LA DELOCALISATION DES TEXTES ORAUX
Le cas de deux textes kabyles
Aheddad l-lqalus et taqsit n eaziz d ezuzu
Mohand Akli SALHI
Département de langue et culture amazighes
Université Mouloud Mammeri. Tizi-Ouzou
La présente étude tente de retracer la dynamique, les étapes et les facettes de la délocalisation de deux textes oraux et de mettre en lumière les enjeux de leur passage de l’oralité à l’écriture tout en gardant en vue la problématique de la création et de la variation dans les «versions » issues de cette délocalisation.
Les deux textes soumis à l’étude sont issus de la tradition orale, recueillis, transcrits et traduit par Mammeri durant la deuxième moitié du XXè siècle puis réécrits par Kamel Bouamara durant les années quatre-vingt dix. Ils s’intitulent respectivement selon les versions transcrites Aheddad l-qalus (Le forgeron d’Akalous) et Taqsit n Aziz d Aazuzu (Roman d’Aziz et d’Azouzou). Le premier texte sus-cité est anonyme. Des voix attribuent, par contre, le deuxième texte à Si Mohand (voir à ce propos M. Mammeri, 1969 : 98-99). Les titres des versions réécrites sont : Tirgara (littéralement : la mauvaise fin) pour le premier texte et Taqsit n eziz d ezizu pour le second texte.
Le texte Le forgeron d’Akalous, dans ces différentes versions, raconte l’histoire d’une vengeance. Le forgeron du village Akalous étais riche et avait épousé une belle femme. Par un stratagème malsain de l’un des villageois qui voulait épouser la femme du forgeron, et avec la complicité d’autres villageois, le comité du village, tajmaet, décide de répudier la femme. La décision appliquée, le forgeron décide alors de prendre sa vengeance en la préparant soigneusement. Le village d’Akalous était en conflit avec un village limitrophe. Ce dernier voulait l’exterminer. Et le forgeron, pour se venger, l’avait aidé.
Le texte Aziz et d’Aziza raconte l’histoire d’amour de deux jeunes gens, Aziz et Aziza. Ces derniers appartiennent à deux clans adverses. Aziza avait été mariée, malgré elle, par son père à un jeune de son clan. Elle s’insurge de sa maison conjugale. Son père accepte alors de la marier à Aziz. Depuis son mariage ce dernier a changé complètement de comportement. Il n’aide plus ses frères dans les champs. Ces derniers ont fini par se plaindre, puis Aziza elle-même, en bute aux critiques, lui demande d’aller travailler avec eux. Il part. Mais il tombe très vite dans une profonde mélancolie; il n’avait pas supporté la séparation de sa bien aimée. Cette dernière le rappelle. Il meurt dans ses bras.
En les transcrivant, les textes changent de régime ; ils passent du régime de l’oralité à celui de l’écriture. Ce passage induit des changements tant au niveau textuel qu’au niveau de la réception. Les textes n’ont de vie, en effet, après ce passage, que par la lecture. Le rythme créé, dans la performance orale, par les gestes, les mimiques, les va-et-vient entre l’émetteur et le récepteur, etc. est remplacé par autre rythme fait de ponctuation, de passage d’un paragraphe à un autre, repéré et assuré par une autre instance de réception transcendant l’espace et le temps. En somme, le rythme qui était par l’intermédiaire de la voix, dans le régime de l’oralité, physique et agissant est devenu un rythme typographique et déductible et il n’est effectif qu’une fois pris en charge par un lecteur. La délocalisation dans le cas de la transcription agit sur deux niveaux distincts. Elle touche à la fois les éléments textuels et les éléments extratextuels. Ces derniers, il faut le rappeler, sont des éléments constitutifs de la poétique des genres et des textes dans l’oralité. C’est une délocalisation désoralisante et déritualisante. Elle soumet l’énoncé du texte à un code de réception nouveau. Elle l’engage dans une conception littéraire et esthétique élaborée dans un lieu culturel et civilisationnel particulier mais de plus en plus hégémonique. Cette conception ne prend en compte comme littéraire que l’écrit. En réduisant le littéraire, qui était dans le régime d’oralité une totalité au niveau de la performance, à l’énoncé du texte limité par les marges de la feuille, la délocalisation par la transcription engendre un autre comportement réceptif vis-à-vis de ce qui était littéraire dans la tradition orale. Car les mécanismes de la signification sont organisés seulement par les signes linguistiques. Galand-Pernet a tout à fait raison d’affirmer que « [l]e livre (…) enferme les textes littéraires berbères. Rien, dans la clôture des marges blanches, ne va solliciter les sens autres que celui de la vue. La mise par écrit suppose déjà le choix d’un texte à l’exclusion de ses variantes (…). Si le contexte de réalisation (…) est gommé, la mise en page, les marges, les espace blancs, la ponctuation façonnent le texte sur un autre rythme, avec un autre découpage, d’autres mises en relief » (1998 : 31).
