D’un commentaire commun sur la culture à l’autre, la tension est créatrice si elle permet aux chercheurs de cerner et réfuter les volontés d’instaurer un «ordre» culturel uniforme. Il est vrai que, par certains aspects, les questions de culture relèvent toujours d’une guerre plus complexe et plus délicate que la guerre proprement dite. C’est justement cette guerre qu’explore une grande partie des ouvrages publiés au long de l’année écoulée sur la question de la culture, parmi lesquels ceux de Raymond Williams et de Lawrence W. Levine, dont nous allons parler ici, nous aident à prendre nos distances avec ces commentaires. Si ces derniers échappent aux défauts indiqués, c’est justement parce qu’ils interrogent nos catégories de discours concernant la culture.
Observons-nous d’ailleurs les débats sur la culture publique de nos jours, sans que nous les voyions obéir à des catégories préfixées? Qu’il s’agisse de la manière de poser la question de la culture, de la façon de la définir et de la nécessité ou non de fixer des lignes de démarcation entre des cultures, la plupart des discussions sont immédiatement conditionnés par des jeux de frontières. Au point que la moindre des choses que l’on devrait attendre des interlocuteurs dans des débats aussi classifiants que ceux qui portent sur cet objet serait qu’ils s’attachent à éclairer leurs catégories et se donnent la peine de justifier les genres de frontières qu’elles imposent.
Au demeurant, les propos publics les plus récents concernant la culture profilent un décor caractéristique, dont Williams et Levine se méfient. Ces propos ont pour point commun l’épaisseur d’une atmosphère, explosant dans la bouche des imprécateurs du temps: l’heure serait à la gravité ! Au pessimisme sans doute aussi, concernant la culture et son devenir. Comme, en son temps, soulignent Williams et Levine, Allan Bloom (L’âme désarmée, Essai sur le déclin de la culture générale, 1987, Paris, Julliard, 1987) opposait déjà son angoisse de la disparition des échelles de valeurs culturelles à la tradition culturelle de l’élévation de l’âme, ces propos ne cessent de reconstruire des frontières au nom d’un passé idyllique.
Un ensemble d’ouvrages polémiques
Simultanément à ceux de Williams et de Levine, les ouvrages récemment publiés, parfaitement au clair avec ces faux débats, prennent donc le contre-pied de ces atermoiements avec d’autant plus d’efficacité qu’ils étudient ces questions moins sous l’angle d’une «nature» des distinctions que sous l’angle des transformations des catégories culturelles, qu’ils décrivent des constructions de frontières et des conflits culturels, en un mot qu’ils travaillent les pratiques culturelles dans leurs activités de hiérarchisation ou de déconstruction.
Parmi ces ouvrages, en France du moins, certains se contentent de faire le point sur ce qui est plutôt connu. Non seulement la culture est muée en une marchandise (chacun d’eux évoque Theodor W. Adorno, Hannah Arendt ou Walter Benjamin, ...), mais nos sociétés tournent à plein régime à partir du déploiement des industries culturelles (et ils renvoient à Bernard Stiegler, Marie José Mondzain, ...). Le consumérisme planétaire développé, sur le modèle étatsunien, ferait des industries culturelles –du spectacle et du tourisme culturels- le bras armé du nouveau contrôle du comportement, pour le soumettre au rythme propre des changements de la spéculation financière. Et pour faire fonctionner l’ensemble, non seulement la culture se développerait sous mode de service commercial (Mondzain), mais encore les oeuvres seraient formatées à partir de modèles de référence (Frédéric Martel) et les maisons d’édition, par exemple, saborderaient les livres difficiles et les traductions parce que ce ne sont pas des ouvrages rentables (André Schiffrin).
Voici les références :
- Martel Frédéric, Mainstream, Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010.
- Schiffrin André, L’argent et les mots, Paris, La Fabrique, 2010.
- Reuzé Sébastien, Numéristique, Bruxelles, La Lettre volée, 2009.
- Mondzain Marie-José, Une société sans art et sans culture, vidéo, Cassandre, 15 juin 2010.
- Comolli Jean-Louis, Cinéma contre spectacle, Paris, Verdier, 2009.
Mais d’autres ouvrages procèdent différemment. Ils sont moins sensibles à la question du marché culturel dominant, qu’à la question de savoir comment décrire la construction des frontières culturelles. Parmi eux les travaux, enfin traduits dans notre langue, du sociologue Raymond Williams (1921-1988) et de l’historien Lawrence W. Levine (1933-2006), qui s’articulent autour de l’idée selon laquelle la culture fabrique des catégories qui affectent notre compréhension et nos réactions vis-à-vis de la culture. Elle constituerait bien l’un des mécanismes qui permettrait d’identifier, de distinguer et d’ordonner des univers mentaux.
