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L’éthique de l’indépendance 3/4 (T.Ramadan)

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  • L’éthique de l’indépendance 3/4 (T.Ramadan)

    L’éthique de l’indépendance 3/4


    Tariq RAMADAN - 31 07 2014


    L’éthique est née de mille façons. Elle provient de différents univers et trouve son entière réalisation dans sa double indépendance du sujet qui la pense comme de l’objet sur lequel elle s’applique. Pourtant, au nom même de cette indépendance, elle va s’appliquer de façon rigoureuse – et indépendante – et sur le sujet et sur l’objet. Nous avons vu comment, dans le domaine des sciences (comme objet), l’éthique devait s’appliquer, donner du sens, déterminer des orientations, fixer des limites. Cette opération est désormais impérative dans les domaines qui concernent notre survie, notamment le climat, le génie génétique, les découvertes et progrès en matière d’armement et plus insi- dieusement en ce qui concerne les systèmes de surveillance des individus. Le champ est vaste, les défis sont nombreux et les exigences très strictes.


    L’éthique s’applique néanmoins au sujet lui-même et il n’est pas inutile de le rappeler. Le scientifique doit, pour lui-même et dans l’exercice de sa fonction, respecter une déontologie rigoureuse. L’objectivité, la transparence et la probité intellectuelle et professionnelle sont les minima requis et les exigences croissent selon les sciences en question et la complexité des champs d’étude. Elles touchent invariablement les sciences exactes, expérimentales ou humaines : on attend du scientifique, du spécialiste ou du penseur qu’il respecte ses sources en les citant, traduise fidèlement les objets de ses observations et reste le plus objectif possible (ou alors qu’il indique clairement où commence sa subjectivité ou son parti pris idéologique ou politique). L’éthique du savant ou du chercheur consiste à tendre à un maximum d’objectivité, de probité et de transparence face à son sujet d’étude. Ce qui est troublant, par exemple, avec les conclusions présentées par Sigmund Freud comme résultant de sa pratique scientifique, tient bien sûr à l’inexactitude des comptes rendus qui furent présentés a posteriori. Contrairement à ce qui nous est rapporté dans les Études sur l’hystérie, puis dans les Cinq Leçons sur la psychanalyse, la malade du docteur Breuer, Anna O. (Bertha Pappenheim), n’a jamais vraiment été guérie de son ancienne hydrophobie au moyen des séances de psychanalyse qu’elle appela elle-même « cures par la discussion » (talking cure). Les crises, l’angoisse et l’alcool furent ses refuges même si elle avait, comme cela fut rapporté par Freud, identifié l’origine de ses traumatismes.


    Cet exemple, comme tant d’autres dans le domaine des sciences expérimentales et humaines, jette bien sûr un discrédit conséquent sur les conclusions avancées et ouvre une zone d’ombre sur la probité intellectuelle des scientifiques et leur capacité d’objectivation.
    Cette attitude éthique rigoureuse dans le domaine des sciences nous permet d’aller plus loin et d’essayer de circonscrire ses conditions quand elle s’applique au sujet, à chacun d’entre nous, dans la vie quotidienne. La question est explicite et pourtant difficile : que dire de l’éthique en rapport avec le sujet quand le sujet devient son propre objet ? En d’autres termes, quel est le rôle de l’éthique entre moi et moi, entre ma conscience et mon action ? Cette question et cette étape sont déterminantes car elles auront une influence sur tous les autres domaines de l’agir humain. Une évaluation rapide de l’ensemble des enseignements éthiques des plus anciennes traditions africaines, amérindiennes, asia- tiques ou australiennes (avec les aborigènes), des spiritualités hindouiste et bouddhique, des religions monothéistes et des philosophies, de Socrate à Heidegger en passant par Descartes ou Schopenhauer, nous révèle une constante : il est toujours question d’un appel, simple et évident au fond, à la conscience individuelle pour faire coïncider les valeurs et les principes que l’on s’est choisis (par la foi, la raison ou l’imagination) avec les actions que l’on va produire et que l’on doit assumer. D’ailleurs, cela reste vrai pour un acte que l’on jugerait immoral : si, comme le propose Nietzsche, il n’y a aucune raison d’octroyer une valeur quelconque à la « vérité » plutôt qu’au mensonge, il faut donc conclure que celui qui choisira de mentir sera, au fond, en accord avec le principe qu’il avait stipulé en amont, à savoir que le mensonge est une valeur respectable. Ainsi donc, même chez Nietzsche, l’immoral ou l’amoral exigeait du surhomme-artiste qu’il respecte ses propres principes établis « par-delà le bien et le mal ». On n’échappe jamais au principe de cohérence !

