Certains d’entre vous ont été très marqués par la revue du livre “The closing of the muslim mind”, de Robert Reilly, publiée sur Enquête & Débat il y a quelques mois. Cet auteur nous revient avec un commentaire d’un article paru dans le New York Times sur un livre de Bernard Lewis, Foi et pouvoir : Religion et politique au Moyen-Orient (photo), traduit de l’anglais par l’un de nos fidèles lecteurs, que nous remercions au passage.
Le nonagénaire Bernard Lewis est peut-être le plus éminent historien du Moyen-Orient musulman. Son dernier ouvrage, intitulé « Foi et pouvoir: Religion et politique au Moyen-Orient », est composé d’une série d’essais et de séminaires organisés autour de ce thème. Il contient des sujets familiers formulés de manière éloquente et concise, mais aussi quelques redondances. Certains chapitres sont de véritables bijoux, particulièrement celui sur l’islam et la démocratie et le second des deux chapitres intitulés « L’islam et l’Europe »; avoir de tels articles rassemblés en un volume mérite notre reconnaissance. Dans une série constituée de courts essais et de discours, on s’attend à êtres stimulés et provoqués. Cela, Lewis y parvient à merveille.
Néanmoins, ce livre n’a pas été accueilli avec enthousiasme par le New York Times. Dans « Le passé musulman » (25 Juin 2010), le critique Max Rodenbeck affirme de manière condescendante que Lewis est un adepte des « apophtegmes accrocheurs », ce qui « explique son succès auprès des politiciens qui cherchent des citations coup-de-poings ». Lewis est accusé de colporter « l’idée vieillote, jadis véhiculée par les missionnaires, qu’il faut ‘apporter la liberté’ aux peuples arriérés » et de s’engager dans un « alarmisme vigoureux » en disant que « soit nous leur apportons la liberté, soit ils nous détruisent ». De quels politiciens Rodenbeck parle-t-il?
Il y a sans aucun doute une allusion à l’administration Bush et son interventionnisme militaire comme moyen de perturber la nature déjà dysfonctionnelle du monde arabe, soit inspiré par ou reproché à Lewis, qui soutenait clairement l’opération « Iraqi Freedom ». Sous cette accusation se trouve évidement l’héritage d’Edward Saïd, qui accusa Lewis d’être un orientaliste (mot jadis respectable, rendu impropre par Saïd) plaçant l’académie au service des pouvoirs occidentaux. Saïd semble être possédé par la vision nietzschéenne que l’académie occidentale concernant l’islam est simplement un masque de la volonté de puissance, et doit être comprise comme telle. De ce point de vue, Lewis et ses pairs n’ont pas tenté de comprendre l’islam mais de le dominer. Malheureusement, cette vision nietzschéenne rend la vérité absolument inatteignable, et transforme sa recherche en une autre querelle politique. Il est fort ironique que Rodenbeck accuse Lewis d’être « dangereusement réducteur », puisque c’est Rodenbeck qui réduit le travail de ce grand académicien à un programme politique perverti.
Lewis a écrit que « les Moyen-orientaux se plaignent de plus en plus que l’Occident les juge avec des standards différents et inférieurs qu’il ne le fait des Européens et des Américains, tant en ce qui est attendu d’eux qu’en ce à quoi ils peuvent s’attendre en termes de bien-être économique et de liberté politique ». Lewis, lui, ne fait pas cela. Il n’est pas condescendant. Il a voué sa vie à apprendre les cultures, les langues et l’histoire des Moyen-orientaux. Son travail implique un respect profond, en particulier dans ce qu’il attend du Moyen-orient. Et pour cela il est critiqué et attaqué. Le fait de dénigrer Lewis est bien plus inspiré par un enjeu politique que par ce que l’on peut trouver dans son travail.
Promesses de victoire
Plutôt que de s’adresser à la substance de « Foi et pouvoir », Rodenbeck fait la louange du nouveau livre de Fred M. Donner, « Muhammad et les croyants », le posant comme ‘vrai’ travail académique. Pourquoi? Parce que, selon lui, il offre « une lecture plus sophistiquée de l’histoire » de l’islam en tant que religion ayant « évolué d’un culte œcuménique, syncrétique, piétiste et millénaire ». Je ne doute pas que Lewis serait en accord avec l’idée que l’islam a passé par une période de développement doctrinal. Rodenbeck suggère que la différence entre eux est que Lewis « décrit l’islam comme agressif dès le départ », alors que Donner « montre que les croyants d’autres fois perçurent, initialement et peut-être même pendant plusieurs générations, l’islam comme ouvert d’esprit et non comme un mouvement spécialement menaçant et ayant des visées universaliste ».