En transcrivant ces deux textes, M. Mammeri les a aussi traduit. Ainsi, à la première facette de la délocalisation traitée plus haut, une autre facette donne aux textes une place nouvelle. Il s’agit de leur inscription dans un lieu linguistique qui n’était pas le leur. Par l’intermédiaire de la traduction, les textes ont d’autres publics, lecteurs plus précisément, de type autre que le public à qui ils étaient destinés initialement et différents aussi des lecteurs de la version transcrite. Cette différence et diversité permettent aux textes d’élargir l’espace et le temps de leur existence. Cependant, cette délocalisation linguistique, en permettant au public français et/ou francophone de saisir ces réalisations littéraires, ne fournit pas d’outils agissant au niveau de la réception qui garantissent la sauvegarde de leur littérarité. Le public français (ou francophone) les percevront selon les catégories littéraires et esthétiques et les mécanismes de réception propres à leur culture ou à leur formation. Ce qui provoquerait, si on applique ces catégories et ces mécanismes, soit le ballottage des textes entre les genres littéraires, soit, dans le cas extrême, entre le littéraire et le non littéraire. Dans le même ordre d’idée, Galand-Pernet écrit dans l’un des chapitres de son essai, consacré à la réception du texte oral dans un monde de l’écrit, que « [l]es conditions d’accès aux textes influencent la réception qu’on a de ces textes; les contraintes de la réception s’exercent sur les publics berbères comme sur les publics occidentaux, selon des modes différents » (pp. 27-28).
Le texte Le forgeron d’Akalous est une chronique racontant une histoire qui s’est déroulée au « temps des cités » (zzman ggigil) c’est-à-dire à l’époque où les villages kabyles formaient des entités socio-politiques indépendantes. Cette époque se situe bien avant la conquête de l’Algérie par les troupes française. Ce repère temporel (le temps des cités, zzman ggigil) et le repère spatial (le village d’Akalous, en kabyle taddart l-lqalus) invitent à considérer ce texte comme une légende explicative. Avec la narration d’un ensemble événementiel et en utilisant un fragment poétique constituant le nœud de l’histoire racontée, le tout dans un langage élaboré par rapport au langage quotidien, le texte explique comment un village a disparu. Comment serait la perception de ce texte dans sa version traduite chez le récepteur occidental ? Chronique ? Ecrit historique ? Récit ethnographique ? Ou texte littéraire d’un genre particulier ? Autrement dit, garderait-il sa littérarité ? La question mérite d’être posée.
Le deuxième texte (Histoire d’Aziz et d’Aziza) pose moins de difficulté à ce niveau dans la mesure où, selon la terminologie utilisée par Mammeri, il correspondrait à l’une des catégories littéraires françaises. Toutefois Mammeri hésite entre deux étiquettes : roman et chantefable. Voyons ce qu’il écrit à ce propos :
« (…) Que dire de ceux qui vont faisant des isefra mohandiens tout usage ? Ainsi du genre que l’on pourrait appeler la chantefable. Il y a toute une littérature pour jeunes gens, faite des dialogues en vers de deux amants, insérés dans la trame d’un récit plus au moins romanesque.
Un exemple typique du genre est celui que l’on appelle le roman d’Aziz et Azouzou (taqsit n Aaziz d Aazuzu) » (p. 93) (souligné par nous).
L’hésitation est claire et indicative des enjeux de la délocalisation linguistique et l’inscription de ce texte dans un champ littéraire qui n’est pas le sien. A l’étiquette générique kabyle « taqsit», deux notions sont proposées pour rendre compte de l’identité du texte : chantefable et roman. A ces dernières s’ajoutent une nuance de taille dans l’expression : récit plus au moins romanesque. Ceci indique que la délocalisation linguistique entraîne (ou risque d’entraîner) le texte à prendre une identité autre que celle qu’il avait dans le régime d’oralité. Ce qui favorise l’éventualité de rejet au niveau de la réception.
