La société kabyle est connue pour ses différentes formes de productions orales (poésies, chansons, proverbes, devinettes et autres discours versifiés) dont certaines ont fait l’objet de traduction et d’analyse. Il s’agit très souvent de textes en relation avec l’adresse directe. Dans cet article, Tassadit Yacine s’attache à décrire la place de l’adresse indirecte dans différents espaces d’expression : dans la vie quotidienne d’autrefois mais aussi dans la prophétie, comme dans l’univers de la poésie chantée. L’adresse indirecte est ce mode d’expression privilégié des hommes et des femmes issus de la tradition, mais aussi des intellectuelles francophones qui en font un moyen privilégié de dire dans la langue française ce qu’elles ne s’autorisent pas à dire dans leur langue maternelle.
La Kabylie est une région montagneuse située à cent trente kilomètres d’Alger qui a conservé, plus qu’ailleurs, des pratiques langagières (une tradition orale ancienne) et rituelles. En raison d’un mode de vie presque en autarcie, l’héritage culturel ancien a été préservé jusqu’à la colonisation française (1830) dont les effets ont permis une pénétration culturelle et un changement social accéléré. Ce phénomène a agi sur les modes anciens de création, de transmission et de perpétuation de la culture menacée de perte au profit d’une homogénéisation progressive des pratiques culturelles et langagières.
Cette position topographique a, en outre, favorisé une diversité culturelle qui attira à partir de la fin du xixe siècle un nombre important d’ethnologues.
Le code social et culturel kabyle accorde une place importante au discours et aux différentes formes d’énonciation dont les modes d’expression peuvent être directs et indirects. La parole joue ainsi un rôle social important selon le statut social, l’âge et l’appartenance sexuelle. À côté de la maîtrise des savoirs locaux (poésie, mythologie, généalogie, droit coutumier, contes, légendes, récits de fondation), la détention des codes langagiers est tout particulièrement valorisée, elle est perçue comme une véritable performance. Dans certaines régions de Kabylie, il est en outre commun d’envoyer le fils aîné apprendre l’art du verbe chez des maîtres connus sous le nom de forgerons de la langue (aheddad bbwawal). Ce sont des hommes, adultes, qui manient les tournures, les doubles sens, les sens cachés ainsi que les différents codes de la langue1. La parole obéit à une hiérarchie de valeurs où les initiés (amousnaw-s : savants et sages à la fois) occupent la position la plus élevée dans l’échelle sociale, viennent ensuite les poètes (ceux qui ont l’art de délier, de dénouer, d’élucider, de pénétrer le sens profond de la langue d’où le terme significatif d’asefrou pour désigner le poème. Le code langagier établit une hiérarchie entre les grands poètes (ifsihen) distinguant les meddah-s (poètes ambulants), les berrah-s (hérauts), etc. (Bourdieu, 1980 ; Mammeri, 1978).
Il est, en effet, socialement admis de recourir à cette façon de voir, de penser et de s’exprimer qui exige de son interlocuteur une attention et anticipation dans les situations les plus diverses et les plus variées. L’adresse indirecte est à la fois crainte (car elle renferme de véritables pièges) et prisée en ce qu’elle permet de révéler la culture et l’intelligence de l’interlocuteur face à son partenaire et de jauger son niveau. Le discours kabyle distingue ainsi l’adresse directe de l’adresse indirecte. Si la première va de soi et n’est pas nommée dans la langue, la seconde en revanche est définie par plusieurs termes dont le plus connu est lemâun forme pluriel de lmaâna (de l’arabe sens). En kabyle, ce terme a certes la même signification, mais il renvoie aussi à l’éducation et, par-delà, à toute personne encline à la réplique. Cette même pratique fondée sur le jeu du langage se retrouve également au Maroc chez les Chleuhs. Elle prend appui sur l’implicite comme dynamique de construction de sens et comme principe de création et de spéculation renvoyant à une compétence linguistique. L’on sait également que le sens patent se fonde sur un non-dit et sur la capacité de reconnaître et de jouer sur les structures de la langue.
Cette façon de procéder est en réalité une manière de dire que toute pensée n’est pas « dicible » ou bien que la richesse et la diversité de l’intellect ne sont pas réductibles aux seuls mots ni à leur sens originel. Il faut comprendre qu’il existe un code langagier qui dépasse la langue et un sens qui transcende le sens supposé. Le signifiant serait ainsi pauvre devant l’infini de l’idée et de l’éventail de ses nuances. C’est d’ailleurs sur cette richesse que jouent les mystiques qui entendent s’exprimer uniquement pour les initiés.
Pourquoi recourir à l’adresse indirecte lorsque l’on peut communiquer directement ? N’y aurait-il pas dans ce mode d’expression un rôle important qui échappe à l’intelligibilité du sens commun pour revêtir d’autres fonctions là où on les suspecte le moins ?
Ce qui semble un détour, un jeu, une forme sournoise d’expression cache sans doute une richesse dans les procédés liés au langage que les locuteurs tendent à perdre parce qu’ils ont perdu le code. La connaissance des modes d’expression de la société kabyle « traditionnelle » permet de mieux comprendre la place de la parole et les différentes adresses (directe et indirecte) auxquelles sont soumis les agents sociaux. Dans la Kabylie d’autrefois, les modes d’expression obéissaient à des règles strictes pour les hommes, les femmes, les religieux, les bergers, les esclaves. Il n’en est pas de même dans les sociétés qui ont subi des transformations drastiques et notamment en ce qui concerne la gestion de la parole. Jadis expertes dans l’art de l’indirect, parce que les femmes n’avaient droit à aucun autre mode d’expression, qu’en est-il aujourd’hui ? S’expriment-elles de façon directe ou bien ont-elles adopté un mode d’expression différent bien que toujours indirect ? Quelles voies (ou quelles voix) ont-elles empruntées ?
Outre les formes orales de production de ce moyen d’expression dans une société traditionnelle comme la Kabylie – où la parole avait un rôle très important comme l’a souligné Mouloud Mammeri dans Poèmes kabyles anciens (1980) – nous tenterons de montrer dans cet article la portée de l’adresse indirecte dans différents espaces d’expression : dans la vie quotidienne, mais aussi dans la prophétie (celle de Cheikh Mohand), comme dans l’univers de la poésie chantée ; autre moyen d’éviter le face-à-face avec autrui tout en assénant des vérités indicibles dans des situations ordinaires. Les détours de la langue et les mécanismes adoptés pour parvenir à faire entendre un message sont dignes d’être connus et déconstruits.

Commentaire