Par Le Matin
Il n’y a pas de village kabyle sans mausolée. Le plus petit hameau possède son sanctuaire, son marabout, son wali protecteur, son gardien de la mémoire.
Par Rachid Oulebsir (1)
Avec Tajmaât, l’agora ou place publique, lieu d’expression de la vie communautaire, où se règlent tous les différends, tous les malentendus, le mausolée (Lemqam) est sans doute l’institution villageoise la plus importante. Le lieu de culte dressé à la mémoire de l’ancêtre, ou d’un personnage dont le charisme a mérité la vénération de la tribu, est régulièrement entretenu et visité. On y pratique des rituels de recueillement et de méditation. On y vient s’y soigner. On y sollicite la protection de l’ancêtre, sa baraka, persuadé qu’il est à l’écoute des multiples doléances, prêt à soulager les indicibles douleurs !
On y déverse alors contre une obole symbolique, toutes les inhibitions contenues, les souffrances excessives. On déverrouille les cœurs, oubliant toutes les retenues, tous les codes de bonne conduite, toutes les normes sociales en vigueur ! On se relâche, avouant toutes les faiblesses, tous les manques, pour y exprimer les attentes les plus insolites, les désirs les plus refoulés, les objectifs secrets que l’on voudrait voir s’accomplir sous la bénédiction du saint homme, ou de la sainte femme, de sa baraka. On fait de l’ancêtre, le médecin aux baumes miraculeux, le confident à l’écoute attentionnée, l’allié sûr, l’ami indéfectible. On retrouve le père ou la mère que l’on n’a pas eue. On y donne libre cours à tous les fantasmes pour se vider et se reconstruire.
Le mausolée est le lieu de l’ultime libération, l’endroit du renouvellement des énergies vitales, le berceau de la renaissance individuelle et collective. Les villages d’At Mélikèche ne dérogent pas à la règle. Certains hameaux ont même plusieurs tombeaux sacrés érigés en lieux de mémoire ! L’objet de ce reportage est de décrire la tournée des mausolées en remontant de la vallée de la Soummam.
Le soleil tape déjà trop fort dès les premières heures du jour. Il n’y a même pas de rosée matinale ce lundi 25 juillet. La canicule persiste et le ciel continue de punir les arbres, les hommes et les bêtes. La route est crevassée, parsemée de nid-de-poule et de profondes déchirures. La commune d’At Melikèche issue du découpage administratif de 1984 est sans ressources, sans doute la plus pauvre de la wilaya de Béjaia.
Nous remontons le chemin vicinal à partir de Tavlazt, l’antique limes romain, squatté par les adolescents d’Allaghane et transformé en terrain de football. Sur notre gauche une dizaine d’ouvriers agricoles s’affairent dans l’installation du réseau d’irrigation d’un champ de cardons dans l’immense ferme Hamimi. A droite, le jardin d’Achour Ouamara est florissant. Ses enfants vendent du poivron sur l’accotement. 70 DA le kg est-il affiché sur un cageot protégé par une toile de jute mouillée ! Cent mètres plus haut, gisent les ruines du vieux moulin des At Lhadj. Tahouna est un amas de briques de toub entouré de raquettes de figuiers de Barbarie. Une maisonnette en parpaing crépi a poussé sur son flanc droit. Nous nous arrêtons à proximité de Tahanouts, un petit magasin tenu par deux frères, en rase campagne. Ils viennent de perdre un être cher.
C’est le deuil. Leur famille est importante dans la région et les visiteurs venus présenter leurs condoléances sont très nombreux ! Après le recueillement, devoir d’usage, nous reprenons la route vers la montagne. Nous croisons des tracteurs transportant du sable, une denrée rare et chère de nos jours depuis que l’extraction de sable à partir du lit de la Soummam est interdite. Said l’émigré s’étonne : “Les maisons semblent en perpétuelle construction, on n’arrête donc jamais de monter des murs, de confectionner des dalles, d’installer des toitures. Il est vrai que les besoins en logement sont très importants. Construire semble être l’unique préoccupation locale !”
