Oscar Niemeyer versus Pouillon
(Extrait de Alger la Blanche, biographies d’une ville, Perrin 2012)
Alors que notables et gardiens du temple s’appliquaient à contrecarrer tous les plans de Le Corbusier, entraient en scène Fernand Pouillon et Oscar Niemeyer. Celui-ci entretiendra des relations privilégiées avec le pays, et avec le président Boumediene en personne. C’est en 1965 que Le Corbusier situe ses rencontres avec Niemeyer et son plan du Nouvel Alger : « Un plan auquel j’ai participé, dira-t-il, mais avec lequel je (n’étais) pas d’accord. C’est un accident de l’histoire qui n’avait, pour la jeune République algérienne, d’autres raisons que publicitaires ; il (fallait) donc l’oublier. » Dans ses évocations de l’expérience algéroise, le Brésilien, lui, ne mentionne pas explicitement ce « désaccord », mais il se fait disert sur son séjour algérois, comme dans ces propos rapportés par un journaliste qui le rencontra dans ses bureaux de Brasilia :
« Je suis arrivé en Algérie au bon moment, quelque temps après la victoire contre le colonialisme. Il y avait beaucoup de bonheur, de joie, et une certaine gravité, face aux besoins énormes du peuple que la colonisation avait méprisé (…) J'ai beaucoup aimé Alger, si lumineuse et accueillante, sa baie, ses criques… Et puis il y a sa Casbah, un beau patrimoine, avec ses maisons blanches presque aveugles pour se protéger du vent. Je m'y suis souvent promené, montant et descendant ses escaliers, ses ruelles qui donnent sur la mer. C'est aussi un lieu de lutte, de vie et d'histoire (…) Il fallait répondre aux aspirations (et) aux frustrations engendrées par la domination coloniale. »
De sa rencontre avec Boumediene, il retient la disponibilité et la capacité d’écoute chez l’homme, réputé pourtant austère et encore plus « taciturne » que Le Corbusier. Austère, mais capable d’étonnement, de cet étonnement sans lequel, souligne Niemeyer, il ne saurait y avoir adhésion à un projet ambitieux :
« Le président Boumediene connaissait mon travail et il avait de grandes ambitions pour le pays (…) Il m'a offert sa protection pendant toute la période où j'ai vécu exilé en Europe, à cause de la dictature dans mon pays. Un jour, il m'a dit : “J'aimerais que tu deviennes mon conseiller pour les questions architecturales.” (…) Nous parlions de tout, et bien sûr des nombreux projets en cours, parmi lesquels l’université des Sciences et Technologies d'Alger, l'université de Constantine, l'Ecole polytechnique d'architecture et d'urbanisme d'Alger, une salle omnisports au sein du Complexe olympique (…) et le Plan du nouvel Alger. En ce qui concerne l'Université des sciences et technologies d'Alger, j'ai eu des désaccords, car mon idée n'a pas été acceptée, et je ne m'y suis plus impliqué. »
Sans doute est-ce de ces désaccords que voulait parler Le Corbusier ? De fait, le témoignage du Brésilien sur un projet de mosquée « révolutionnaire » (accepté par Boumediene, affirme-t-il), est de nature à faire voir d’un autre œil le nouveau projet au coût faramineux, critiqué par les militants de la laïcité, de « la plus grande mosquée du monde, après celles des lieux saints de l’islam », comme disent les médias algériens, connus pour leur goût pathologique du superlatif dès qu’il s’agit du pays :
« Une nuit à Alger, confie-t-il, j'ai travaillé, comme dans un état second, une partie de la nuit dans ma chambre d'hôtel. Résultat : une mosquée suspendue au-dessus de la mer et reliée à la terre ferme par une superstructure, près d'une plage, à proximité du Port (…) Boumediene, en voyant les plans de la mosquée, s'était exclamé : “Mais c'est une mosquée révolutionnaire.” Je lui ai alors répondu, en riant : “Mais, Président, la révolution doit être partout !” (…) J'aime pousser les lois de la physique et de la matière dans leurs dernières limites et créer ainsi de l'inattendu (…) Boumediene avait été surpris par le projet de la mosquée d'Alger. Sa disparition brutale est la seule explication de l'abandon de sa construction ainsi que d'autres projets… »