Je ne sais pas s’il s’agit d’une représentation correcte des opinions de Donner, mais cela suggère que l’islam, en l’espace de « quelques générations », conquit une large part du monde connu, le fit sans savoir pourquoi, et seulement plus tard fit une pause pour déterminer ses motivations. Ainsi, Rodenbeck dit: « Le triomphalisme musulman que discerne Lewis ne fut apparemment introduit que rétrospectivement, afin d’expliquer la propagation apparemment miraculeuse de cette foi, comme fruit de la faveur divine ». C’est une affirmation surprenante qui, si elle est exacte, présuppose une chronologie erronée et une perception du Coran comme document rétrospectif plutôt que prophétique. Comme le Coran promet la victoire, il est difficile de concevoir la victoire de l’islam comme antérieure à sa prévision.
Dans tous les cas, Lewis est en désaccord avec la vision irénique d’un empire accidentel. Il dit:
“La déclaration de guerre intervint pratiquement aux tous débuts de l’islam. D’après une histoire des tous débuts, en l’an 7 de l’hégire, qui correspond à l’an 628, le prophète envoya six messagers avec des lettres destinées aux empereurs byzantin et perse, au Négus d’Éthiopie, et à d’autres dirigeants et princes, les informant de son avènement et les invitant à embrasser sa foi ou à en subir les conséquences. L’authenticité de ces lettres prophétiques n’est pas certaine, mais leur message est par contre exact, en ce qu’il reflète une vision dominante chez les musulmans depuis les premiers temps.”
Lewis est également clair sur le fait que « la longue relation entre christianisme et islam a surtout été de nature conflictuelle ». La raison est que « lorsque deux religions ont la même perception de soi, faisant des affirmations similaires dans les même régions géographiques, le conflit est inévitable ». Bien entendu, les affirmations en question concernaient la nature universelle de leurs révélations respectives, qui sont contradictoires. Ainsi, nous sommes toujours en présence, pour reprendre une expression célèbre, d’un « clash des civilisations ».
Quels aspects de la révélation islamique sont à l’origine de ce clash? La phrase de laquelle découle le titre de Lewis dit que « les écritures sacrées et mémorielles islamiques intègrent complètement la foi et le pouvoir pendant la vie de son fondateur ». C’est ce qui fait dire à Rodenbeck que le « triomphalisme islamique » devint plus tard si suspect. Dès son avènement, l’islam fut une religion de pouvoir. Dans la théologie (sunnite), Allah est pure omnipotence et volonté illimitée. L’islam sans le pouvoir est à peu près équivalente au christianisme sans le Christ. La citation de Lewis différencie l’islam du christianisme en termes de séparation entre le sacré et le séculier, mais elle aide aussi à comprendre le sens profond d’humiliation et de rancune que ressentent les musulmans lorsqu’ils ne détiennent pas le pouvoir. Les chrétiens ne sont pas sujets à la confusion spirituelle ou au doute théologique s’ils ne contrôlent pas l’état, car le christianisme ne requiert pas l’exercice du pouvoir pour son épanouissement. L’islam, du moins dans sa forme sunnite, si. Comme le dit le leader spirituel des Frères musulmans, Yusuf al-Qaradawi, qui récemment (le 18 février 2011) attira une audience de plusieurs millions de gens sur la place Tahrir au Caire, la séparation du christianisme d’avec le pouvoir d’état « contraste avec ce qui se passerait si l’état islamique faisait cela.
Le résultat serait que la foi serait laissée sans autorité pour la soutenir, ni aucune force pour la maintenir ».
Suivre le juste chemin signifie le succès dans ce monde et le suivant. Si les infidèles ont le pouvoir sur les musulmans, cela doit vouloir dire que les musulmans ont quitté le juste chemin et sont punis par Allah. Par conséquent, l’ordonnance pour guérir est un retour au juste chemin. C’est manifestement la réponse apportée par les islamistes qui désirent restaurer la loi de la sharia et tentent d’enrayer l’influence occidentale dans leur société. Une fois qu’ils auront ré-islamisé leur société, ils pourront reprendre la mission universelle de l’islam, temporairement mise en arrêt. Dans « Foi et pouvoir », Lewis fait remarquer que c’est en gros ce qu’Oussama ben Laden pensait faire.
