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Bernard Lewis et le printemps arabe par Robert R. Reilly

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  • Bernard Lewis et le printemps arabe par Robert R. Reilly

    Certains d’entre vous ont été très marqués par la revue du livre “The closing of the muslim mind”, de Robert Reilly, publiée sur Enquête & Débat il y a quelques mois. Cet auteur nous revient avec un commentaire d’un article paru dans le New York Times sur un livre de Bernard Lewis, Foi et pouvoir : Religion et politique au Moyen-Orient (photo), traduit de l’anglais par l’un de nos fidèles lecteurs, que nous remercions au passage.

    Le nonagénaire Bernard Lewis est peut-être le plus éminent historien du Moyen-Orient musulman. Son dernier ouvrage, intitulé « Foi et pouvoir: Religion et politique au Moyen-Orient », est composé d’une série d’essais et de séminaires organisés autour de ce thème. Il contient des sujets familiers formulés de manière éloquente et concise, mais aussi quelques redondances. Certains chapitres sont de véritables bijoux, particulièrement celui sur l’islam et la démocratie et le second des deux chapitres intitulés « L’islam et l’Europe »; avoir de tels articles rassemblés en un volume mérite notre reconnaissance. Dans une série constituée de courts essais et de discours, on s’attend à êtres stimulés et provoqués. Cela, Lewis y parvient à merveille.


    Néanmoins, ce livre n’a pas été accueilli avec enthousiasme par le New York Times. Dans « Le passé musulman » (25 Juin 2010), le critique Max Rodenbeck affirme de manière condescendante que Lewis est un adepte des « apophtegmes accrocheurs », ce qui « explique son succès auprès des politiciens qui cherchent des citations coup-de-poings ». Lewis est accusé de colporter « l’idée vieillote, jadis véhiculée par les missionnaires, qu’il faut ‘apporter la liberté’ aux peuples arriérés » et de s’engager dans un « alarmisme vigoureux » en disant que « soit nous leur apportons la liberté, soit ils nous détruisent ». De quels politiciens Rodenbeck parle-t-il?



    Il y a sans aucun doute une allusion à l’administration Bush et son interventionnisme militaire comme moyen de perturber la nature déjà dysfonctionnelle du monde arabe, soit inspiré par ou reproché à Lewis, qui soutenait clairement l’opération « Iraqi Freedom ». Sous cette accusation se trouve évidement l’héritage d’Edward Saïd, qui accusa Lewis d’être un orientaliste (mot jadis respectable, rendu impropre par Saïd) plaçant l’académie au service des pouvoirs occidentaux. Saïd semble être possédé par la vision nietzschéenne que l’académie occidentale concernant l’islam est simplement un masque de la volonté de puissance, et doit être comprise comme telle. De ce point de vue, Lewis et ses pairs n’ont pas tenté de comprendre l’islam mais de le dominer. Malheureusement, cette vision nietzschéenne rend la vérité absolument inatteignable, et transforme sa recherche en une autre querelle politique. Il est fort ironique que Rodenbeck accuse Lewis d’être « dangereusement réducteur », puisque c’est Rodenbeck qui réduit le travail de ce grand académicien à un programme politique perverti.


    Lewis a écrit que « les Moyen-orientaux se plaignent de plus en plus que l’Occident les juge avec des standards différents et inférieurs qu’il ne le fait des Européens et des Américains, tant en ce qui est attendu d’eux qu’en ce à quoi ils peuvent s’attendre en termes de bien-être économique et de liberté politique ». Lewis, lui, ne fait pas cela. Il n’est pas condescendant. Il a voué sa vie à apprendre les cultures, les langues et l’histoire des Moyen-orientaux. Son travail implique un respect profond, en particulier dans ce qu’il attend du Moyen-orient. Et pour cela il est critiqué et attaqué. Le fait de dénigrer Lewis est bien plus inspiré par un enjeu politique que par ce que l’on peut trouver dans son travail.

