Barbarie, fatalisme, archaïsme, terrorisme. Autour de quelques idées fortes en ‘isme’, la représentation occidentale des musulmans semble figée à travers les temps. De la menace sarrasine évoquée par la chanson de Roland, texte fondateur de la littérature française, au péril islamiste dénoncé par l’hebdomadaire L’Express: toute une littérature effrayante. Il est surprenant de constater que son regard porté sur l’Islam, lui, n’a pas changé. Il en résulte un discours empreint de préjugés millénaires. De l’expression «gentem perfidam sarracenorum» (la nation perfide des sarrasins), utilisée dans la première moitié du VIIIe siècle en Occident à l’étiquette «les Arabes, peuple brigand» écrit par Montesquieu dans De l’esprit des lois, les Arabes synonymes de musulmans chez les Occidentaux sont perçus comme étant un danger pour le monde chrétien.
Plusieurs siècles après, ce discours n’a pas pris un pli. Le sarrasin est remplacé par le terroriste. Triste représentation.
Nous vivons par voie de conséquence les temps du révisionnisme sur l’apport «discutable», nous dit-on, de la civilisation islamique et partant de la langue arabe au patrimoine universelle, il est bon de remettre les pendules à l’heure. A force de diaboliser l’Islam, on a fini par croire ou faire croire en Occident à travers des médias d’une rare partialité, que les Arabes et les musulmans sont synonymes de désert du savoir. Sans verser dans une nostalgie déplacée de la grandeur de Bagdad, Grenade voire de Cordoue, il est utile de replacer dans le cadre de cette contribution, le contexte des sources littéraires des hommes de lettres européens considérés comme des génies dans leur discipline par un Occident qui dicte la norme sur ce que nous devons apprécier et ce que nous devons rejeter.
Qui étaient donc ces Arabes et quel projet culturel véhiculait la langue arabe ? La littérature arabe est la littérature d’une langue, et non celle d’un peuple. Les «chu’ùbiyah» du IXe siècle ont été les premiers à bien connaître, à exalter et à servir la langue arabe tout en cherchant à déprécier les Arabes qui la leur avaient apprise. (1)
Cette langue a affirmé, dès le début, sa suprématie et elle l’a maintenue malgré les scissions religieuses et les dislocations politiques. Les apports étrangers au lieu de banaliser et étouffer la langue arabe, l’ont au contraire vivifiée et en ont fait l’une des langues les plus importantes du monde. L’Europe devenue laïcisée officiellement ne classe pas comme littérature les sciences religieuses. De fait, un bon nombre de maîtres musulmans arabes en théologie, en exégèse ou en droit ont été d’excellents hommes de lettres. Les Arabes parlaient des dialectes différents, avant même l’avènement de l’Islam, il existait une langue littéraire employée par les poètes et les orateurs.
De cette langue, dominant d’une façon plus ou moins incertaine la péninsule Arabique, l’Islam fera le véhicule de la révélation qu’il enseigne et il la transformera en une langue mondiale de première importance. La majorité des Arabes étant, à cette époque, des nomades, on ne peut pas parler de centres littéraires «fixes». Cependant, ils se réunissaient périodiquement à l’occasion de trêves, et se livraient alors à une vie de l’esprit. Les rivalités des tribus pouvaient, alors, s’exprimer par orateurs interposés et malheur à la tribu qui n’avait pas un bon poète. Une des foires les plus importantes portait le nom de ‘Oukkadh’, elle se tenait loin de Taïf et durait vingt jours. On aime à dire, rapporte J.M. Abd El Djallil, que le célèbre poète An-Nabigah Ad-Dubyani en a été l’arbitre, que les fameuses «Mu’allaquat» y furent couronnées et que l’orateur Quiss Ibn Sa’idah y prononça des discours retentissants. Ce dernier serait évêque de Nadjran dans le Yémen. A cette époque, le poète joue un véritable «rôle social», sa puissance est supérieure à celle de l’orateur à cause de la rapidité avec laquelle un poème se grave dans les mémoires et se répand dans les différentes tribus. (1)
On rapporte aussi les plus étonnantes histoires sur l’invraisemblable mémoire de rapsodes (ruwaï, puriel rawiyah) dont la spécialité était d’écouter et de retenir par coeur les productions des poètes. Un des plus célèbres est le fameux Hammad Ar-Rawiyah (VIIIe siècle), son rôle est même resté dans son nom, il se vantait de pouvoir débiter sur chaque lettre de l’alphabet arabe 100 qaçidahs (poèmes) de la même rime ! Même Les Juifs, qui étaient assez nombreux dans l’ouest de l’Arabie, tout en restant fidèles à leur foi, s’étaient arabisés, dans l’usage de la langue et de l’art oratoire du pays.
