Ambassadeur de Mohammed IV auprès de l’empereur, Idriss Al Amraoui a laissé un récit pittoresque de son voyage dans la France des années 1860.
Lorsque le sultan Moulay Abderrahmane meurt en 1859, le Maroc est confronté à la menace d’expansion des puissances européennes. La France a pris Alger quelques années plus tôt. La bataille d’Isly, le 14 août 1844, à l’ouest d’Oujda, a été un désastre pour l’armée marocaine et a créé un dangereux précédent pour l’intégrité territoriale du royaume chérifien. La suprématie européenne est aussi économique et commerciale. Les différents accords commerciaux signés entre le Maroc et ses partenaires européens asphyxient peu à peu l’économie du royaume.
C’est dans ce contexte de « Maroc face aux impérialismes » que Mohammed IV monte sur le trône. Il décide rapidement d’envoyer une ambassade en France, menée par Idriss Ben Mohammed Ben Idriss Al Amraoui. Ce dernier est issu d’une famille de lettrés au service de la cour des sultans alaouites. Son père a été par deux fois vizir sous le règne du sultan Moulay Abderrahmane. Le but de la mission d’Idriss Al Amraoui n’est pas clairement présenté, si ce n’est qu’il doit apporter « un message au despote des Français » pour le compte du sultan Mohammed IV, celui-ci « voyant que les chrétiens menaçaient l’intégrité de son empire ». Le récit d’Al Amraoui prend d’ailleurs davantage la forme d’un carnet de route que d’un compte rendu de mission diplomatique en bonne et due forme. Il laisse néanmoins un témoignage très intéressant, écrit à une période charnière au cours de laquelle les valeurs traditionnelles et religieuses se retrouvent peu à peu confrontées à celles du « progrès ».
De beaux paysages, mais…
Idriss Al Amraoui quitte donc Fès pour se rendre à Tanger, d’où il embarque pour Marseille. La destination finale de son périple est Paris, qui occupera l’essentiel de son récit de voyage et où il séjournera 42 jours. L’ambassadeur de Mohammed IV décrit son parcours avec précision, les paysages, les cultures et les vergers, et compare la flore française à celle de son pays natal. Il présente aussi les villes qu’il traverse : Marseille, Lyon, Villefranche, Mâcon, Châlon, Chagny, Beaune, Dijon, Auxerre, Joigny, Fontainebleau, Melun. Si Al Amraoui s’émerveille devant la beauté des villes et campagnes qu’il découvre, ce n’est que pour mieux critiquer leur population : « Quel dommage que ces paysages splendides soient gâtés par ceux qui les peuplent », écrit-il.
Puis Al Amraoui arrive à Paris, destination finale de son voyage. D’emblée, il est frappé par la taille de la ville, l’une des trois plus grandes du monde avec Istanbul et Londres, d’après lui. D’« une taille triple de celle du Caire », « douze fois grande comme Fès », Paris abriterait selon lui un million et demi d’habitants… pour cent mille chevaux. La taille des bâtiments, souvent de quatre à cinq étages, le surprend également. Al Amraoui s’attarde ensuite sur l’organisation spatiale de la ville. Il décrit des rues larges, sans trous, plantées d’arbres et balayées chaque jour. L’organisation des voiries facilite le transport des passants, des voitures et des chevaux, deux sections latérales surélevées sont réservées à ceux qui marchent à pied… mais il s’étonne cependant que, malgré la propreté extrême des lieux, « il existe en plein milieu des rues de petits édicules en bois de la hauteur d’un homme debout ; quiconque éprouve l’envie d’uriner se rend dans ces édicules […], après quoi il reprend son chemin sans aucune gêne ». L’ambassadeur estime enfin nécessaire de mentionner certaines grandes places pour leur taille et leur beauté, mais aussi pour leur animation : de nombreuses personnes aiment s’y promener le jour, le soir et même la nuit. Des cafés et boutiques y sont installés, et des chaises de fer et de bois accueillent les passants, constate-t-il.
Machine ou magie ?
