Propos recueillis par Denis LAFAY, à
Lyon, Acteurs de l’économie Depuis 35 ans, de Sciences Po Paris à l’Université Columbia, de la London School of Economics à l’Université de New York, le politologue partage sa science du monde arabe, dont il examine les aspérités culturelles, identitaires, religieuses, géopolitiques et économiques. Les ressorts, les vulnérabilités, les particularismes de ces territoires en effervescence depuis 2011, l’auteur de Passion arabe (Gallimard) juge qu’ils n’ont jamais autant interrogé et pénétré l’économie et la société françaises. Un éclairage lumineux. Et une mise en garde, par celui-même dont la tête est mise à prix par les salafistes radicaux.
C'est depuis les années 70 que vous auscultez le monde arabe. Aujourd'hui, à la lumière de vos connaissances et de l'évolution desdits pays concernés, aimez-vous ce monde plus que jamais ? Le redoutez-vous plus que jamais ?
Cette région du monde, je l'aime autant que toujours et plus que jamais. Le titre de mon livre résume bien ce sentiment : dans Passion (arabe) sont concentrés l'extraordinaire enthousiasme de l'amour, mais aussi la dimension christique que l'on rebaptise souffrance. Cette ambivalence émotionnelle, chaque événement révolutionnaire depuis 2011 la nourrit : aux heurts, aux massacres, aux désespérances répondent la conquête de nouveaux droits, l'aspiration à vivre autrement, la volonté de récupérer une liberté d'expression, de création, qui avait été confisquée depuis plusieurs décennies par les régimes despotiques issus de l'indépendance et/ou maltraitée par les prédications des radicaux religieux. Bien sûr, le chemin vers cet affranchissement est nécessairement tortueux et chaotique, mais connait-on des métamorphoses d'une telle ampleur qui se sont déroulées de manière linéaire ? Malgré les tribulations, parfois dramatiques, qui traversent ces sociétés, malgré les obstacles sociaux, religieux, économiques, géopolitiques, belliqueux qui ne manque(ro)nt pas d'entraver la mutation, rien ne devrait arrêter la marche en avant vers l'accomplissement du plus précieux des biens : la liberté. L'histoire est en train de se produire : laissons-lui le temps de se réaliser.
Peut-on d'ores et déjà s'aventurer à situer dans l'histoire du monde arabe la portée de ces révolutions qui s'expriment depuis 2011 ?
Il est trop tôt pour extraire des enseignements définitifs. Ce qui se passe en Egypte impose une grande prudence : en deux ans, ce pays tour à tour mobilise formidablement la société, provoque la chute du régime, procède à des élections, fait un triomphe aux Frères musulmans, puis obtient le départ de ces derniers coupables d'une gestion catastrophique et d'une propension à s'emparer de tous les rouages du pouvoir, et dont la résonance du discours politico-religieux se délite. Rien n'est stable. Toutefois, la dialectique de la liberté apparait commune à ces « révolutions », et dès lors l'ampleur historique de ce mouvement peut être comparée à celle du bouleversement dit Nahda qui vit le jour au XIXème siècle. Il signifiait la renaissance du monde arabe, le passage de ce dernier vers une « modernité » exprimée aux plans littéraire, culturel, politique, et religieux. Passage ou plutôt tentative avortée de passage, car in fine les épousailles du Levant et du Maghreb, de la tradition arabe et de la modernité européenne, accouchèrent non de sociétés démocratiques mais de captures coloniales puis, après l'indépendance, de régimes autoritaires ou despotiques. Les révolutions auxquelles nous assistons semblent accomplir, un siècle et demi plus tard, l'aspiration originelle de cette renaissance.
Le foisonnement artistique semble en témoigner…
Le système Ben Ali que l'on croyait insubmersible balayé en quatre semaines, les pouvoirs de Kadhafi et de Moubarak que l'on pensait eux aussi irréductibles défaits en quelques mois, mais aussi des directions en Algérie ou en Iran que l'on devinait au contraire très vulnérables et qui finalement sont immuables, et bien sûr la résistance dans la durée du régime Al Assad en Syrie… Existe-t-il une explication commune à ces scénarii qui déjouent les pronostics ?