Voici ces autres références :
- Levine Lawrence W., Culture d’en haut, culture d’en bas, L’émergence des hiérarchies culturelles aux Etats-Unis, 1988, Paris, La Découverte, 2010.
- Williams Raymond, Culture et matérialisme, 1973-1983, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.
D’une manière ou d’une autre, un fil conducteur commun traverse ces deux listes d’ouvrages. Le champ culturel est devenu autonome, même si les pouvoirs requièrent de lui une large participation à la réglementation de l’ordre social. Mais ces deux groupes d’ouvrages se séparent aussi sur un point d’importance: il est essentiel de ne pas faiblir sur l’analyse critique, si on ne veut pas se contenter de décrire une situation, mais rendre possible une conception de la culture qui ne se plierait pas à sa réduction marchande, à son devenir «publicité» (Williams).
Des moyens théoriques
Supposons ces livres lus, le lecteur ne peut qu’être frappé par le fait qu’ils réfèrent chacun à des distinctions plus ou moins subtiles fonctionnant dans nos sociétés: l’opposition entre «haute» et «basse» culture, entre culture «savante» et culture «populaire», entre culture «sérieuse» et culture «frivole» ou «banale», toutes classifications dont Adorno soulignait, en son temps, qu’elles sont «odieuses» (Prismes, 1955, Paris, Payot, 1986, p. 108) et qu’il importe de retrouver à leur encontre un esprit critique si on s’est laissé prendre à leur usage. La question est cependant de savoir quel esprit critique. Le livre du Britannique Raymond Williams est justement axé sur cet objectif: donner corps à un esprit critique. Il est traduit désormais, quoiqu’avec un peu de retard, alors que sa pensée a déjà fait des émules aux USA et en Amérique latine. L’auteur est sans doute plus connu en France par ouï-dire que par la lecture attentive de ses travaux. De l’auteur, il est admis qu’il est l’un des fondateurs des Cultural studies, avec Stuart Hall et quelques amis du «Centre of Contemporary Cultural Studies» de Birmingham. Le livre initiateur de cette perspective sociologique fut publié en 1958. Il s’agit de Culture and Society.
L’esprit critique défendu par lui s’inspire du marxisme, dans l’ouvrage que nous présentons appliqué aux faits culturels. Encore ce marxisme-là n’est-il pas le marxisme orthodoxe de la hiérarchie entre infra- et super-structure, critiqué d’emblée dans ce volume, ni celui de Louis Althusser, mais celui de l’articulation entre la sociologie et la pensée d’Antonio Gramsci redécouverte par Williams dans les années 1960. Cet ouvrage s’intitule donc Culture et matérialisme, évoquant deux choses: d’une part, un ouvrage même de Williams, Culture and Materialism (1980, publiés en France chez Verso), dont il ne reprend que certains passages, les autres étant extraits de Politics of Modernism: Against the New Conformists (1989); d’autre part, les théories marxistes datant des années 1970-1980.
Tenter de définir un matérialisme culturel, il est vrai, cela revient assez classiquement à rappeler que les faits culturels ne sont pas de simples figures de l’esprit, mais des ensembles de pratiques et d’institutions en rapports étroits avec les conditions sociales d’existence et les divisions de classes. Bien sûr, il ne s’agit plus là du goût théorique actuel. Il n’empêche, les propos de Williams nous incitent à ne pas oublier que la construction d’une théorie de la culture requiert une grande attention aux déterminations qui la constitue, nul ne devant confondre cependant détermination et déterminisme. Ces déterminations permettent de comprendre que la culture n’est pas le fruit du hasard, de l’esprit, d’une création pure, pas plus qu’elle ne saurait être résorbée dans une théorie de la manipulation et du conditionnement. Williams insiste particulièrement sur la question des incorporations, des dynamiques et des luttes culturelles: «On ne peut séparer la littérature, comme pratique du corps, de pratiques existantes, et lorsqu’on identifie une pratique donnée, on ne peut pas lui attribuer un rapport uniforme, statique et anhistorique avec une formation sociale abstraite».