    Promesses de victoire


    Plutôt que de s’adresser à la substance de « Foi et pouvoir », Rodenbeck fait la louange du nouveau livre de Fred M. Donner, « Muhammad et les croyants », le posant comme ‘vrai’ travail académique. Pourquoi? Parce que, selon lui, il offre « une lecture plus sophistiquée de l’histoire » de l’islam en tant que religion ayant « évolué d’un culte œcuménique, syncrétique, piétiste et millénaire ». Je ne doute pas que Lewis serait en accord avec l’idée que l’islam a passé par une période de développement doctrinal. Rodenbeck suggère que la différence entre eux est que Lewis « décrit l’islam comme agressif dès le départ », alors que Donner « montre que les croyants d’autres fois perçurent, initialement et peut-être même pendant plusieurs générations, l’islam comme ouvert d’esprit et non comme un mouvement spécialement menaçant et ayant des visées universaliste ».


    Je ne sais pas s’il s’agit d’une représentation correcte des opinions de Donner, mais cela suggère que l’islam, en l’espace de « quelques générations », conquit une large part du monde connu, le fit sans savoir pourquoi, et seulement plus tard fit une pause pour déterminer ses motivations. Ainsi, Rodenbeck dit: « Le triomphalisme musulman que discerne Lewis ne fut apparemment introduit que rétrospectivement, afin d’expliquer la propagation apparemment miraculeuse de cette foi, comme fruit de la faveur divine ». C’est une affirmation surprenante qui, si elle est exacte, présuppose une chronologie erronée et une perception du Coran comme document rétrospectif plutôt que prophétique. Comme le Coran promet la victoire, il est difficile de concevoir la victoire de l’islam comme antérieure à sa prévision.


    Dans tous les cas, Lewis est en désaccord avec la vision irénique d’un empire accidentel. Il dit:

    “La déclaration de guerre intervint pratiquement aux tous débuts de l’islam. D’après une histoire des tous débuts, en l’an 7 de l’hégire, qui correspond à l’an 628, le prophète envoya six messagers avec des lettres destinées aux empereurs byzantin et perse, au Négus d’Éthiopie, et à d’autres dirigeants et princes, les informant de son avènement et les invitant à embrasser sa foi ou à en subir les conséquences. L’authenticité de ces lettres prophétiques n’est pas certaine, mais leur message est par contre exact, en ce qu’il reflète une vision dominante chez les musulmans depuis les premiers temps.”


    Lewis est également clair sur le fait que « la longue relation entre christianisme et islam a surtout été de nature conflictuelle ». La raison est que « lorsque deux religions ont la même perception de soi, faisant des affirmations similaires dans les même régions géographiques, le conflit est inévitable ». Bien entendu, les affirmations en question concernaient la nature universelle de leurs révélations respectives, qui sont contradictoires. Ainsi, nous sommes toujours en présence, pour reprendre une expression célèbre, d’un « clash des civilisations ».


    Quels aspects de la révélation islamique sont à l’origine de ce clash? La phrase de laquelle découle le titre de Lewis dit que « les écritures sacrées et mémorielles islamiques intègrent complètement la foi et le pouvoir pendant la vie de son fondateur ». C’est ce qui fait dire à Rodenbeck que le « triomphalisme islamique » devint plus tard si suspect. Dès son avènement, l’islam fut une religion de pouvoir. Dans la théologie (sunnite), Allah est pure omnipotence et volonté illimitée. L’islam sans le pouvoir est à peu près équivalente au christianisme sans le Christ. La citation de Lewis différencie l’islam du christianisme en termes de séparation entre le sacré et le séculier, mais elle aide aussi à comprendre le sens profond d’humiliation et de rancune que ressentent les musulmans lorsqu’ils ne détiennent pas le pouvoir. Les chrétiens ne sont pas sujets à la confusion spirituelle ou au doute théologique s’ils ne contrôlent pas l’état, car le christianisme ne requiert pas l’exercice du pouvoir pour son épanouissement. L’islam, du moins dans sa forme sunnite, si. Comme le dit le leader spirituel des Frères musulmans, Yusuf al-Qaradawi, qui récemment (le 18 février 2011) attira une audience de plusieurs millions de gens sur la place Tahrir au Caire, la séparation du christianisme d’avec le pouvoir d’état « contraste avec ce qui se passerait si l’état islamique faisait cela.


