Pour l'universitaire Alban Ketelbuters, la ministre de l'Education nationale fait fausse route en déclarant que la France doit éviter comme "écueil", "la laïcité dite de combat". Comme il estime que c'est une erreur d'avoir autorisé "les mères à porter le voile islamique lors des sorties scolaires". Il y voit une banalisation de "ce qui constitue l’étendard de la domination masculine et de l’intégrisme religieux".
Madame la Ministre,
Lors de votre audition du 21 octobre par l’Observatoire de la laïcité, vous avez dénoncé deux approches opposées du principe de laïcité, « la laïcité dégradée, ou laïcité ouverte, qui abdiquerait son ambition et son sens par des petits reculs ou des compromis successifs ; la laïcité dite de combat, qui stigmatise le fait religieux et constitue parfois le masque de l’islamophobie ». Vous semblez ignorer que toute l’histoire de la laïcité est celle d’un combat. Les orphelins du Printemps arabe peuvent en témoigner, ainsi que tous ceux qui ont fui des régimes théocratiques. Ici même, la loi de 1905 ne résulte pas de rien. Elle est l’aboutissement d’un long processus jalonné d’obstacles, qui prend racine au XVIIIe siècle, à travers les Lumières et la Révolution. Vous l’avez oublié.
Dans leur manifeste Profs, ne capitulons pas ! paru lors de la première affaire du foulard islamique (1989), Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler adressaient au ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Lionel Jospin, ce message d’une actualité saisissante : « La laïcité a toujours été un rapport de forces. Est-ce au moment où les religions sont de nouveau en appétit de combat qu’il faut abandonner ce que vous appelez la ‘laïcité de combat’ au profit des bons sentiments ? La laïcité est et demeure par principe une bataille, comme le sont l’école publique, la République et la liberté elle-même. Leur survie nous impose à tous une discipline, des sacrifices et un peu de courage. Personne, nulle part, ne défend la citoyenneté en baissant les bras avec bienveillance. » La gauche a-t-elle si peu de mémoire qu’elle soit condamnée à reproduire les mêmes erreurs ? Jaurès, dont vous ne faites plus vivre l’héritage, a toujours associé l’émancipation sociale et intellectuelle à l’exigence de laïcité.
En encourageant les mères à porter le voile islamique lors des sorties scolaires, vous vous associez au président de l’Observatoire, Jean-Louis Bianco, qui répète continûment que « la France n’a pas de problème avec sa laïcité ». Vous banalisez ce qui constitue l’étendard de la domination masculine et de l’intégrisme religieux et, pire encore, vous séparez cette nouvelle revendication de son contexte. Depuis vingt-cinq ans, les tenants de l’islam politique n’ont de cesse de contester nos valeurs communes : irruption de jeunes filles mineures arborant le voile de la « pudeur » dans l’enceinte scolaire, procès engagé contre le journal satirique Charlie Hebdo pour « injure publique à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur religion » alors que le délit de blasphème n’existe plus en France depuis 1791, irruption du voile intégral salafiste dans l’espace public, refus de se faire soigner par un médecin de l’autre sexe dans les hôpitaux, réclamations de salles de prière dans les universités, tapis de prière sortis en plein cours, contestations d’enseignements aussi divers que la littérature, l’histoire, la philosophie, les sciences ou le sport et, plus récemment, l’abandon par les pouvoirs publics de la crèche laïque Baby-Loup, située dans l’une des villes les plus pauvres de France. Il est vrai que le gouvernement ne peut pas à la fois défendre celles et ceux qui font vivre la laïcité sur le terrain, et œuvrer à ce qu’un émir qatari adepte du salafisme djihadiste comme Hamad Ben Khalifa Al-Thani investisse ses pétrodollars dans nos banlieues.
En outre l’accusation d’islamophobie — à tout propos — devient ridicule. Ce concept apparu à la fin des années 1970 fut d’abord une arme à la fois rhétorique et politique utilisée par les mollahs iraniens contre les musulmanes libérales qui refusaient de se voiler, puis quelques années plus tard par les milices de Khomeiny, lors de la publication des Versets sataniques de Salman Rushdie, visé par une fatwa. Ce concept est aujourd’hui manié par les militant(e)s les plus obscurantistes d’une part, et les tenants d’un différentialisme compassionnel d’autre part, qui dessert absolument la cause de l’antiracisme. La philosophe Catherine Kintzler, à qui le Comité Laïcité République vient de remettre un prix spécial, souligne a raison qu’il nous faut comprendre « pourquoi une maman reste une maman lorsqu’elle vient à un rendez-vous avec un professeur dans une école publique, et pourquoi elle cesse momentanément d’être une maman lorsqu’elle est temporairement chargée d’élèves qui, par définition, sont toujours les enfants d’autrui ». Madame la ministre, vous encouragez ces femmes à porter le voile lors des sorties scolaires au nom de l’apaisement, mais vous ne faites que privilégier l’appartenance clanique sur l’intérêt général.
Comme l’a rappelé Élisabeth Badinter il y a quelques jours, « ce que nous voyons, et la plupart des politiques sont dans le déni de cette observation, c’est qu’il y a une poussée très forte des religions. Je n’hésite pas moi-même à parler de temps en temps de fanatisme. Devant cela, la laïcité doit se défendre. Ce n’est pas une laïcité agressive, c’est une laïcité défensive, c’est tout à fait différent. » La laïcité est aussi universelle et émancipatrice que la démocratie et la République elles-mêmes. Elle reste une utopie pour nombre de peuples sur le globe, un idéal magnifique au service de la liberté et du pluralisme que vous sacrifiez sur l’autel de la bien-pensance.