Oscar Niemeyer précisait que pour tous ses projets il ne pouvait pas se passer de consulter des spécialistes des Sciences humaines, tel son compatriote l’anthropologue Darcy Ribeiro. Et c’est justement ce qu’il reprochait, sans les nommer, à Le Corbusier et à Pouillon : de travailler en « solitaires », sans faire entrer en ligne de compte, dans leurs conceptions, le critère humain ou sociologique. En fait, ce reproche visait plus particulièrement Pouillon. Très critiqué aussi bien par les disciples de Le Corbusier, l’inventeur de ce que les Algérois baptisèrent « les Pouillonnades » semblait en effet loin des préoccupations philosophiques ou humaines…
En cela, et malgré tout, Le Corbusier se distinguait nettement de ses pairs, même s’il était loin, lui que l’on décréta « prophète autodidacte (quoique) contesté », d’avoir une perception du monde aussi large que celle dont témoigna Oscar Niemeyer. Et si la vie de l’architecte franco-suisse fut entachée de quelques ambiguïtés, ses leçons architecturales, elles, restent sans équivoque, qui valent ce qu’elles valent ailleurs, mais qui, à Alger, devraient valoir testament – même si, dans « architecture arabe », l’élément « arabe » peut, ici ou là et selon l’époque, se révéler impropre, sinon réducteur ; ou alors, il faudrait lire « néo-mauresque ». On avait et l’on a toujours tendance à considérer et à désigner l’indigène historique, à savoir le Berbère, comme un Arabe qui s’ignore, alors que c’est le Berbère que l’on ignore en le « comptabilisant » comme Arabe... Or, même sous l’occupation ottomane, Alger demeura berbère dans l’âme, pour ainsi dire, souvent arabophone, fortement islamisée, mais berbère. Cela étant dit, il ne faut pas… ignorer non plus le mythe du Berbère assimilable à souhait tel qu’il fut échafaudé par le colonialisme et entretenu jusqu’à nos jours par certains Berbères eux-mêmes comme par les médias français, pour l’opposer à l’Arabe, qui serait, lui, inassimilable par nature.
Cet amalgame de deux identités distinctes (je préfère ce terme à celui de « confusion », lequel ne marque pas suffisamment, malgré les apparences, l’idée de « fusion ») – et même si, avec le temps, ces identités sont devenues fusionnelles (cela est plus vrai de la Casbah que du reste de la ville) – cet amalgame, donc, révèle une méconnaissance grave de l’histoire et de la société. D’où cette troisième leçon d’architecture, qui, elle, nous vient d’Oscar Niemeyer et non plus de Le Corbusier :
« Les écoles d'architecture doivent proposer des cours parallèles à cette spécialité : de la philosophie, de l'histoire, de l'anthropologie, de la littérature. Il ne suffit pas pour un architecte de sortir d'une faculté pour qu'il devienne un professionnel. Il doit apprendre à bien connaître sa société, comprendre et s'ouvrir au monde afin de construire des choses qui rendent les gens heureux, qui leur donnent de la joie. ».
Evidemment, ce n’est pas avec une telle perception du rapport de l’homme à l’espace, ou de l’espace à l’homme, que le Brésilien pouvait trouver matière à ouvrage… Certes, après l’indépendance, Pouillon tentera tant bien que mal d’intégrer ce rapport dans les nouvelles constructions que l’Etat algérien allait lui confier, dans les années 1960-70. Néanmoins, cette intégration se révèlera plus effective et plus gratifiante dans les complexes touristiques : Zéralda, Sidi-Ferruch, que dans les cités OPHLM : Diar Es-Saâda (« Cité du Bonheur ») ; Diar El-Mahçoul (« Cité dela Promesse tenue ») ; et Climat de France.
Cette rhétorique du « Bonheur » et de la « Promesse » relevait d’une visée, et non d’une vision, d’une visée politique chère aux concepteurs du futur Plan de Constantine. Rhétorique biaisée : si les locataires de la cité Climat de France, livrée en 1957, un an avant la Paix des braves et le fameux « Je vous ai compris ! », si donc ces locataires étaient en majorité des pieds-noirs, et si Diar Es-Saâda, livrée tout au début de la guerre d’indépendance (1954), avait été conçue pour sortir les familles indigènes de leurs bidonvilles, on ne peut pas dire autant de Diar El-Mahçoul, pourtant livrée la même année. On ne peut pas en dire autant, et pour cause ! C’est que Diar El-Mahçoul était divisée en deux secteurs, séparés par une large avenue : le premier, face à la mer, réservé aux locataires européens, portait le nom de « Confort » (sic) ; l’autre, de « Simple confort », était réservé aux indigènes… Promesse d’intégration, cela ne voulait donc pas dire : promesse d’égalité de traitement.