Les niches de la mémoire collective
Nous traversons Tassergant, un endroit réputé pour ses nombreux abris creusés durant la guerre de libération nationale par les moudjahidine de l’ALN. Là, se réunissait notamment le tribunal révolutionnaire sous le commandement de Abderahmane Mira, pour juger les affaires et les malentendus nés de la guerre de libération. C’est un hameau qui se resserre. Les maisons, d’un commun accord, s’agrandissent et se rapprochent, elles ont besoin de chaleur et de solidarité. Elles voudraient, comme en ville, mettre en commun leurs eaux usées, être reliées par des ruelles bitumées, propres, subir moins de coupures d’électricité, avoir plus d’heures d’alimentation en eau potable. Grandir dans la sécurité et devenir un beau village. Le chemin déchiré de méandres et grêlé de nid-de-poule s’étire. Le véhicule peine dans le lacis de virages interminables. Le hameau des frères Adalou, a grandi de deux maisons vers Tiskimine, « la colline aux asperges », au dessus de l’Assif-el-Ach, une rivière fantasque dont l’étiage est à zéro. Nous abordons à vitesse réduite le virage d’Ighil-Talalt où se rejoignent les trois chemins muletiers remontant de la vallée. Des poulaillers et des maisons de campagne parsèment le flanc de la montagne. Touila est un lieu dit, habité par les descendants d’une même lignée, une dizaine de maisons au plus. N’empêche que ce petit hameau a son propre mausolée. Juchée sur un monticule Taâchiwt-Guighil est le tombeau d’une sainte miraculée qui serait la fille de Sidi Lebsir, l’un des fils de Sidi-El-Moufaq, le guide spirituel des At-Mélikèche. Une pièce unique à toiture de tuiles en pleine colline, un lieu de nos jours visité et vénéré notamment par la gent féminine paysanne qui y trouve un réconfort en se confiant à l’esprit de cette femme rebelle symbolisant la lutte contre la vindicte et l’arbitraire du pouvoir patriarcal. On y allume des cierges (chmaâ), on y brûle de l’encens (ldjaoui), de l’ambre (lâambar), du benjoin (lhentit). On y organise une fois par an une veillée (tevyita), les femmes y improvisent une chorale (ourer) qui ressuscite les chants mystérieux (Ichwiqen) et les poésies ésotériques (isefra) d’autrefois. Un repas est organisé en plein air et les passants sont conviés à la dégustation. La route continue en lacis plus larges, à pente plus douce. Nous sommes à Tiza-Charikh, un lieu chargé d’histoire. Ce petit plateau entouré de murailles, de moellons aurait vécu la reddition de la tribu des At-Mélikèche face à l’armée coloniale française conduite par le général Camou en 1854. En contrebas, s’élève une petite bâtisse à enclos, une cour entourée de jeunes oliviers. C’est le dernier moulin à sang de la région, un pressoir à olives que fait tourner un cheval. Il appartient à Si-Lhamid At-Ablaâziz, l’un des derniers détenteurs du savoir-faire en matière de fabrication de l’huile d’olive à l’ancienne.
Il n’y a pas de village kabyle sans mausolée. Le plus petit hameau possède son sanctuaire, son marabout, son wali protecteur, son gardien de la mémoire.
Par Rachid Oulebsir (1)
Avec Tajmaât, l’agora ou place publique, lieu d’expression de la vie communautaire, où se règlent tous les différends, tous les malentendus, le mausolée (Lemqam) est sans doute l’institution villageoise la plus importante. Le lieu de culte dressé à la mémoire de l’ancêtre, ou d’un personnage dont le charisme a mérité la vénération de la tribu, est régulièrement entretenu et visité. On y pratique des rituels de recueillement et de méditation. On y vient s’y soigner. On y sollicite la protection de l’ancêtre, sa baraka, persuadé qu’il est à l’écoute des multiples doléances, prêt à soulager les indicibles douleurs !
On y déverse alors contre une obole symbolique, toutes les inhibitions contenues, les souffrances excessives. On déverrouille les cœurs, oubliant toutes les retenues, tous les codes de bonne conduite, toutes les normes sociales en vigueur ! On se relâche, avouant toutes les faiblesses, tous les manques, pour y exprimer les attentes les plus insolites, les désirs les plus refoulés, les objectifs secrets que l’on voudrait voir s’accomplir sous la bénédiction du saint homme, ou de la sainte femme, de sa baraka. On fait de l’ancêtre, le médecin aux baumes miraculeux, le confident à l’écoute attentionnée, l’allié sûr, l’ami indéfectible. On retrouve le père ou la mère que l’on n’a pas eue. On y donne libre cours à tous les fantasmes pour se vider et se reconstruire.
Le mausolée est le lieu de l’ultime libération, l’endroit du renouvellement des énergies vitales, le berceau de la renaissance individuelle et collective. Les villages d’At Mélikèche ne dérogent pas à la règle. Certains hameaux ont même plusieurs tombeaux sacrés érigés en lieux de mémoire ! L’objet de ce reportage est de décrire la tournée des mausolées en remontant de la vallée de la Soummam.
Le soleil tape déjà trop fort dès les premières heures du jour. Il n’y a même pas de rosée matinale ce lundi 25 juillet. La canicule persiste et le ciel continue de punir les arbres, les hommes et les bêtes. La route est crevassée, parsemée de nid-de-poule et de profondes déchirures. La commune d’At Melikèche issue du découpage administratif de 1984 est sans ressources, sans doute la plus pauvre de la wilaya de Béjaia.