* Alban Ketelbuters est doctorant en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes.
Marianne
Madame la Ministre,
Lors de votre audition du 21 octobre par l’Observatoire de la laïcité, vous avez dénoncé deux approches opposées du principe de laïcité, « la laïcité dégradée, ou laïcité ouverte, qui abdiquerait son ambition et son sens par des petits reculs ou des compromis successifs ; la laïcité dite de combat, qui stigmatise le fait religieux et constitue parfois le masque de l’islamophobie ». Vous semblez ignorer que toute l’histoire de la laïcité est celle d’un combat. Les orphelins du Printemps arabe peuvent en témoigner, ainsi que tous ceux qui ont fui des régimes théocratiques. Ici même, la loi de 1905 ne résulte pas de rien. Elle est l’aboutissement d’un long processus jalonné d’obstacles, qui prend racine au XVIIIe siècle, à travers les Lumières et la Révolution. Vous l’avez oublié.
Dans leur manifeste Profs, ne capitulons pas ! paru lors de la première affaire du foulard islamique (1989), Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler adressaient au ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Lionel Jospin, ce message d’une actualité saisissante : « La laïcité a toujours été un rapport de forces. Est-ce au moment où les religions sont de nouveau en appétit de combat qu’il faut abandonner ce que vous appelez la ‘laïcité de combat’ au profit des bons sentiments ? La laïcité est et demeure par principe une bataille, comme le sont l’école publique, la République et la liberté elle-même. Leur survie nous impose à tous une discipline, des sacrifices et un peu de courage. Personne, nulle part, ne défend la citoyenneté en baissant les bras avec bienveillance. » La gauche a-t-elle si peu de mémoire qu’elle soit condamnée à reproduire les mêmes erreurs ? Jaurès, dont vous ne faites plus vivre l’héritage, a toujours associé l’émancipation sociale et intellectuelle à l’exigence de laïcité.
En encourageant les mères à porter le voile islamique lors des sorties scolaires, vous vous associez au président de l’Observatoire, Jean-Louis Bianco, qui répète continûment que « la France n’a pas de problème avec sa laïcité ». Vous banalisez ce qui constitue l’étendard de la domination masculine et de l’intégrisme religieux et, pire encore, vous séparez cette nouvelle revendication de son contexte. Depuis vingt-cinq ans, les tenants de l’islam politique n’ont de cesse de contester nos valeurs communes : irruption de jeunes filles mineures arborant le voile de la « pudeur » dans l’enceinte scolaire, procès engagé contre le journal satirique Charlie Hebdo pour « injure publique à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur religion » alors que le délit de blasphème n’existe plus en France depuis 1791, irruption du voile intégral salafiste dans l’espace public, refus de se faire soigner par un médecin de l’autre sexe dans les hôpitaux, réclamations de salles de prière dans les universités, tapis de prière sortis en plein cours, contestations d’enseignements aussi divers que la littérature, l’histoire, la philosophie, les sciences ou le sport et, plus récemment, l’abandon par les pouvoirs publics de la crèche laïque Baby-Loup, située dans l’une des villes les plus pauvres de France. Il est vrai que le gouvernement ne peut pas à la fois défendre celles et ceux qui font vivre la laïcité sur le terrain, et œuvrer à ce qu’un émir qatari adepte du salafisme djihadiste comme Hamad Ben Khalifa Al-Thani investisse ses pétrodollars dans nos banlieues.
En outre l’accusation d’islamophobie — à tout propos — devient ridicule. Ce concept apparu à la fin des années 1970 fut d’abord une arme à la fois rhétorique et politique utilisée par les mollahs iraniens contre les musulmanes libérales qui refusaient de se voiler, puis quelques années plus tard par les milices de Khomeiny, lors de la publication des Versets sataniques de Salman Rushdie, visé par une fatwa. Ce concept est aujourd’hui manié par les militant(e)s les plus obscurantistes d’une part, et les tenants d’un différentialisme compassionnel d’autre part, qui dessert absolument la cause de l’antiracisme. La philosophe Catherine Kintzler, à qui le Comité Laïcité République vient de remettre un prix spécial, souligne a raison qu’il nous faut comprendre « pourquoi une maman reste une maman lorsqu’elle vient à un rendez-vous avec un professeur dans une école publique, et pourquoi elle cesse momentanément d’être une maman lorsqu’elle est temporairement chargée d’élèves qui, par définition, sont toujours les enfants d’autrui ». Madame la ministre, vous encouragez ces femmes à porter le voile lors des sorties scolaires au nom de l’apaisement, mais vous ne faites que privilégier l’appartenance clanique sur l’intérêt général.
Comme l’a rappelé Élisabeth Badinter il y a quelques jours, « ce que nous voyons, et la plupart des politiques sont dans le déni de cette observation, c’est qu’il y a une poussée très forte des religions. Je n’hésite pas moi-même à parler de temps en temps de fanatisme. Devant cela, la laïcité doit se défendre. Ce n’est pas une laïcité agressive, c’est une laïcité défensive, c’est tout à fait différent. » La laïcité est aussi universelle et émancipatrice que la démocratie et la République elles-mêmes. Elle reste une utopie pour nombre de peuples sur le globe, un idéal magnifique au service de la liberté et du pluralisme que vous sacrifiez sur l’autel de la bien-pensance.
* Alban Ketelbuters est doctorant en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes.
Marianne
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