    Le résultat serait que la foi serait laissée sans autorité pour la soutenir, ni aucune force pour la maintenir ».


    Suivre le juste chemin signifie le succès dans ce monde et le suivant. Si les infidèles ont le pouvoir sur les musulmans, cela doit vouloir dire que les musulmans ont quitté le juste chemin et sont punis par Allah. Par conséquent, l’ordonnance pour guérir est un retour au juste chemin. C’est manifestement la réponse apportée par les islamistes qui désirent restaurer la loi de la sharia et tentent d’enrayer l’influence occidentale dans leur société. Une fois qu’ils auront ré-islamisé leur société, ils pourront reprendre la mission universelle de l’islam, temporairement mise en arrêt. Dans « Foi et pouvoir », Lewis fait remarquer que c’est en gros ce qu’Oussama ben Laden pensait faire.

  • #2
    Une démocratie musulmane?


    Dans un tel cadre, où se trouve l’espoir d’une démocratie musulmane? Plus de la moitié des chapitres de « Foi et pouvoir » contiennent soi le mot « démocratie » soit le mot « liberté ». L’auteur est préoccupé par la question suivante: la démocratie libérale est-elle compatible avec l’islam? Il caractérise de manière amusante et sarcastique l’opinion « pro-arabe » que la tyrannie est tout ce que les musulmans sont capables de faire, alors que l’idée qu’ils puissent développer leurs propres formes d’institutions démocratiques est la « position impérialiste » (c’est en ce sens seulement que Lewis est un « impérialiste »). Lewis n’est ni naïvement optimiste ni sombrement pessimiste sur cette question.


    Premièrement, il rejette l’idée que l’islamisme est clairement incompatible avec la démocratie, dans la mesure où l’islam insiste sur la seule souveraineté de Dieu et sur la démocratie prise comme une forme de blasphème. Qu’en est-il du reste de l’islam, ou de l’islam tel qu’il se comprenait lui-même en dehors de, ou avant l’arrivée des Frères musulmans, quintessence de toutes les organisations islamistes? Il y a quelques obstacles ici aussi. La souveraineté absolue de Dieu n’est pas une chose inventée par les musulmans. Comme l’écrit Lewis, « pour les musulmans croyants, l’autorité légitime vient de Dieu seul, et le dirigeant ne construit pas son pouvoir en fonction du peuple, mais en fonction de Dieu et de la loi sacrée ». Il n’y a nul besoin, ni même une conception d’un corps législatif ou représentatif. Dieu fait la loi; l’homme non. En fait, il n’y a pas en islam de personnalité légale, c’est-à-dire de corps civiques, de cités ou de corporations. Dès lors, dit Lewis, il n’est pas surprenant que

    « l’histoire des états islamiques soit une incessante succession d’autocraties ».


    Se référant à Alexis de Tocqueville, Lewis dit que « sa remarque concernant l’incompatibilité d’une législation éternelle avec le fonctionnement des institutions démocratiques est importante et mérite une meilleure examination ». Lewis reconnaît clairement l’importance de ce point, mais ne l’explore jamais théologiquement ou en termes de révélation musulmane. Le vrai problème n’est pas tant celui d’une « législation éternelle » que celui du contenu d’une loi divine—ce qu’elle dit concrètement. Le christianisme et le judaïsme ont leur loi divine, mais elles ne sont pas, en fin de compte, incompatibles avec la démocratie. Au contraire, on pourrait dire qu’elles en sont le socle.