Le nonagénaire Bernard Lewis est peut-être le plus éminent historien du Moyen-Orient musulman. Son dernier ouvrage, intitulé « Foi et pouvoir: Religion et politique au Moyen-Orient », est composé d’une série d’essais et de séminaires organisés autour de ce thème. Il contient des sujets familiers formulés de manière éloquente et concise, mais aussi quelques redondances. Certains chapitres sont de véritables bijoux, particulièrement celui sur l’islam et la démocratie et le second des deux chapitres intitulés « L’islam et l’Europe »; avoir de tels articles rassemblés en un volume mérite notre reconnaissance. Dans une série constituée de courts essais et de discours, on s’attend à êtres stimulés et provoqués. Cela, Lewis y parvient à merveille.
Néanmoins, ce livre n’a pas été accueilli avec enthousiasme par le New York Times. Dans « Le passé musulman » (25 Juin 2010), le critique Max Rodenbeck affirme de manière condescendante que Lewis est un adepte des « apophtegmes accrocheurs », ce qui « explique son succès auprès des politiciens qui cherchent des citations coup-de-poings ». Lewis est accusé de colporter « l’idée vieillote, jadis véhiculée par les missionnaires, qu’il faut ‘apporter la liberté’ aux peuples arriérés » et de s’engager dans un « alarmisme vigoureux » en disant que « soit nous leur apportons la liberté, soit ils nous détruisent ». De quels politiciens Rodenbeck parle-t-il?
Il y a sans aucun doute une allusion à l’administration Bush et son interventionnisme militaire comme moyen de perturber la nature déjà dysfonctionnelle du monde arabe, soit inspiré par ou reproché à Lewis, qui soutenait clairement l’opération « Iraqi Freedom ». Sous cette accusation se trouve évidement l’héritage d’Edward Saïd, qui accusa Lewis d’être un orientaliste (mot jadis respectable, rendu impropre par Saïd) plaçant l’académie au service des pouvoirs occidentaux. Saïd semble être possédé par la vision nietzschéenne que l’académie occidentale concernant l’islam est simplement un masque de la volonté de puissance, et doit être comprise comme telle. De ce point de vue, Lewis et ses pairs n’ont pas tenté de comprendre l’islam mais de le dominer. Malheureusement, cette vision nietzschéenne rend la vérité absolument inatteignable, et transforme sa recherche en une autre querelle politique. Il est fort ironique que Rodenbeck accuse Lewis d’être « dangereusement réducteur », puisque c’est Rodenbeck qui réduit le travail de ce grand académicien à un programme politique perverti.
Lewis a écrit que « les Moyen-orientaux se plaignent de plus en plus que l’Occident les juge avec des standards différents et inférieurs qu’il ne le fait des Européens et des Américains, tant en ce qui est attendu d’eux qu’en ce à quoi ils peuvent s’attendre en termes de bien-être économique et de liberté politique ». Lewis, lui, ne fait pas cela. Il n’est pas condescendant. Il a voué sa vie à apprendre les cultures, les langues et l’histoire des Moyen-orientaux. Son travail implique un respect profond, en particulier dans ce qu’il attend du Moyen-orient. Et pour cela il est critiqué et attaqué. Le fait de dénigrer Lewis est bien plus inspiré par un enjeu politique que par ce que l’on peut trouver dans son travail.
Promesses de victoire
Plutôt que de s’adresser à la substance de « Foi et pouvoir », Rodenbeck fait la louange du nouveau livre de Fred M. Donner, « Muhammad et les croyants », le posant comme ‘vrai’ travail académique. Pourquoi? Parce que, selon lui, il offre « une lecture plus sophistiquée de l’histoire » de l’islam en tant que religion ayant « évolué d’un culte œcuménique, syncrétique, piétiste et millénaire ». Je ne doute pas que Lewis serait en accord avec l’idée que l’islam a passé par une période de développement doctrinal. Rodenbeck suggère que la différence entre eux est que Lewis « décrit l’islam comme agressif dès le départ », alors que Donner « montre que les croyants d’autres fois perçurent, initialement et peut-être même pendant plusieurs générations, l’islam comme ouvert d’esprit et non comme un mouvement spécialement menaçant et ayant des visées universaliste ».