Le cas de deux textes kabyles
Aheddad l-lqalus et taqsit n eaziz d ezuzu
Mohand Akli SALHI
Département de langue et culture amazighes
Université Mouloud Mammeri. Tizi-Ouzou
La présente étude tente de retracer la dynamique, les étapes et les facettes de la délocalisation de deux textes oraux et de mettre en lumière les enjeux de leur passage de l’oralité à l’écriture tout en gardant en vue la problématique de la création et de la variation dans les «versions » issues de cette délocalisation.
Les deux textes soumis à l’étude sont issus de la tradition orale, recueillis, transcrits et traduit par Mammeri durant la deuxième moitié du XXè siècle puis réécrits par Kamel Bouamara durant les années quatre-vingt dix. Ils s’intitulent respectivement selon les versions transcrites Aheddad l-qalus (Le forgeron d’Akalous) et Taqsit n Aziz d Aazuzu (Roman d’Aziz et d’Azouzou). Le premier texte sus-cité est anonyme. Des voix attribuent, par contre, le deuxième texte à Si Mohand (voir à ce propos M. Mammeri, 1969 : 98-99). Les titres des versions réécrites sont : Tirgara (littéralement : la mauvaise fin) pour le premier texte et Taqsit n eziz d ezizu pour le second texte.
Le texte Le forgeron d’Akalous, dans ces différentes versions, raconte l’histoire d’une vengeance. Le forgeron du village Akalous étais riche et avait épousé une belle femme. Par un stratagème malsain de l’un des villageois qui voulait épouser la femme du forgeron, et avec la complicité d’autres villageois, le comité du village, tajmaet, décide de répudier la femme. La décision appliquée, le forgeron décide alors de prendre sa vengeance en la préparant soigneusement. Le village d’Akalous était en conflit avec un village limitrophe. Ce dernier voulait l’exterminer. Et le forgeron, pour se venger, l’avait aidé.
Le texte Aziz et d’Aziza raconte l’histoire d’amour de deux jeunes gens, Aziz et Aziza. Ces derniers appartiennent à deux clans adverses. Aziza avait été mariée, malgré elle, par son père à un jeune de son clan. Elle s’insurge de sa maison conjugale. Son père accepte alors de la marier à Aziz. Depuis son mariage ce dernier a changé complètement de comportement. Il n’aide plus ses frères dans les champs. Ces derniers ont fini par se plaindre, puis Aziza elle-même, en bute aux critiques, lui demande d’aller travailler avec eux. Il part. Mais il tombe très vite dans une profonde mélancolie; il n’avait pas supporté la séparation de sa bien aimée. Cette dernière le rappelle. Il meurt dans ses bras.
En les transcrivant, les textes changent de régime ; ils passent du régime de l’oralité à celui de l’écriture. Ce passage induit des changements tant au niveau textuel qu’au niveau de la réception. Les textes n’ont de vie, en effet, après ce passage, que par la lecture. Le rythme créé, dans la performance orale, par les gestes, les mimiques, les va-et-vient entre l’émetteur et le récepteur, etc. est remplacé par autre rythme fait de ponctuation, de passage d’un paragraphe à un autre, repéré et assuré par une autre instance de réception transcendant l’espace et le temps. En somme, le rythme qui était par l’intermédiaire de la voix, dans le régime de l’oralité, physique et agissant est devenu un rythme typographique et déductible et il n’est effectif qu’une fois pris en charge par un lecteur. La délocalisation dans le cas de la transcription agit sur deux niveaux distincts. Elle touche à la fois les éléments textuels et les éléments extratextuels. Ces derniers, il faut le rappeler, sont des éléments constitutifs de la poétique des genres et des textes dans l’oralité. C’est une délocalisation désoralisante et déritualisante. Elle soumet l’énoncé du texte à un code de réception nouveau. Elle l’engage dans une conception littéraire et esthétique élaborée dans un lieu culturel et civilisationnel particulier mais de plus en plus hégémonique. Cette conception ne prend en compte comme littéraire que l’écrit. En réduisant le littéraire, qui était dans le régime d’oralité une totalité au niveau de la performance, à l’énoncé du texte limité par les marges de la feuille, la délocalisation par la transcription engendre un autre comportement réceptif vis-à-vis de ce qui était littéraire dans la tradition orale. Car les mécanismes de la signification sont organisés seulement par les signes linguistiques. Galand-Pernet a tout à fait raison d’affirmer que « [l]e livre (…) enferme les textes littéraires berbères. Rien, dans la clôture des marges blanches, ne va solliciter les sens autres que celui de la vue. La mise par écrit suppose déjà le choix d’un texte à l’exclusion de ses variantes (…). Si le contexte de réalisation (…) est gommé, la mise en page, les marges, les espace blancs, la ponctuation façonnent le texte sur un autre rythme, avec un autre découpage, d’autres mises en relief » (1998 : 31).