On « comprend » 2013 en remontant au 11 septembre 2001. Au lendemain des attentats, plusieurs régimes arabes apparaissent comme formant un rempart au terrorisme religieux. L'occident privilégie à la gravité de leur despotisme et de leur corruption l'utilité de leur combat intérieur contre le spectre djihadiste. C'est le cas de l'Algérie, et bien sûr de la Tunisie. « Mieux vaut Ben Ali que Ben Laden », décide-t-on alors. Au nom de cette convergence d'intérêts, les Etats-Unis et les chancelleries occidentales, prenant appui sur les classes moyennes domestiques, vont protéger et consolider lesdits régimes. Mais simultanément deux phénomènes vont s'imposer. D'une part ce comportement entretient au sein des populations concernées le sentiment, désespérant, que la dictature est inexpugnable, d'autre part l'échec politique d'Al Qaïda en Irak - où il espérait imposer un Etat islamique - et la progressive relativisation du danger terroriste jusqu'alors considéré comme l'élément central de lecture de l'histoire contemporaine, vont peu à peu desserrer le soutien occidental jusqu'alors indéfectible.
D'autres explications peuvent être invoquées. Certaines sont peu rationnelles : pourquoi est-ce le geste de Mohamed Bouazizi qui déclenche la révolte tunisienne alors que des dizaines d'autres habitants au Maghreb s'étaient précédemment immolé ? Parce que des groupuscules vont se saisir de l'événement pour artificiellement composer un grand récit et façonner, même sacraliser un mythe révolutionnaire. Ainsi a-t-on brodé l'histoire d'un diplômé chômeur - en réalité le malheureux était un marchand ambulant sans éducation - « giflé » en public par une policière - et donc alors déshonoré par une femme représentant l'autorité de Ben Ali - un vendredi, veille de souk à Sidi Bouzid que rallie traditionnellement toute la population environnante... D'autres causes résultent de la crise économique. Ainsi en 2011 les prix des produits alimentaires de base, qui constituent une part substantielle des dépenses au sein des populations pauvres, avaient flambé après qu'en 2010 la production céréalière dans les pays de l'ex-Union soviétique avait été dévastée par les incendies - il ne faut jamais sous-estimer la contribution des conditions élémentaires de vie aux mouvements révolutionnaires ; l'épouvantable hiver 1788-1789 et ses conséquences agricoles ne furent pas étrangères à l'insurrection. Ce contexte d'ensemble va décider les peuples, qui jusqu'alors se satisfaisaient des régimes en place ou s'étaient résignés, à prendre conscience qu'il n'y a pas d'espérance, pour eux ou leurs enfants. Alors ils basculent dans la révolte. La mécanique provocation-mobilisation-répression-solidarité, bien connue des mouvements gauchistes, peut alors se déployer.
Lyon, Acteurs de l’économie Depuis 35 ans, de Sciences Po Paris à l’Université Columbia, de la London School of Economics à l’Université de New York, le politologue partage sa science du monde arabe, dont il examine les aspérités culturelles, identitaires, religieuses, géopolitiques et économiques. Les ressorts, les vulnérabilités, les particularismes de ces territoires en effervescence depuis 2011, l’auteur de Passion arabe (Gallimard) juge qu’ils n’ont jamais autant interrogé et pénétré l’économie et la société françaises. Un éclairage lumineux. Et une mise en garde, par celui-même dont la tête est mise à prix par les salafistes radicaux.
C'est depuis les années 70 que vous auscultez le monde arabe. Aujourd'hui, à la lumière de vos connaissances et de l'évolution desdits pays concernés, aimez-vous ce monde plus que jamais ? Le redoutez-vous plus que jamais ?
Cette région du monde, je l'aime autant que toujours et plus que jamais. Le titre de mon livre résume bien ce sentiment : dans Passion (arabe) sont concentrés l'extraordinaire enthousiasme de l'amour, mais aussi la dimension christique que l'on rebaptise souffrance. Cette ambivalence émotionnelle, chaque événement révolutionnaire depuis 2011 la nourrit : aux heurts, aux massacres, aux désespérances répondent la conquête de nouveaux droits, l'aspiration à vivre autrement, la volonté de récupérer une liberté d'expression, de création, qui avait été confisquée depuis plusieurs décennies par les régimes despotiques issus de l'indépendance et/ou maltraitée par les prédications des radicaux religieux. Bien sûr, le chemin vers cet affranchissement est nécessairement tortueux et chaotique, mais connait-on des métamorphoses d'une telle ampleur qui se sont déroulées de manière linéaire ? Malgré les tribulations, parfois dramatiques, qui traversent ces sociétés, malgré les obstacles sociaux, religieux, économiques, géopolitiques, belliqueux qui ne manque(ro)nt pas d'entraver la mutation, rien ne devrait arrêter la marche en avant vers l'accomplissement du plus précieux des biens : la liberté. L'histoire est en train de se produire : laissons-lui le temps de se réaliser.
Peut-on d'ores et déjà s'aventurer à situer dans l'histoire du monde arabe la portée de ces révolutions qui s'expriment depuis 2011 ?