De l’ensemble de l’ouvrage, par ailleurs, à part un article tout à fait percutant sur la politique des avant-gardes, on retiendra des éléments importants. Notamment l’édification d’une théorie générale de la culture articulant 3 systèmes culturels confrontés: les cultures résiduelles (qui résistent à la culture dominante), les cultures dominantes (imposant à la société un système de valeurs et de significations hégémoniques), les cultures émergentes (référées à des valeurs nouvelles opposées aux significations établies). Puis une théorie de la «structure de sentiment» («Structure of feeling»), renvoyant à une conceptualisation de la culture prise comme ensemble de sentiments et valeurs activement vécus et en transformation permanente.
Observons-nous d’ailleurs les débats sur la culture publique de nos jours, sans que nous les voyions obéir à des catégories préfixées? Qu’il s’agisse de la manière de poser la question de la culture, de la façon de la définir et de la nécessité ou non de fixer des lignes de démarcation entre des cultures, la plupart des discussions sont immédiatement conditionnés par des jeux de frontières. Au point que la moindre des choses que l’on devrait attendre des interlocuteurs dans des débats aussi classifiants que ceux qui portent sur cet objet serait qu’ils s’attachent à éclairer leurs catégories et se donnent la peine de justifier les genres de frontières qu’elles imposent.
Au demeurant, les propos publics les plus récents concernant la culture profilent un décor caractéristique, dont Williams et Levine se méfient. Ces propos ont pour point commun l’épaisseur d’une atmosphère, explosant dans la bouche des imprécateurs du temps: l’heure serait à la gravité ! Au pessimisme sans doute aussi, concernant la culture et son devenir. Comme, en son temps, soulignent Williams et Levine, Allan Bloom (L’âme désarmée, Essai sur le déclin de la culture générale, 1987, Paris, Julliard, 1987) opposait déjà son angoisse de la disparition des échelles de valeurs culturelles à la tradition culturelle de l’élévation de l’âme, ces propos ne cessent de reconstruire des frontières au nom d’un passé idyllique.
Un ensemble d’ouvrages polémiques
Simultanément à ceux de Williams et de Levine, les ouvrages récemment publiés, parfaitement au clair avec ces faux débats, prennent donc le contre-pied de ces atermoiements avec d’autant plus d’efficacité qu’ils étudient ces questions moins sous l’angle d’une «nature» des distinctions que sous l’angle des transformations des catégories culturelles, qu’ils décrivent des constructions de frontières et des conflits culturels, en un mot qu’ils travaillent les pratiques culturelles dans leurs activités de hiérarchisation ou de déconstruction.
Parmi ces ouvrages, en France du moins, certains se contentent de faire le point sur ce qui est plutôt connu. Non seulement la culture est muée en une marchandise (chacun d’eux évoque Theodor W. Adorno, Hannah Arendt ou Walter Benjamin, ...), mais nos sociétés tournent à plein régime à partir du déploiement des industries culturelles (et ils renvoient à Bernard Stiegler, Marie José Mondzain, ...). Le consumérisme planétaire développé, sur le modèle étatsunien, ferait des industries culturelles –du spectacle et du tourisme culturels- le bras armé du nouveau contrôle du comportement, pour le soumettre au rythme propre des changements de la spéculation financière. Et pour faire fonctionner l’ensemble, non seulement la culture se développerait sous mode de service commercial (Mondzain), mais encore les oeuvres seraient formatées à partir de modèles de référence (Frédéric Martel) et les maisons d’édition, par exemple, saborderaient les livres difficiles et les traductions parce que ce ne sont pas des ouvrages rentables (André Schiffrin).
Voici les références :
- Martel Frédéric, Mainstream, Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010.
- Schiffrin André, L’argent et les mots, Paris, La Fabrique, 2010.
- Reuzé Sébastien, Numéristique, Bruxelles, La Lettre volée, 2009.
- Mondzain Marie-José, Une société sans art et sans culture, vidéo, Cassandre, 15 juin 2010.
- Comolli Jean-Louis, Cinéma contre spectacle, Paris, Verdier, 2009.
Mais d’autres ouvrages procèdent différemment. Ils sont moins sensibles à la question du marché culturel dominant, qu’à la question de savoir comment décrire la construction des frontières culturelles. Parmi eux les travaux, enfin traduits dans notre langue, du sociologue Raymond Williams (1921-1988) et de l’historien Lawrence W. Levine (1933-2006), qui s’articulent autour de l’idée selon laquelle la culture fabrique des catégories qui affectent notre compréhension et nos réactions vis-à-vis de la culture. Elle constituerait bien l’un des mécanismes qui permettrait d’identifier, de distinguer et d’ordonner des univers mentaux.
Voici ces autres références :
- Levine Lawrence W., Culture d’en haut, culture d’en bas, L’émergence des hiérarchies culturelles aux Etats-Unis, 1988, Paris, La Découverte, 2010.