Le plus célèbre d’entre eux fut As-Samaw’al Ibn ‘Adiyah de Yatrib, la future Médine du Prophète. Sa célèbre «Lamiyatou Samaw’all» est un classique décrivant la bravoure des hommes du désert: «Idha el mar’ou lam iadnass min elouemi ‘irdhouhou, fakoulou ridainn iartdihi djamilou»; «Si l’homme ne se souille pas de vilenies, tout vêtement modeste qu’il mettra paraîtra beau». On rapporte qu’il avait accepté de garder pour Imru’ Al-Qays qui se rendait à Byzance les armures de la famille et qu’il préféra voir égorger son fils sous ses yeux que de livrer le dépôt aux ennemis du prince. D’où le proverbe arabe bien connu: «Aoufa min As-Samaw’al»; «Plus fidèle que Samuel» (1). Et dire que les Juifs du vingtième et unième siècle ne pensent qu’à réduire en esclavage les Arabes avec qui ils ont cohabité pendant 2.000 ans !
On connaît les «importateurs européens» de la pensée arabe: Gerbert d’Aurillac, Constantin l’Africain, Platon de Tivoli, Adélard de Bath, Gérard de Crémone, Michael Scot, Jean de Séville, l’aristotélisme d’Avicenne et d’Averroès fut, par exemple, exposé dans un traité appelé «Lettres siciliennes» et adressé par le philosophe Ibn Sabin à Frédéric II de Hohenstaufen; Al-Idrisi nous a légué son «Kitab Rodjer»; «Le livre de Roger», ouvrage de géographie écrit pour Roger deuxième du nom et roi normand de Sicile (1105-1154). La littérature orientale donne de véritables «best-sellers» à l’Occident médiéval, comme le «Livre de l’Echelle de Mahomet», ou l’avatar persan du roman d’Alexandre le Grand, l’Iskandarname.
Le processus des échanges reste très largement un flux venant de l’Orient musulman vers l’Occident latin, quitte à ce que les Occidentaux s’approprient sans vergogne ce qu’ils ont reçu d’Orient, ainsi qu’en témoigne un homme de loi (cadi) de la fin du Xe siècle qui légifère contre le «piratage intellectuel» et pour la défense des droits d’auteur en interdisant «la vente de livres de science aux juifs et aux chrétiens qui traduisent ces ouvrages et les attribuent à leur propre peuple et à leurs évêques, alors qu’ils ont été rédigés par des musulmans».
Il y avait effectivement dans l’Orient, au Maghreb et en Espagne musulmane d’illustres écoles et des maîtres savants. Comme l’écrit Brosselard: «L’esprit était en ébullition; les intelligences débordaient; théologiens, philosophes, médecins, jurisconsultes, poètes et historiens, rivalisant d’émulation, travaillaient à l’envi au déchiffrement de la pensée, demeuré longtemps inculte. Les écrits succédaient aux écrits; on s’animait à la lutte, et chaque jour voyait éclore une école de philosophie nouvelle, surgir une secte, se dresser une hérésie. Jamais peut-être à aucune époque, il ne se fit une aussi grande dépense d’esprit de méditation, de recherches, d’érudition en tout genre de science. De ce labeur de géants, naquit la scolastique dont le seul nom résume un des plus grands mouvements qui aient marqué dans l’histoire de l’esprit humain». (2).
Plusieurs siècles après, ce discours n’a pas pris un pli. Le sarrasin est remplacé par le terroriste. Triste représentation.
Nous vivons par voie de conséquence les temps du révisionnisme sur l’apport «discutable», nous dit-on, de la civilisation islamique et partant de la langue arabe au patrimoine universelle, il est bon de remettre les pendules à l’heure. A force de diaboliser l’Islam, on a fini par croire ou faire croire en Occident à travers des médias d’une rare partialité, que les Arabes et les musulmans sont synonymes de désert du savoir. Sans verser dans une nostalgie déplacée de la grandeur de Bagdad, Grenade voire de Cordoue, il est utile de replacer dans le cadre de cette contribution, le contexte des sources littéraires des hommes de lettres européens considérés comme des génies dans leur discipline par un Occident qui dicte la norme sur ce que nous devons apprécier et ce que nous devons rejeter.
Qui étaient donc ces Arabes et quel projet culturel véhiculait la langue arabe ? La littérature arabe est la littérature d’une langue, et non celle d’un peuple. Les «chu’ùbiyah» du IXe siècle ont été les premiers à bien connaître, à exalter et à servir la langue arabe tout en cherchant à déprécier les Arabes qui la leur avaient apprise. (1)
Cette langue a affirmé, dès le début, sa suprématie et elle l’a maintenue malgré les scissions religieuses et les dislocations politiques. Les apports étrangers au lieu de banaliser et étouffer la langue arabe, l’ont au contraire vivifiée et en ont fait l’une des langues les plus importantes du monde. L’Europe devenue laïcisée officiellement ne classe pas comme littérature les sciences religieuses. De fait, un bon nombre de maîtres musulmans arabes en théologie, en exégèse ou en droit ont été d’excellents hommes de lettres. Les Arabes parlaient des dialectes différents, avant même l’avènement de l’Islam, il existait une langue littéraire employée par les poètes et les orateurs.
