mot d'ordre était « Algérie algérienne ».
Je fus stupéfait d'entendre cela. Je ne pouvais pas imaginer, fût-ce l'espace d'une fraction de seconde, que des Arabes pussent manifester dans les rues. Notre région, la plaine d'Oran à Tlemcen (le pays des Béni-Amer), était un fief de la grosse colonisation européenne (cf l'article Une archéologie du raï, dans ce même blog). À l'instar d'Oran, de nombreux villages, dont le nôtre, comptaient ainsi plus d'Européens que d'Arabes. Les Arabes n'avaient donc qu'à bien se tenir. Je pouvais d'autant moins imaginer la chose que j'avais -j'ai toujours- en mémoire les terribles répressions qui s'étaient abattues sur mon douar en 1954 puis en 1956, emportant de nombreux membres de ma famille. Les visions d'horreur avaient provoqué en moi un traumatisme qui s'était traduit par des crises de somnambulisme et une angoisse jamais surmontée depuis.
En effet, malgré le rapport de force extrêmement déséquilibré et une géographie de plaines aux riantes cultures, notre village et notre douar, participèrent à l'insurrection du 1er novembre 54. Incroyable ? Non. Notre douar et notre village avaient de qui tenir : les Béni-Amer n'avaient jamais cessé de combattre les Ottomans. Puis ils se dressèrent contre les Français sous la conduite de l'émir Abdelkader. Épopée tragique dont la mémoire collective gardait certainement les traces.
Ce fut mon père qui m'apprit la nouvelle de ce qui deviendra, pour l'histoire, l'Insurrection du 1er novembre 54 et qui n'était pour l'heure que des attentats assez insignifiants. Ce fut par un samedi après-midi, quand il vint me « sortir » du lycée pour le week-end. J'étais entré en sixième, au lycée Lamoricière, en octobre 1954, sous le régime de l'internat. (J'avais pour « pion » d'internat Ahmed Médeghri, récent bachelier math'élem et futur ministre de l'Intérieur de l'État algérien indépendant). L'internat fut un supplice pour moi. Jeté dans la grande ville, dans un milieu presque complètement européen -et Européen plutôt rupin-, moi qui ne trouvais déjà pas mes repères dans le village où nous avions emménagé en 1949, laissant mes deux sœurs mariées au douar Messaada. Le changement de résidence, du douar au village, fut un crève coeur pour moi, non seulement parce qu'il fallait dire adieu à la délicieuse liberté de gambader à travers champs du matin au soir, mais parce qu'il fallait encore quitter mes sœurs bien-aimées, surtout l'aînée qui était ma deuxième mère.
Mon père, déjà atteint par la maladie qui allait l'emporter six mois plus tard, à 50 ans, était abattu. Nous faisions route vers le village dans sa Citroën ; il m'avait acheté un sachet de bonbons à la gomme du Prisunic. Il m'apprit que H'med -le mari de ma sœur aînée- avait été arrêté et que Kada -l'horloger du village-, un parent de mon père, avait été tué par les gendarmes. Un de nos cousins de la branche maternelle, un militant du MTLD qui n'avait rien à voir avec les attentats, avait été tué, lui, à l'intérieur des locaux de la brigade de gendarmerie par un colon milicien qui lui défonça le crâne à coups de manche de pioche. Sous le regard des gendarmes et dans leurs locaux. Je n'avais jamais vu mon père à ce point accablé. Je me suis alors rappelé une discussion qu'il avait eue avec Kada dans le minuscule coin atelier que l'horloger avait aménagé dans son appartement d'une pièce.