    La raison pour laquelle la souveraineté, en islam, appartient à Dieu seul est que dans la version coranique de la création, l’homme n’est pas fait à l’image et à la ressemblance de Dieu. La doctrine islamique du tanzih enseigne que Dieu est si infiniment transcendant que strictement aucune comparaison ne peut être faite entre Lui et quoi que ce soit d’autre. Il n’y a rien de « semblable » à Lui, et certainement pas l’homme. La notion judéo-chrétienne, venant de la Genèse, que l’homme possède l’imago Dei est un blasphème scandaleux en islam. Je me demande pourquoi Lewis ne le dit jamais. Pour quelqu’un qui comprend si bien la culture islamique, il est curieux que Lewis ne se réfère que rarement au culte de laquelle elle provient en tant que source potentielle de problèmes.


    Lewis note que « l’islam traditionnel n’a pas de doctrine des Droits de l’Homme, dont la notion même peut sembler impie »; mais il n’insiste pas. Dans l’enseignement judéo-chrétien, les droits sont donnés par Dieu, c’est pourquoi l’homme est inviolable dans sa personne. Son intégrité ne se situe pas seulement dans une âme éternelle, mais dans la raison et la liberté d’action et de pensée, les deux étant données par Dieu et semblables à Dieu. Elles constituent l’imago Dei en l’homme. L’empreinte du divin est le socle théologique pour le développement ultérieur de la démocratie et des droits inaliénables de l’homme. La destinée ultime de l’homme est de partager la vie de Dieu. Ceci aussi est considéré blasphématoire en islam.


    L’homme n’a pas de droits en islam parce que l’homme ne peut posséder ce que Dieu ne lui a pas donné. Ce que Dieu lui a donné est sa loi, que l’homme est supposé respecter sans la questionner. C’est pourquoi la Déclaration des Droits de l’Homme du Caire, signée par 45 ministres des affaires étrangères de l’Organisation de la Conférence Islamique le 5 août 1990, situe les « droits » dans la sharia et exclut tout ce qui pourrait y contrevenir.


    La Déclaration du Caire a été édictée comme appendice à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme des Nations Unies afin de se démarquer de manière explicite de cette dernière. Les deux derniers articles de la Déclaration du Caire disent que « Tous les droits et devoirs de cette Déclaration sont sujets à la sharia islamique » (article 24) et que « La sharia islamique est la seule source de référence pour l’explication ou la clarification de n’importe lequel des articles de cette Déclaration » (article 25). Elle déclare aussi ailleurs que « personne en principe n’a le droit de suspendre … ou violer ou ignorer ses commandements [islamiques], dans la mesure où ils sont en accord avec les commandements divins, tels que donnés dans le Livre Sacré de Dieu et révélés par le derniers de Ses Prophètes… Toute personne est responsable de manière individuelle—et l’Oumma collectivement—de leur sauvegarde ».


    À quoi ressemblent les droits humains sous la sharia? En juin 2000, le grand sheikh d’al-Azhar Mohammed Sayed Tantawi, la plus haute jurisprudence du monde Sunnite, donna l’Arabie Saoudite comme modèle. Il dit: « L’Arabie Saoudite est à la pointe de la protection des droits humains parce qu’elle les protège d’après la sharia de Dieu…Tout le monde sait que l’Arabie Saoudite est le pays leader pour l’application des droits humains en islam, de manière juste et objective, sans agression ni préjudice ».


    Lewis fait remarquer que l’islam possède de profonds enseignements sur l’égalité entre tous les croyants musulmans (mâles). Les esclaves étaient directement affranchis lorsqu’ils se convertissaient. Mais cette égalité ne peut s’étendre à toute l’humanité de par l’infériorité des infidèles, des gens du livre (juifs et chrétiens), des femmes et des esclaves, qui est strictement codifiée dans la sharia. Comment, dès lors, est-il possible de reconnaître que tous les humains naissent égaux si ce n’est pas exprimé dans ces révélations? Une possibilité est ouverte par la philosophie et la reconnaissance que l’âme de toute personne est ordonnée vers la même fin ou la même bonté transcendantale—qui est ce que l’on entend avant tout par la notion de nature humaine.