De cette langue, dominant d’une façon plus ou moins incertaine la péninsule Arabique, l’Islam fera le véhicule de la révélation qu’il enseigne et il la transformera en une langue mondiale de première importance. La majorité des Arabes étant, à cette époque, des nomades, on ne peut pas parler de centres littéraires «fixes». Cependant, ils se réunissaient périodiquement à l’occasion de trêves, et se livraient alors à une vie de l’esprit. Les rivalités des tribus pouvaient, alors, s’exprimer par orateurs interposés et malheur à la tribu qui n’avait pas un bon poète. Une des foires les plus importantes portait le nom de ‘Oukkadh’, elle se tenait loin de Taïf et durait vingt jours. On aime à dire, rapporte J.M. Abd El Djallil, que le célèbre poète An-Nabigah Ad-Dubyani en a été l’arbitre, que les fameuses «Mu’allaquat» y furent couronnées et que l’orateur Quiss Ibn Sa’idah y prononça des discours retentissants. Ce dernier serait évêque de Nadjran dans le Yémen. A cette époque, le poète joue un véritable «rôle social», sa puissance est supérieure à celle de l’orateur à cause de la rapidité avec laquelle un poème se grave dans les mémoires et se répand dans les différentes tribus. (1)
On rapporte aussi les plus étonnantes histoires sur l’invraisemblable mémoire de rapsodes (ruwaï, puriel rawiyah) dont la spécialité était d’écouter et de retenir par coeur les productions des poètes. Un des plus célèbres est le fameux Hammad Ar-Rawiyah (VIIIe siècle), son rôle est même resté dans son nom, il se vantait de pouvoir débiter sur chaque lettre de l’alphabet arabe 100 qaçidahs (poèmes) de la même rime ! Même Les Juifs, qui étaient assez nombreux dans l’ouest de l’Arabie, tout en restant fidèles à leur foi, s’étaient arabisés, dans l’usage de la langue et de l’art oratoire du pays.
Le plus célèbre d’entre eux fut As-Samaw’al Ibn ‘Adiyah de Yatrib, la future Médine du Prophète. Sa célèbre «Lamiyatou Samaw’all» est un classique décrivant la bravoure des hommes du désert: «Idha el mar’ou lam iadnass min elouemi ‘irdhouhou, fakoulou ridainn iartdihi djamilou»; «Si l’homme ne se souille pas de vilenies, tout vêtement modeste qu’il mettra paraîtra beau». On rapporte qu’il avait accepté de garder pour Imru’ Al-Qays qui se rendait à Byzance les armures de la famille et qu’il préféra voir égorger son fils sous ses yeux que de livrer le dépôt aux ennemis du prince. D’où le proverbe arabe bien connu: «Aoufa min As-Samaw’al»; «Plus fidèle que Samuel» (1). Et dire que les Juifs du vingtième et unième siècle ne pensent qu’à réduire en esclavage les Arabes avec qui ils ont cohabité pendant 2.000 ans !
On connaît les «importateurs européens» de la pensée arabe: Gerbert d’Aurillac, Constantin l’Africain, Platon de Tivoli, Adélard de Bath, Gérard de Crémone, Michael Scot, Jean de Séville, l’aristotélisme d’Avicenne et d’Averroès fut, par exemple, exposé dans un traité appelé «Lettres siciliennes» et adressé par le philosophe Ibn Sabin à Frédéric II de Hohenstaufen; Al-Idrisi nous a légué son «Kitab Rodjer»; «Le livre de Roger», ouvrage de géographie écrit pour Roger deuxième du nom et roi normand de Sicile (1105-1154). La littérature orientale donne de véritables «best-sellers» à l’Occident médiéval, comme le «Livre de l’Echelle de Mahomet», ou l’avatar persan du roman d’Alexandre le Grand, l’Iskandarname.
Le processus des échanges reste très largement un flux venant de l’Orient musulman vers l’Occident latin, quitte à ce que les Occidentaux s’approprient sans vergogne ce qu’ils ont reçu d’Orient, ainsi qu’en témoigne un homme de loi (cadi) de la fin du Xe siècle qui légifère contre le «piratage intellectuel» et pour la défense des droits d’auteur en interdisant «la vente de livres de science aux juifs et aux chrétiens qui traduisent ces ouvrages et les attribuent à leur propre peuple et à leurs évêques, alors qu’ils ont été rédigés par des musulmans».
Il y avait effectivement dans l’Orient, au Maghreb et en Espagne musulmane d’illustres écoles et des maîtres savants. Comme l’écrit Brosselard: «L’esprit était en ébullition; les intelligences débordaient; théologiens, philosophes, médecins, jurisconsultes, poètes et historiens, rivalisant d’émulation, travaillaient à l’envi au déchiffrement de la pensée, demeuré longtemps inculte. Les écrits succédaient aux écrits; on s’animait à la lutte, et chaque jour voyait éclore une école de philosophie nouvelle, surgir une secte, se dresser une hérésie. Jamais peut-être à aucune époque, il ne se fit une aussi grande dépense d’esprit de méditation, de recherches, d’érudition en tout genre de science. De ce labeur de géants, naquit la scolastique dont le seul nom résume un des plus grands mouvements qui aient marqué dans l’histoire de l’esprit humain». (2).

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