Mon père : « Tu veux faire la guerre à la France avec ton 6,35 ? » - Kada, sur le même ton et s'adressant à moi : « Ton père est encore impressionné par la puissance militaire de la France ». Mon père, mobilisé, venait de rentrer de la guerre mondiale. (À son retour, les gendarmes étaient venus l'arrêter ; il passa quelques jours dans les geôles de la brigade de Lourmel-El Amria. Les gendarmes dirent que c'était pour le protéger des milices ultras qui entendaient prolonger ici les massacres du 08 mai 45). Mon père était badissi (tout notre douar était acquis à l'enseignement du cheikh Benbadis), très proche du PCA, et avait été un ouvrier syndiqué à la CGT. C'est dire qu'il voyait les choses avec les nuances de la politique. Kada, lui, était un P.P.A. pur et dur ; il ne rêvait que d'en découdre avec « la France ». Je me souviens très bien du soupir triste mais éloquent de mon père : « Tu ne sais pas de quoi ils sont capables ». Peut-être pensait-il, lui aussi, à cette discussion ce samedi-là, sur la route du village, car il me dit : « Ça va être terrible, mon fils. »
Le 1er novembre, Kada avait légèrement blessé un garde champêtre avec son 6,35 ; les gendarmes lui avaient donné la chasse et l'avaient tué. Mon beau-frère, le mari de ma sœur aînée, quant à lui, faisait partie d'un groupe qui devait attaquer une caserne à Saint-Maur-Tamezougha, la nuit du 1er novembre 54. En cours de route, les hommes s'aperçurent que les munitions que le responsable leur avait distribuées à la dernière minute, n'étaient pas les bonnes. Ils rebroussèrent chemin. (Le responsable en question était Abdelhafid Boussouf qui, recherché depuis le démantèlement de l'O.S., l'Organisation spéciale, en 1949, se planquait du côté de Lourmel-El-Amria, à une quinzaine de km de chez nous. Hocine Aït Ahmed, lui, s'était planqué encore plus près, à Er-Rahel-Hassi-El-Ghella, à 7 km de là, avant de rejoindre Le Caire). Quant aux armes et munitions, elles provenaient du lot que Mostfa Benboulaïd avait récupéré en Libye, dans les stocks abandonnés par l'Afrika Korps de Rommel. Quand les gendarmes se présentèrent chez lui, mon beau-frère travaillait dans son champ. « Où est le fusil ? ». Mon père lui constitua un avocat. Ce qui n'empêcha pas les gendarmes de le torturer en lui cassant toutes ses dents avant de l'envoyer en prison pour vingt ans. Il a eu, malgré tout, de la chance : quelques mois plus tard, il aurait été abattu sur place, sans autre forme de procès.
Encore mon père ne vit-il pas les indicibles années 56 et 57. Pour l'attaque des fermes de colons, les Arabes du douar payèrent en vies humaines le centuple de ce que les saboteurs avaient infligé aux seuls cultures (des pieds de vigne arrachés) et matériel (des granges incendiées et des poteaux télégraphiques sciés). Le douar fut détruit par dynamitage des maisons -celle de ma sœur cadette dont le mari avait pris le maquis où il perdit la vie avait volé en éclats-, la zone déclarée interdite et les habitants, du moins ce qu'il en restait, déportés dans un centre de regroupement, le « village nègre » de Rio-Salado.
Mon père ne vit pas la sœur de ma mère perdre dans la même journée deux de ses garçons pendant que le troisième, trop jeune, était emporté par les soudards du DOP pour leur servir d'esclave. Ma tante en perdit la raison. Mon père ne vit pas non plus son très cher cousin germain à qui il nous confia sur son lit de mort, disparaître à tout jamais avec son jeune frère dans l'archipel des DOP -les dispositifs opérationnels de protection, centres de torture et d'exécutions sommaires. Ce fut cet oncle, qui était par ailleurs l'un des responsables du FLN local, qui s'opposa à ce que je fasse la grève des cours de mai 1956, la stupide et injustifiable grève que j'aurais néanmoins bien voulu faire pour ne plus retourner en internat. Cet oncle disparut sans avoir réussi à châtier le milicien colon qui avait assassiné notre cousin maternel dans la brigade de gendarmerie : la bombe déposée sur la fenêtre de la chambre à coucher du milicien fit long feu.
Le DOP du village acquit très vite une réputation terrorisante à travers la région. Là étaient les limbes de l'enfer. Là officiait un lieutenant avec son commando de supplétifs arabes. Le seul nom du lieutenant faisait trembler les hommes les plus endurcis. C'était un monstre froid, capable de toutes les ignominies comme de tuer un homme dans le seul but de profaner ensuite la femme de la victime, sans craindre le regard de ses enfants. Notre village n'a jamais trouvé les mots pour dire le monstre et ses sacrilèges inouïs, et se tait depuis lors.
Ma sœur aînée me disait que notre père était aimé de Dieu qui l'avait rappelé à lui pour lui épargner toute cette horreur. Je ne pouvais pas la croire, étant -enfant déjà- radicalement indifférent à la religion. Ma sœur était membre du Nidham (le FLN). J'en ai eu la conviction en ces jours de novembre 1954, quand je suis allée lui rendre visite chez elle, au douar Messaada. Elle avait vingt ans de plus que moi et c'est elle qui m'a élevé. Elle me demanda, ce jour-là, de l'accompagner au puits. Là, au fond d'un vallon, au pied d'un immense caroubier, dans son ombre propice, là précisément où elle m'emmenait, à peine enfant, jouer dans le ruisselet pendant qu'elle puisait l'eau, un homme attendait ; il était revêtu d'un treillis militaire. Il me prit dans ses bras, m'embrassa ; je le connaissais bien ; c'était un gars de notre douar ; il avait échappé aux arrestations qui avaient suivi le 1er novembre et était maintenant dans l'armée de libération nationale. Lui et ma sœur eurent un conciliabule de plusieurs minutes. Je ne devais plus jamais revoir cet homme si attachant, si spontané ; il tombera parmi les premiers.

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