En transcrivant ces deux textes, M. Mammeri les a aussi traduit. Ainsi, à la première facette de la délocalisation traitée plus haut, une autre facette donne aux textes une place nouvelle. Il s’agit de leur inscription dans un lieu linguistique qui n’était pas le leur. Par l’intermédiaire de la traduction, les textes ont d’autres publics, lecteurs plus précisément, de type autre que le public à qui ils étaient destinés initialement et différents aussi des lecteurs de la version transcrite. Cette différence et diversité permettent aux textes d’élargir l’espace et le temps de leur existence. Cependant, cette délocalisation linguistique, en permettant au public français et/ou francophone de saisir ces réalisations littéraires, ne fournit pas d’outils agissant au niveau de la réception qui garantissent la sauvegarde de leur littérarité. Le public français (ou francophone) les percevront selon les catégories littéraires et esthétiques et les mécanismes de réception propres à leur culture ou à leur formation. Ce qui provoquerait, si on applique ces catégories et ces mécanismes, soit le ballottage des textes entre les genres littéraires, soit, dans le cas extrême, entre le littéraire et le non littéraire. Dans le même ordre d’idée, Galand-Pernet écrit dans l’un des chapitres de son essai, consacré à la réception du texte oral dans un monde de l’écrit, que « [l]es conditions d’accès aux textes influencent la réception qu’on a de ces textes; les contraintes de la réception s’exercent sur les publics berbères comme sur les publics occidentaux, selon des modes différents » (pp. 27-28).
Le texte Le forgeron d’Akalous est une chronique racontant une histoire qui s’est déroulée au « temps des cités » (zzman ggigil) c’est-à-dire à l’époque où les villages kabyles formaient des entités socio-politiques indépendantes. Cette époque se situe bien avant la conquête de l’Algérie par les troupes française. Ce repère temporel (le temps des cités, zzman ggigil) et le repère spatial (le village d’Akalous, en kabyle taddart l-lqalus) invitent à considérer ce texte comme une légende explicative. Avec la narration d’un ensemble événementiel et en utilisant un fragment poétique constituant le nœud de l’histoire racontée, le tout dans un langage élaboré par rapport au langage quotidien, le texte explique comment un village a disparu. Comment serait la perception de ce texte dans sa version traduite chez le récepteur occidental ? Chronique ? Ecrit historique ? Récit ethnographique ? Ou texte littéraire d’un genre particulier ? Autrement dit, garderait-il sa littérarité ? La question mérite d’être posée.
Le deuxième texte (Histoire d’Aziz et d’Aziza) pose moins de difficulté à ce niveau dans la mesure où, selon la terminologie utilisée par Mammeri, il correspondrait à l’une des catégories littéraires françaises. Toutefois Mammeri hésite entre deux étiquettes : roman et chantefable. Voyons ce qu’il écrit à ce propos :
« (…) Que dire de ceux qui vont faisant des isefra mohandiens tout usage ? Ainsi du genre que l’on pourrait appeler la chantefable. Il y a toute une littérature pour jeunes gens, faite des dialogues en vers de deux amants, insérés dans la trame d’un récit plus au moins romanesque.
Un exemple typique du genre est celui que l’on appelle le roman d’Aziz et Azouzou (taqsit n Aaziz d Aazuzu) » (p. 93) (souligné par nous).
L’hésitation est claire et indicative des enjeux de la délocalisation linguistique et l’inscription de ce texte dans un champ littéraire qui n’est pas le sien. A l’étiquette générique kabyle « taqsit», deux notions sont proposées pour rendre compte de l’identité du texte : chantefable et roman. A ces dernières s’ajoutent une nuance de taille dans l’expression : récit plus au moins romanesque. Ceci indique que la délocalisation linguistique entraîne (ou risque d’entraîner) le texte à prendre une identité autre que celle qu’il avait dans le régime d’oralité. Ce qui favorise l’éventualité de rejet au niveau de la réception.
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