Il est trop tôt pour extraire des enseignements définitifs. Ce qui se passe en Egypte impose une grande prudence : en deux ans, ce pays tour à tour mobilise formidablement la société, provoque la chute du régime, procède à des élections, fait un triomphe aux Frères musulmans, puis obtient le départ de ces derniers coupables d'une gestion catastrophique et d'une propension à s'emparer de tous les rouages du pouvoir, et dont la résonance du discours politico-religieux se délite. Rien n'est stable. Toutefois, la dialectique de la liberté apparait commune à ces « révolutions », et dès lors l'ampleur historique de ce mouvement peut être comparée à celle du bouleversement dit Nahda qui vit le jour au XIXème siècle. Il signifiait la renaissance du monde arabe, le passage de ce dernier vers une « modernité » exprimée aux plans littéraire, culturel, politique, et religieux. Passage ou plutôt tentative avortée de passage, car in fine les épousailles du Levant et du Maghreb, de la tradition arabe et de la modernité européenne, accouchèrent non de sociétés démocratiques mais de captures coloniales puis, après l'indépendance, de régimes autoritaires ou despotiques. Les révolutions auxquelles nous assistons semblent accomplir, un siècle et demi plus tard, l'aspiration originelle de cette renaissance.
Le foisonnement artistique semble en témoigner…
Le système Ben Ali que l'on croyait insubmersible balayé en quatre semaines, les pouvoirs de Kadhafi et de Moubarak que l'on pensait eux aussi irréductibles défaits en quelques mois, mais aussi des directions en Algérie ou en Iran que l'on devinait au contraire très vulnérables et qui finalement sont immuables, et bien sûr la résistance dans la durée du régime Al Assad en Syrie… Existe-t-il une explication commune à ces scénarii qui déjouent les pronostics ?
On « comprend » 2013 en remontant au 11 septembre 2001. Au lendemain des attentats, plusieurs régimes arabes apparaissent comme formant un rempart au terrorisme religieux. L'occident privilégie à la gravité de leur despotisme et de leur corruption l'utilité de leur combat intérieur contre le spectre djihadiste. C'est le cas de l'Algérie, et bien sûr de la Tunisie. « Mieux vaut Ben Ali que Ben Laden », décide-t-on alors. Au nom de cette convergence d'intérêts, les Etats-Unis et les chancelleries occidentales, prenant appui sur les classes moyennes domestiques, vont protéger et consolider lesdits régimes. Mais simultanément deux phénomènes vont s'imposer. D'une part ce comportement entretient au sein des populations concernées le sentiment, désespérant, que la dictature est inexpugnable, d'autre part l'échec politique d'Al Qaïda en Irak - où il espérait imposer un Etat islamique - et la progressive relativisation du danger terroriste jusqu'alors considéré comme l'élément central de lecture de l'histoire contemporaine, vont peu à peu desserrer le soutien occidental jusqu'alors indéfectible.
D'autres explications peuvent être invoquées. Certaines sont peu rationnelles : pourquoi est-ce le geste de Mohamed Bouazizi qui déclenche la révolte tunisienne alors que des dizaines d'autres habitants au Maghreb s'étaient précédemment immolé ? Parce que des groupuscules vont se saisir de l'événement pour artificiellement composer un grand récit et façonner, même sacraliser un mythe révolutionnaire. Ainsi a-t-on brodé l'histoire d'un diplômé chômeur - en réalité le malheureux était un marchand ambulant sans éducation - « giflé » en public par une policière - et donc alors déshonoré par une femme représentant l'autorité de Ben Ali - un vendredi, veille de souk à Sidi Bouzid que rallie traditionnellement toute la population environnante... D'autres causes résultent de la crise économique. Ainsi en 2011 les prix des produits alimentaires de base, qui constituent une part substantielle des dépenses au sein des populations pauvres, avaient flambé après qu'en 2010 la production céréalière dans les pays de l'ex-Union soviétique avait été dévastée par les incendies - il ne faut jamais sous-estimer la contribution des conditions élémentaires de vie aux mouvements révolutionnaires ; l'épouvantable hiver 1788-1789 et ses conséquences agricoles ne furent pas étrangères à l'insurrection. Ce contexte d'ensemble va décider les peuples, qui jusqu'alors se satisfaisaient des régimes en place ou s'étaient résignés, à prendre conscience qu'il n'y a pas d'espérance, pour eux ou leurs enfants. Alors ils basculent dans la révolte. La mécanique provocation-mobilisation-répression-solidarité, bien connue des mouvements gauchistes, peut alors se déployer.
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