Nous remontons le chemin vicinal à partir de Tavlazt, l’antique limes romain, squatté par les adolescents d’Allaghane et transformé en terrain de football. Sur notre gauche une dizaine d’ouvriers agricoles s’affairent dans l’installation du réseau d’irrigation d’un champ de cardons dans l’immense ferme Hamimi. A droite, le jardin d’Achour Ouamara est florissant. Ses enfants vendent du poivron sur l’accotement. 70 DA le kg est-il affiché sur un cageot protégé par une toile de jute mouillée ! Cent mètres plus haut, gisent les ruines du vieux moulin des At Lhadj. Tahouna est un amas de briques de toub entouré de raquettes de figuiers de Barbarie. Une maisonnette en parpaing crépi a poussé sur son flanc droit. Nous nous arrêtons à proximité de Tahanouts, un petit magasin tenu par deux frères, en rase campagne. Ils viennent de perdre un être cher.
C’est le deuil. Leur famille est importante dans la région et les visiteurs venus présenter leurs condoléances sont très nombreux ! Après le recueillement, devoir d’usage, nous reprenons la route vers la montagne. Nous croisons des tracteurs transportant du sable, une denrée rare et chère de nos jours depuis que l’extraction de sable à partir du lit de la Soummam est interdite. Said l’émigré s’étonne : “Les maisons semblent en perpétuelle construction, on n’arrête donc jamais de monter des murs, de confectionner des dalles, d’installer des toitures. Il est vrai que les besoins en logement sont très importants. Construire semble être l’unique préoccupation locale !”
Les niches de la mémoire collective
Nous traversons Tassergant, un endroit réputé pour ses nombreux abris creusés durant la guerre de libération nationale par les moudjahidine de l’ALN. Là, se réunissait notamment le tribunal révolutionnaire sous le commandement de Abderahmane Mira, pour juger les affaires et les malentendus nés de la guerre de libération. C’est un hameau qui se resserre. Les maisons, d’un commun accord, s’agrandissent et se rapprochent, elles ont besoin de chaleur et de solidarité. Elles voudraient, comme en ville, mettre en commun leurs eaux usées, être reliées par des ruelles bitumées, propres, subir moins de coupures d’électricité, avoir plus d’heures d’alimentation en eau potable. Grandir dans la sécurité et devenir un beau village. Le chemin déchiré de méandres et grêlé de nid-de-poule s’étire. Le véhicule peine dans le lacis de virages interminables. Le hameau des frères Adalou, a grandi de deux maisons vers Tiskimine, « la colline aux asperges », au dessus de l’Assif-el-Ach, une rivière fantasque dont l’étiage est à zéro. Nous abordons à vitesse réduite le virage d’Ighil-Talalt où se rejoignent les trois chemins muletiers remontant de la vallée. Des poulaillers et des maisons de campagne parsèment le flanc de la montagne. Touila est un lieu dit, habité par les descendants d’une même lignée, une dizaine de maisons au plus. N’empêche que ce petit hameau a son propre mausolée. Juchée sur un monticule Taâchiwt-Guighil est le tombeau d’une sainte miraculée qui serait la fille de Sidi Lebsir, l’un des fils de Sidi-El-Moufaq, le guide spirituel des At-Mélikèche. Une pièce unique à toiture de tuiles en pleine colline, un lieu de nos jours visité et vénéré notamment par la gent féminine paysanne qui y trouve un réconfort en se confiant à l’esprit de cette femme rebelle symbolisant la lutte contre la vindicte et l’arbitraire du pouvoir patriarcal. On y allume des cierges (chmaâ), on y brûle de l’encens (ldjaoui), de l’ambre (lâambar), du benjoin (lhentit). On y organise une fois par an une veillée (tevyita), les femmes y improvisent une chorale (ourer) qui ressuscite les chants mystérieux (Ichwiqen) et les poésies ésotériques (isefra) d’autrefois. Un repas est organisé en plein air et les passants sont conviés à la dégustation. La route continue en lacis plus larges, à pente plus douce. Nous sommes à Tiza-Charikh, un lieu chargé d’histoire. Ce petit plateau entouré de murailles, de moellons aurait vécu la reddition de la tribu des At-Mélikèche face à l’armée coloniale française conduite par le général Camou en 1854. En contrebas, s’élève une petite bâtisse à enclos, une cour entourée de jeunes oliviers. C’est le dernier moulin à sang de la région, un pressoir à olives que fait tourner un cheval. Il appartient à Si-Lhamid At-Ablaâziz, l’un des derniers détenteurs du savoir-faire en matière de fabrication de l’huile d’olive à l’ancienne.
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