    Pour que cette lumière puisse croître, cependant, il faut que la culture soit ouverte à la raison, ou, plus exactement, à l’autorité de la raison dans sa capacité à appréhender la réalité. Il y a, en fait, très peu de cultures où ceci est le cas, ce qui explique pourquoi il y eut si peu d’ordres constitutionnels démocratiques à travers l’histoire. Comme le dit le Père James Schall, « l’islam n’a pas de tradition de la loi naturelle au sens ordinaire où cela signifie un cadre rationnel acceptable par tous les hommes, en sus de leur religion ». En fait, dans la théologie Asharite, qui est l’école majoritaire dans l’islam sunnite, l’existence d’une loi naturelle est constamment et systématiquement répudiée, en tant que limitation flagrante et intolérable au pouvoir absolu de Dieu. (Ce n’est pas la loi de la gravité qui fait tomber la pierre, c’est Dieu). Si, au sein du monde musulman il n’y a pas de principe d’égalité qui inclut tous les êtres humains, alors il ne peut y avoir de socle philosophique pour la démocratie—pas de « Loi de la Nature ni de Dieu de la Nature » sur lesquels élaborer. Ceci peut être fatal pour le développement de la démocratie et, de manière concomitante, d’égalité des individus face à la loi.

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    • #3
      Le pire de l’Occident

      Lewis soutient que « le style moderne des dictatures qui se développent dans bien des pays musulmans est une innovation et par bien des aspects une importation venue d’Europe ». C’est clairement le cas, et est particulièrement visible dans les régimes Baathistes en Syrie, et, précédemment, en Iraq. Se confrontant au challenge de l’Occident, beaucoup de musulmans entreprirent de l’imiter. Pourquoi choisirent-ils comme modèle, parmi toutes les possibilités, le pire de ce que l’Occident avait à offrir, le fascisme et le communisme? Pourquoi, à très peu d’exceptions près, ne choisirent-ils pas d’imiter les ordres constitutionnels démocratiques?


      Dans son livre précédent, « Le Moyen-Orient: une brève histoire des 2000 dernières années » (1995), Lewis suggérait que cela était dû au fait que ces idéologies étaient anti-Occident et anti-chrétiennes, mais aussi parce que « les idéologies et stratégies sociales qui étaient offertes correspondaient de manière bien plus rigoureuse, par bien des aspects, aux réalités et aux traditions de la région ». Lewis ne précisa cependant pas quelles étaient ces correspondances au-delà de l’idée que l’Occident est « individualiste » et le Moyen-Orient « collectiviste ». Dans « Le circuit fermé » (2002), David Pryce-Jones suggère que « Le nazisme et les pouvoirs arabes avaient en commun la croyance que la vie est une lutte sans fin dans laquelle le vainqueur exerce sa volonté sur le vaincu en vertu de sa victoire sur celui-ci ». Une réponse plus complète consiste à dire que les musulmans arabes étaient naturellement enclins au fascisme et au communisme, car ces doctrines étaient plus compatibles avec ce en quoi ils croyaient déjà, parce que ces modèles sont basés sur la primauté de la volonté et le dénigrement de la raison. Un ordre politique qui présupposait la primauté de la raison n’eut pas d’intérêt. Cette affinité naturelle aide également à expliquer la transition facile de plusieurs gauchistes nationalistes et communistes, tel l’écrivain égyptien reconnu Dr. Mustafa Mahumud ou le célèbre écrivain chiite Samih Atef El-Zein, à l’islamisme.
      La question que Lewis tente d’élucider est celle de savoir si la culture islamique peut, malgré tout ceci, faire place à un développement démocratique, bien qu’il ne s’attaque jamais explicitement au statut de la raison en islam, ou aux conséquences dévastatrices de l’expulsion d’al-Ghazali de la philosophie au 12ème siècle. Si la foi et le pouvoir sont si intimement liés en islam, c’est parce que la foi et la raison sont séparées. La primauté du pouvoir est le produit de la foi irraisonnée. Le rôle de la raison peut-il être rétabli?