    Entre moi et moi naît l’esprit critique. Il s’agit simplement de mesurer ses actions à l’aune des principes que l’on s’est donnés. La condition première, le postulat nécessaire, comme le relevait Kant, est d’être libre de ses choix et de ses actions. Puis la conscience doit opérer un constant aller-retour dialectique entre les valeurs et les actions : je deviens alors mon propre objet d’étude et les principes de mon éthique me permettent de poser un jugement sur mon être et mon action. Je ne peux évaluer mon état et m’engager dans une réforme de mon être et une harmonisation intime entre mes valeurs et mes actions que si je réussis à me rendre le plus possible indépendant de moi-même. L’appel à la conscience, morale ou non, qui habite toutes les religions, les spiritualités et les philosophies est toujours un appel à la conscience critique et à la prise de distance. Ce travail sur soi, ce travail critique – même s’il s’agit de libérer de soi, et en soi, les forces de l’imaginaire inconscient et de l’art – est la condition de la quête de cohérence qui s’impose à nous, quels que soient nos choix. Prendre de la distance, s’observer de façon indépendante, faire le point sur ses valeurs et sur son quotidien, faire le bilan de ses espérances et de ses engagements et dessiner pour soi, en dehors de soi, une image un tant soit peu objectivée de soi. Ici encore, on n’échappe pas à quelques principes universels de l’éthique « de tous » qui n’appartient à personne : la probité, la transparence, la justice sont nécessaires – le paradoxe n’est qu’apparent – pour évaluer notre degré de cohérence avec nos choix possibles de la dissimulation et de l’injustice. Il faut même aller plus loin, nous l’avons vu avec Nietzsche : celle ou celui qui aurait choisi le désordre et l’incohérence comme principes et mode de vie devrait encore se référer au principe de cohérence pour savoir s’il est cohérent avec son idéal d’incohérence. Cette indépendance, cette prise de distance, par rapport à soi-même est la clé de l’évolution personnelle ; il faut de fait l’étendre à tous les ordres de ses appartenances. Dans sa famille, dans sa communauté religieuse ou spirituelle, dans son école de pensée ou dans son parti politique, il importe de garder un esprit critique qui sache mesurer l’écart existant entre les valeurs auxquelles on adhère et les pratiques réelles. Il ne faut, en effet, pas confondre l’appartenance assumée et la compromission de l’esprit partisan. Savoir dire non à sa mère ou à son père quand ceux-ci agissent contre ses principes ou ses droits, se soulever contre sa propre société quand l’esprit nationaliste aveugle les foules et annihile l’autre, exiger l’application égalitaire des principes démocratiques pour tous quand le racisme et l’exclusion s’installent, s’élever contre les excès et les trahisons de ses propres coreligionnaires au nom même des principes de sa religion, s’opposer aux logiques exclusivistes qui peuvent traverser son propre parti politique et trahir, de l’intérieur, ses idéaux, telles devraient être les conséquences naturelles et visibles de l’esprit soucieux d’éthique et de cohérence resté indépendant. L’histoire humaine recèle maints exemples de femmes et d’hommes qui ont refusé la compromission et qui, au nom de leurs principes, du devoir de cohérence et de leur appartenance même à une religion ou une philosophie, ont agi contre les leurs, leur société et/ou leur communauté, au risque d’être considérés comme des traîtres : Wang Yangming avec son confrère, Voltaire en défendant Calas, Zola dans l’affaire Dreyfus, Russell en volant au secours d’Einstein, des intellectuels critiquant les colonisations, tant de citoyens allemands, français, suisses ou autres qui ont protégé les juifs de l’extermination contre l’avis de leur gouvernement ou de leur hiérarchie, des soldats américains juifs, chrétiens, musulmans ou athées qui ont refusé, hier, d’aller combattre au Viêtnam et, aujourd’hui, en Irak. Ces femmes et ces hommes ont été et demeurent la conscience de leur peuple et la personnification de l’éthique de l’indépendance. Toutes les spiritualités et les religions sont traversées par cet appel de l’esprit critique et du principe fondateur de cohérence. Toutes sans exception ! Une tradition prophétique musulmane résume ce trait commun de toutes les appartenances : le meilleur moyen d’aider son frère injuste consiste à faire cesser son injustice. C’est la raison pour laquelle Gandhi pratiquait les grèves de la faim : ma conscience et mes principes sont indépendants de mon appartenance (religieuse, culturelle ou intellectuelle) et j’assumerai mon indépendance en ayant le courage de critiquer ceux qui forment et constituent ma communauté d’appartenance. Il s’agit d’abord d’appartenir à ses principes plutôt que d’appartenir aveuglément à une communauté qui pourrait les trahir et dont on accepterait qu’elle les trahisse.

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    ...Rester Humain pour le devenir de l'Homme... K.H.R.

  • #2
    .../...(suite 3/4)


    Défendre des principes, exercer un devoir de conscience et de cohérence, affirmer son indépendance face à toutes les appartenances aveugles (qu’elles soient idéologiques, religieuses ou nationalistes), cela exige certes une éthique mais également une part de volonté et de courage. Il faut assumer les critiques émanant de l’intérieur, de celles et de ceux qui perçoivent cette attitude comme une désertion, une trahison qui fait le jeu de l’« autre » ou de l’« ennemi ». Dans les nouvelles relations fantasmées entre les « civilisations » qui sont en conflit, les émotions sont vives et les aveuglements profonds : le juif qui dénonce la politique israélienne ou le silence de ses coreligionnaires, le musulman qui critique l’attitude des sociétés majoritairement islamiques ou le comportement de certains extrémistes, ou l’Américain ou l’Européen qui fait le procès des incohérences et des mensonges des politiques occidentales, tous sont respectivement perçus comme des femmes et des hommes qui soit alimentent la haine de soi, soit agissent contre la umma, soit encore entretiennent un sentiment de culpabilité mêlé à des idéaux « gauchistes » surannés qui les poussent à battre indéfiniment, et dan- gereusement, leur coulpe. Les rejets de l’intérieur, par sa propre communauté d’appartenance, sont virulents et à la mesure du manque de confiance en soi et du sentiment d’insécurité : cette attitude critique est perçue comme une trahison de l’intérieur, l’apparition d’une « cinquième colonne » qui travaillerait et comploterait pour le seul bénéfice de l’« ennemi ». Face à la peur et à la surémotivité, il est difficile de faire comprendre rationnellement que cette indépendance est fondée sur une éthique raisonnable de la responsabilité et qu’il s’agit, non pas de « faire le jeu de l’autre », mais de « se réconcilier avec soi-même » et ses idéaux. Une question de conscience et de dignité.
    ...Rester Humain pour le devenir de l'Homme... K.H.R.

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