Salah Guemriche
(Extrait de Alger la Blanche, biographies d’une ville, p. 300-307, Perrin 2012)
(Extrait de Alger la Blanche, biographies d’une ville, Perrin 2012)
Alors que notables et gardiens du temple s’appliquaient à contrecarrer tous les plans de Le Corbusier, entraient en scène Fernand Pouillon et Oscar Niemeyer. Celui-ci entretiendra des relations privilégiées avec le pays, et avec le président Boumediene en personne. C’est en 1965 que Le Corbusier situe ses rencontres avec Niemeyer et son plan du Nouvel Alger : « Un plan auquel j’ai participé, dira-t-il, mais avec lequel je (n’étais) pas d’accord. C’est un accident de l’histoire qui n’avait, pour la jeune République algérienne, d’autres raisons que publicitaires ; il (fallait) donc l’oublier. » Dans ses évocations de l’expérience algéroise, le Brésilien, lui, ne mentionne pas explicitement ce « désaccord », mais il se fait disert sur son séjour algérois, comme dans ces propos rapportés par un journaliste qui le rencontra dans ses bureaux de Brasilia :
« Je suis arrivé en Algérie au bon moment, quelque temps après la victoire contre le colonialisme. Il y avait beaucoup de bonheur, de joie, et une certaine gravité, face aux besoins énormes du peuple que la colonisation avait méprisé (…) J'ai beaucoup aimé Alger, si lumineuse et accueillante, sa baie, ses criques… Et puis il y a sa Casbah, un beau patrimoine, avec ses maisons blanches presque aveugles pour se protéger du vent. Je m'y suis souvent promené, montant et descendant ses escaliers, ses ruelles qui donnent sur la mer. C'est aussi un lieu de lutte, de vie et d'histoire (…) Il fallait répondre aux aspirations (et) aux frustrations engendrées par la domination coloniale. »
De sa rencontre avec Boumediene, il retient la disponibilité et la capacité d’écoute chez l’homme, réputé pourtant austère et encore plus « taciturne » que Le Corbusier. Austère, mais capable d’étonnement, de cet étonnement sans lequel, souligne Niemeyer, il ne saurait y avoir adhésion à un projet ambitieux :
« Le président Boumediene connaissait mon travail et il avait de grandes ambitions pour le pays (…) Il m'a offert sa protection pendant toute la période où j'ai vécu exilé en Europe, à cause de la dictature dans mon pays. Un jour, il m'a dit : “J'aimerais que tu deviennes mon conseiller pour les questions architecturales.” (…) Nous parlions de tout, et bien sûr des nombreux projets en cours, parmi lesquels l’université des Sciences et Technologies d'Alger, l'université de Constantine, l'Ecole polytechnique d'architecture et d'urbanisme d'Alger, une salle omnisports au sein du Complexe olympique (…) et le Plan du nouvel Alger. En ce qui concerne l'Université des sciences et technologies d'Alger, j'ai eu des désaccords, car mon idée n'a pas été acceptée, et je ne m'y suis plus impliqué. »
Sans doute est-ce de ces désaccords que voulait parler Le Corbusier ? De fait, le témoignage du Brésilien sur un projet de mosquée « révolutionnaire » (accepté par Boumediene, affirme-t-il), est de nature à faire voir d’un autre œil le nouveau projet au coût faramineux, critiqué par les militants de la laïcité, de « la plus grande mosquée du monde, après celles des lieux saints de l’islam », comme disent les médias algériens, connus pour leur goût pathologique du superlatif dès qu’il s’agit du pays :
« Une nuit à Alger, confie-t-il, j'ai travaillé, comme dans un état second, une partie de la nuit dans ma chambre d'hôtel. Résultat : une mosquée suspendue au-dessus de la mer et reliée à la terre ferme par une superstructure, près d'une plage, à proximité du Port (…) Boumediene, en voyant les plans de la mosquée, s'était exclamé : “Mais c'est une mosquée révolutionnaire.” Je lui ai alors répondu, en riant : “Mais, Président, la révolution doit être partout !” (…) J'aime pousser les lois de la physique et de la matière dans leurs dernières limites et créer ainsi de l'inattendu (…) Boumediene avait été surpris par le projet de la mosquée d'Alger. Sa disparition brutale est la seule explication de l'abandon de sa construction ainsi que d'autres projets… »