Je ne sais pas s’il s’agit d’une représentation correcte des opinions de Donner, mais cela suggère que l’islam, en l’espace de « quelques générations », conquit une large part du monde connu, le fit sans savoir pourquoi, et seulement plus tard fit une pause pour déterminer ses motivations. Ainsi, Rodenbeck dit: « Le triomphalisme musulman que discerne Lewis ne fut apparemment introduit que rétrospectivement, afin d’expliquer la propagation apparemment miraculeuse de cette foi, comme fruit de la faveur divine ». C’est une affirmation surprenante qui, si elle est exacte, présuppose une chronologie erronée et une perception du Coran comme document rétrospectif plutôt que prophétique. Comme le Coran promet la victoire, il est difficile de concevoir la victoire de l’islam comme antérieure à sa prévision.
Dans tous les cas, Lewis est en désaccord avec la vision irénique d’un empire accidentel. Il dit:
“La déclaration de guerre intervint pratiquement aux tous débuts de l’islam. D’après une histoire des tous débuts, en l’an 7 de l’hégire, qui correspond à l’an 628, le prophète envoya six messagers avec des lettres destinées aux empereurs byzantin et perse, au Négus d’Éthiopie, et à d’autres dirigeants et princes, les informant de son avènement et les invitant à embrasser sa foi ou à en subir les conséquences. L’authenticité de ces lettres prophétiques n’est pas certaine, mais leur message est par contre exact, en ce qu’il reflète une vision dominante chez les musulmans depuis les premiers temps.”
Lewis est également clair sur le fait que « la longue relation entre christianisme et islam a surtout été de nature conflictuelle ». La raison est que « lorsque deux religions ont la même perception de soi, faisant des affirmations similaires dans les même régions géographiques, le conflit est inévitable ». Bien entendu, les affirmations en question concernaient la nature universelle de leurs révélations respectives, qui sont contradictoires. Ainsi, nous sommes toujours en présence, pour reprendre une expression célèbre, d’un « clash des civilisations ».
Quels aspects de la révélation islamique sont à l’origine de ce clash? La phrase de laquelle découle le titre de Lewis dit que « les écritures sacrées et mémorielles islamiques intègrent complètement la foi et le pouvoir pendant la vie de son fondateur ». C’est ce qui fait dire à Rodenbeck que le « triomphalisme islamique » devint plus tard si suspect. Dès son avènement, l’islam fut une religion de pouvoir. Dans la théologie (sunnite), Allah est pure omnipotence et volonté illimitée. L’islam sans le pouvoir est à peu près équivalente au christianisme sans le Christ. La citation de Lewis différencie l’islam du christianisme en termes de séparation entre le sacré et le séculier, mais elle aide aussi à comprendre le sens profond d’humiliation et de rancune que ressentent les musulmans lorsqu’ils ne détiennent pas le pouvoir. Les chrétiens ne sont pas sujets à la confusion spirituelle ou au doute théologique s’ils ne contrôlent pas l’état, car le christianisme ne requiert pas l’exercice du pouvoir pour son épanouissement. L’islam, du moins dans sa forme sunnite, si. Comme le dit le leader spirituel des Frères musulmans, Yusuf al-Qaradawi, qui récemment (le 18 février 2011) attira une audience de plusieurs millions de gens sur la place Tahrir au Caire, la séparation du christianisme d’avec le pouvoir d’état « contraste avec ce qui se passerait si l’état islamique faisait cela.
Le résultat serait que la foi serait laissée sans autorité pour la soutenir, ni aucune force pour la maintenir ».
Suivre le juste chemin signifie le succès dans ce monde et le suivant. Si les infidèles ont le pouvoir sur les musulmans, cela doit vouloir dire que les musulmans ont quitté le juste chemin et sont punis par Allah. Par conséquent, l’ordonnance pour guérir est un retour au juste chemin. C’est manifestement la réponse apportée par les islamistes qui désirent restaurer la loi de la sharia et tentent d’enrayer l’influence occidentale dans leur société. Une fois qu’ils auront ré-islamisé leur société, ils pourront reprendre la mission universelle de l’islam, temporairement mise en arrêt. Dans « Foi et pouvoir », Lewis fait remarquer que c’est en gros ce qu’Oussama ben Laden pensait faire.

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