      Dans « La crise de l’islam: Guerre sainte et terreur impie » (2003), Lewis affirme qu’il y a « assez dans la culture islamique traditionnelle d’un côté, et dans l’expérience du monde moderne par les musulmans de l’autre, pour fournir une base solide vers la liberté au sens vrai de ce mot ». Quels sont les éléments positifs dans la tradition islamique, qui, « interprétés et appliqués de manière juste, puissent mener à plus de liberté politique et au respect des droits humains »? Lewis note que bien que le calife exerçait la souveraineté de Dieu, son pouvoir n’était pas absolu. Au moins théoriquement, il était autant soumis à la loi de la sharia que l’étaient ses sujets, qui furent enjoints par Muhammad de « ne pas obéir à une créature contre son créateur ». Que le dirigeant désobéisse à la sharia ou apostasie, il devient vulnérable. Le calife exerçait son pouvoir d’après un arrangement « contractuel et consensuel » avec ses sujets, qui pouvait être dissout, du moins en principe, si le calife « faisait défaut à ses obligations ». Cela signifiait que, contrairement aux états arabes modernes à caractère totalitaire, les régimes musulmans traditionnels avaient une certaine mesure de la loi de Dieu. L’aspect consensuel était évident dans l’exercice d’un conseil de la shura, ou, comme en Afghanistan aujourd’hui, d’un loya jirga. Lewis remarque cependant avec une prudence avisée que « ce principe [de consultation] n’a jamais été institutionnalisé, ni même formulé dans les traités de la loi sacrée ».


      À moins d’une ré-hellénisation de l’islam—un rétablissement de la philosophie—il est difficile d’imaginer le monde musulman utiliser ces aspects de sa tradition, comme l’espère Lewis. Il s’agit d’une voie peu probable. Où se trouve le socle intellectuel pour leur développement? Bien qu’ils indiquent la bonne direction à suivre, celle-ci peut-elle être prise sans qu’il y ait une nouvelle compréhension du culte de l’islam, dans laquelle la raison primerait? Cela n’est que peu probable, bien que les récentes révolutions arabes aient donné quelques gros espoirs.


      Ce qui est en jeu


      Lewis utilise-t-il une stratégie rhétorique dans son travail? Je pense que c’est le cas, bien que ce ne soit pas dans le sens de Saïd ou Rodenbeck. Étant très critique, Lewis évoque néanmoins les arabes en ce qu’ils ont ou avaient de mieux en soi, et ne présente pas d’obstacle insurmontable à leur possibilité d’atteindre ce mieux. De manière visionnaire, il prédit, l’année passée, un changement de magnitude historique sur l’avenir immédiat qui pourrait se dérouler de deux façons. Du sein même de leur propre culture, « interprété et appliqué de manière juste », Lewis fait aux musulmans un cadeau en leur prévoyant un avenir meilleur, tout en les mettant en garde contre l’alternative. Lewis essaie-t-il de persuader la religion islamique qu’elle est autre chose que ce qu’elle se pense? Peut-être, mais c’est exactement la nature du conflit qui existe actuellement dans cette religion. Elle seule peut choisir.