Oscar Niemeyer précisait que pour tous ses projets il ne pouvait pas se passer de consulter des spécialistes des Sciences humaines, tel son compatriote l’anthropologue Darcy Ribeiro. Et c’est justement ce qu’il reprochait, sans les nommer, à Le Corbusier et à Pouillon : de travailler en « solitaires », sans faire entrer en ligne de compte, dans leurs conceptions, le critère humain ou sociologique. En fait, ce reproche visait plus particulièrement Pouillon. Très critiqué aussi bien par les disciples de Le Corbusier, l’inventeur de ce que les Algérois baptisèrent « les Pouillonnades » semblait en effet loin des préoccupations philosophiques ou humaines…
En cela, et malgré tout, Le Corbusier se distinguait nettement de ses pairs, même s’il était loin, lui que l’on décréta « prophète autodidacte (quoique) contesté », d’avoir une perception du monde aussi large que celle dont témoigna Oscar Niemeyer. Et si la vie de l’architecte franco-suisse fut entachée de quelques ambiguïtés, ses leçons architecturales, elles, restent sans équivoque, qui valent ce qu’elles valent ailleurs, mais qui, à Alger, devraient valoir testament – même si, dans « architecture arabe », l’élément « arabe » peut, ici ou là et selon l’époque, se révéler impropre, sinon réducteur ; ou alors, il faudrait lire « néo-mauresque ». On avait et l’on a toujours tendance à considérer et à désigner l’indigène historique, à savoir le Berbère, comme un Arabe qui s’ignore, alors que c’est le Berbère que l’on ignore en le « comptabilisant » comme Arabe... Or, même sous l’occupation ottomane, Alger demeura berbère dans l’âme, pour ainsi dire, souvent arabophone, fortement islamisée, mais berbère. Cela étant dit, il ne faut pas… ignorer non plus le mythe du Berbère assimilable à souhait tel qu’il fut échafaudé par le colonialisme et entretenu jusqu’à nos jours par certains Berbères eux-mêmes comme par les médias français, pour l’opposer à l’Arabe, qui serait, lui, inassimilable par nature.
Cet amalgame de deux identités distinctes (je préfère ce terme à celui de « confusion », lequel ne marque pas suffisamment, malgré les apparences, l’idée de « fusion ») – et même si, avec le temps, ces identités sont devenues fusionnelles (cela est plus vrai de la Casbah que du reste de la ville) – cet amalgame, donc, révèle une méconnaissance grave de l’histoire et de la société. D’où cette troisième leçon d’architecture, qui, elle, nous vient d’Oscar Niemeyer et non plus de Le Corbusier :
« Les écoles d'architecture doivent proposer des cours parallèles à cette spécialité : de la philosophie, de l'histoire, de l'anthropologie, de la littérature. Il ne suffit pas pour un architecte de sortir d'une faculté pour qu'il devienne un professionnel. Il doit apprendre à bien connaître sa société, comprendre et s'ouvrir au monde afin de construire des choses qui rendent les gens heureux, qui leur donnent de la joie. ».
Evidemment, ce n’est pas avec une telle perception du rapport de l’homme à l’espace, ou de l’espace à l’homme, que le Brésilien pouvait trouver matière à ouvrage… Certes, après l’indépendance, Pouillon tentera tant bien que mal d’intégrer ce rapport dans les nouvelles constructions que l’Etat algérien allait lui confier, dans les années 1960-70. Néanmoins, cette intégration se révèlera plus effective et plus gratifiante dans les complexes touristiques : Zéralda, Sidi-Ferruch, que dans les cités OPHLM : Diar Es-Saâda (« Cité du Bonheur ») ; Diar El-Mahçoul (« Cité dela Promesse tenue ») ; et Climat de France.
Cette rhétorique du « Bonheur » et de la « Promesse » relevait d’une visée, et non d’une vision, d’une visée politique chère aux concepteurs du futur Plan de Constantine. Rhétorique biaisée : si les locataires de la cité Climat de France, livrée en 1957, un an avant la Paix des braves et le fameux « Je vous ai compris ! », si donc ces locataires étaient en majorité des pieds-noirs, et si Diar Es-Saâda, livrée tout au début de la guerre d’indépendance (1954), avait été conçue pour sortir les familles indigènes de leurs bidonvilles, on ne peut pas dire autant de Diar El-Mahçoul, pourtant livrée la même année. On ne peut pas en dire autant, et pour cause ! C’est que Diar El-Mahçoul était divisée en deux secteurs, séparés par une large avenue : le premier, face à la mer, réservé aux locataires européens, portait le nom de « Confort » (sic) ; l’autre, de « Simple confort », était réservé aux indigènes… Promesse d’intégration, cela ne voulait donc pas dire : promesse d’égalité de traitement.
Salah Guemriche
(Extrait de Alger la Blanche, biographies d’une ville, p. 300-307, Perrin 2012)

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