- Williams Raymond, Culture et matérialisme, 1973-1983, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010.
D’une manière ou d’une autre, un fil conducteur commun traverse ces deux listes d’ouvrages. Le champ culturel est devenu autonome, même si les pouvoirs requièrent de lui une large participation à la réglementation de l’ordre social. Mais ces deux groupes d’ouvrages se séparent aussi sur un point d’importance: il est essentiel de ne pas faiblir sur l’analyse critique, si on ne veut pas se contenter de décrire une situation, mais rendre possible une conception de la culture qui ne se plierait pas à sa réduction marchande, à son devenir «publicité» (Williams).
Des moyens théoriques
Supposons ces livres lus, le lecteur ne peut qu’être frappé par le fait qu’ils réfèrent chacun à des distinctions plus ou moins subtiles fonctionnant dans nos sociétés: l’opposition entre «haute» et «basse» culture, entre culture «savante» et culture «populaire», entre culture «sérieuse» et culture «frivole» ou «banale», toutes classifications dont Adorno soulignait, en son temps, qu’elles sont «odieuses» (Prismes, 1955, Paris, Payot, 1986, p. 108) et qu’il importe de retrouver à leur encontre un esprit critique si on s’est laissé prendre à leur usage. La question est cependant de savoir quel esprit critique. Le livre du Britannique Raymond Williams est justement axé sur cet objectif: donner corps à un esprit critique. Il est traduit désormais, quoiqu’avec un peu de retard, alors que sa pensée a déjà fait des émules aux USA et en Amérique latine. L’auteur est sans doute plus connu en France par ouï-dire que par la lecture attentive de ses travaux. De l’auteur, il est admis qu’il est l’un des fondateurs des Cultural studies, avec Stuart Hall et quelques amis du «Centre of Contemporary Cultural Studies» de Birmingham. Le livre initiateur de cette perspective sociologique fut publié en 1958. Il s’agit de Culture and Society.
L’esprit critique défendu par lui s’inspire du marxisme, dans l’ouvrage que nous présentons appliqué aux faits culturels. Encore ce marxisme-là n’est-il pas le marxisme orthodoxe de la hiérarchie entre infra- et super-structure, critiqué d’emblée dans ce volume, ni celui de Louis Althusser, mais celui de l’articulation entre la sociologie et la pensée d’Antonio Gramsci redécouverte par Williams dans les années 1960. Cet ouvrage s’intitule donc Culture et matérialisme, évoquant deux choses: d’une part, un ouvrage même de Williams, Culture and Materialism (1980, publiés en France chez Verso), dont il ne reprend que certains passages, les autres étant extraits de Politics of Modernism: Against the New Conformists (1989); d’autre part, les théories marxistes datant des années 1970-1980.
Tenter de définir un matérialisme culturel, il est vrai, cela revient assez classiquement à rappeler que les faits culturels ne sont pas de simples figures de l’esprit, mais des ensembles de pratiques et d’institutions en rapports étroits avec les conditions sociales d’existence et les divisions de classes. Bien sûr, il ne s’agit plus là du goût théorique actuel. Il n’empêche, les propos de Williams nous incitent à ne pas oublier que la construction d’une théorie de la culture requiert une grande attention aux déterminations qui la constitue, nul ne devant confondre cependant détermination et déterminisme. Ces déterminations permettent de comprendre que la culture n’est pas le fruit du hasard, de l’esprit, d’une création pure, pas plus qu’elle ne saurait être résorbée dans une théorie de la manipulation et du conditionnement. Williams insiste particulièrement sur la question des incorporations, des dynamiques et des luttes culturelles: «On ne peut séparer la littérature, comme pratique du corps, de pratiques existantes, et lorsqu’on identifie une pratique donnée, on ne peut pas lui attribuer un rapport uniforme, statique et anhistorique avec une formation sociale abstraite».
De l’ensemble de l’ouvrage, par ailleurs, à part un article tout à fait percutant sur la politique des avant-gardes, on retiendra des éléments importants. Notamment l’édification d’une théorie générale de la culture articulant 3 systèmes culturels confrontés: les cultures résiduelles (qui résistent à la culture dominante), les cultures dominantes (imposant à la société un système de valeurs et de significations hégémoniques), les cultures émergentes (référées à des valeurs nouvelles opposées aux significations établies). Puis une théorie de la «structure de sentiment» («Structure of feeling»), renvoyant à une conceptualisation de la culture prise comme ensemble de sentiments et valeurs activement vécus et en transformation permanente.

Commentaire