      Concernant les espoirs apparus lors du renversement récent des tyrannies du Moyen-Orient, Lewis offre quelques conseils avisés. Dans une interview avec David Horowitz dans le Jerusalem Post (25 Février 2011), il avertit que le discours dominant en Égypte est toujours défini selon des « lignes religieuses », et que « le langage de la démocratie occidentale est pour l’essentiel nouveau et aucunement intelligible aux masses ». Combien d’Egyptiens, par exemple, pensent que coptes et musulmans, hommes et femmes, croyant et non-croyants, sont égaux—pour ne rien dire des juifs et des musulmans? Il met en garde : faire pression pour des élections à ce stade pourrait s’avérer catastrophique, du fait que seuls les partis religieux sont suffisamment bien organisés pour pouvoir en profiter (Lewis préfèrerait voir en premier se développer les institutions locales). C’est la raison pour laquelle il dit: « Je ne vois pas une élection à l’Occidentale comme la clé du problème. Je la verrais plutôt comme une dangereuse aggravation du problème. Les élections à l’Occidentale n’ont aucun sens dans la plupart des pays du Moyen-Orient. Cela ne pourrait mener que dans une seule direction, comme ce fut le cas dans la République de Weimar en Allemagne, par exemple ». Cette terrible mise en garde s’est vérifiée dans la votation égyptienne du mois de mars, qui a favorisé (à hauteur de 77%) des amendements constitutionnels plaçant les Frères musulmans dans une position fort avantageuse pour les élection parlementaires d’automne.


      Lewis est parfaitement conscient que le Moyen-Orient pourrait faire fausse route. En fait, dans le Wall Street Journal (1er septembre 2010), il écrit: « Pour le moment, il ne semble pas y avoir beaucoup d’espoir pour un islam modéré dans le monde musulman. C’est en partie dû au fait que dans l’atmosphère ambiante, l’expression d’idées modérées peut être dangereuse—et peut même coûter la vie. Des groupes radicaux comme al-Qaeda et les Talibans, qui étaient pourtant des groupes mineurs et marginaux à l’époque, ont acquis une position forte et même dominante ».


      Au vu de ceci, Lewis met l’Occident en garde. Dans « Foi et pouvoir », il parle du « retour, chez les musulmans, à ce qu’ils perçoivent comme une lutte cosmique entre les deux fois principales, le christianisme et l’islam ». Mais l’Occident n’est-il pas post-chrétien? En fait, dans la mesure où il l’est, c’est un grand désavantage. Lewis fait remarquer que les musulmans « savent qui ils sont et ce qu’ils veulent, une qualité que beaucoup en Occident semblent avoir perdu. C’est une source de pouvoir pour l’un, et une faiblesse pour l’autre ». De plus, ils ont ferveur et conviction, ce qui n’est que peu ou pas le cas dans les pays Occidentaux. Ils sont pour la plupart convaincus de la justesse de leur cause, alors que les Occidentaux passent leur temps à se dénigrer et à se rabaisser. Ils ont loyalité et discipline, et peut-être le plus important de tout, ils ont la démographie.



      Cette admonition me rappelle la remarique de Hilaire Belloc: « ceux qui nous dirigent et donnent le ton de notre politique n’ont que peu d’intérêt spirituel… l’islam n’a pas souffert de ce déclin spirituel… et [et cela] se trouve notre péril ».


      Oui, Lewis espère le développement de la démocratie dans le Moyen-Orient. « C’est peut-être sur le long terme notre meilleur espoir, peut-être même notre seul espoir de survivre à la dernière étape—par bien des manières la plus dangereuse—d’une lutte de 14 siècles ». Cependant, il peut y avoir une autre issue. Peut-être devrions-nous montrer de la gratitude envers ce défi, puisque lui seul peut nous remettre dans un état d’esprit qui mérite que nous survivions. Sans lui, nous continuerions de nous enfoncer dans la boue. Bien entendu, nous pourrions ne pas être à la hauteur de ce défi et couler de tout façon, mais comme le dit Whittaker Chambers de la lutte contre le communisme: « Pour l’Occident, la lutte est une fin en soi. En dehors de la lutte elle-même, l’Occident pourra se redécouvrir, ou autrement développer les forces qui justifient sa survie ».


      Telle est l’opportunité. Tels sont les enjeux. Grâce à Bernard Lewis, personne ne pourra dire qu’ils n’ont pas été clairement énoncés.

      Source: enquete-debat.fr
      Dernière modification par soufiane-oujda, 18 septembre 2013, 19h06.

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