Mais l’émerveillement dont Al Amraoui fait preuve envers les paysages et les villes françaises n’est rien comparé à celui que lui inspirent les machines issues du progrès technique. La première est le train à vapeur, qu’il emprunte dès son arrivée à Marseille pour rejoindre Lyon. « Je n’ai jamais entendu parler ni contemplé ni vu dans les livres d’histoire de chose plus étonnante et merveilleuse que cette machine, et ce que j’en ai dit là reste en deçà de la réalité ». Al Amraoui présente avec force détails le fonctionnement technique de la machine, sa vitesse, sa capacité ou sa façon de traverser les montagnes grâce aux tunnels. Il explique aussi comment s’organise le trajet pour un voyageur : le train part à heure fixe et est toujours ponctuel, semble-t-il. L’impression que la machine à vapeur laisse à Al Amraoui frôle le surnaturel : « C’est une invention merveilleuse que Dieu a révélée en notre temps, par l’intermédiaire des Européens, et dont l’esprit ne peut qu’être ébloui ; au point qu’on se surprend, au premier regard, à penser que c’est là l’œuvre des djinns et que des hommes n’ont pu la réaliser », écrit-il.
La découverte du télégraphe provoque la même fascination. Là encore, Al Amraoui ne peut s’empêcher d’y voir une dimension surnaturelle. L’ambassadeur ne parvient « pas à trouver d’expressions qui [rendent] compte parfaitement de la réalité, les mots [font] défaut pour décrire ce qui peut apparaître comme de la magie ». Il explique aussi le fonctionnement technique de l’appareil et la manière dont les signes correspondent aux lettres de l’alphabet. Le fait qu’un message puisse parvenir d’Iran, d’Inde ou d’Angleterre en quatre minutes le laisse totalement pantois. « Ils ont pu ainsi supprimer les distances », s’enthousiasme-t-il. Al Amraoui présente ensuite le mode d’utilisation du fil télégraphique pour le public. Le tarif est calculé au nombre de mots et varie selon la distance, mais le procédé reste très bon marché selon lui.
La dernière technique qui étonne Al Amraoui au plus haut point est l’imprimerie. Lors de sa visite des ateliers, il observe avec attention le travail des ouvriers et les différentes étapes nécessaires à la fabrication d’un livre. Il souligne le rôle que cette technique peut jouer dans la diffusion du savoir et des sciences, permettant d’imprimer des livres bon marché. Les livres peuvent aussi favoriser la diffusion de la religion : il va jusqu’à prier le sultan de doter le Maroc d’une telle imprimerie et « donner ainsi une nouvelle force à la religion, et suivre les traces des grands imams ».
Des musées guère passionnants
Au cours de ses balades dans Paris, Al Amraoui relève que les monuments sont « en nombre incalculable ». Il ajoute que « les gens d’ici ont une grande passion pour les monuments anciens, ils aiment les contempler, ils cherchent à en connaître les éléments, les origines ». La dimension nationaliste n’échappe d’ailleurs pas à Al Amraoui, qui note que « le but [est] d’immortaliser le souvenir de ces événements et d’en faire une leçon pour les générations ultérieures ». L’ambassadeur s’attarde ensuite longuement sur les musées de la capitale. Il note la présence d’écrans de verre pour protéger les pièces précieuses ou la présence de notices explicatives. Visitant le Musée des Armes, il écrit : « On a rangé ces armes de manière si admirable que leur contemplation est très aisée ». Mais sa curiosité reste limitée. S’il remarque certaines pièces de monnaie frappées par les Saâdiens ou les Mérinides ou un fusil fabriqué au Maroc, « d’une qualité parfaite », certains musées ne trouvent pas grâce à ses yeux. Au cours d’une visite au Jardin des Plantes et des Animaux, il se demande « quelle utilité, quel profit, quel prestige y a-t-il à rassembler des chiens, des porcs […] ? ». « Quel bénéfice tirer d’une collection de cadavres puants et inutiles ? », s’interroge-t-il à propos du Muséum d’histoire naturelle. En revanche, en vrai lettré, il s’enthousiasme, lors de sa visite de la Bibliothèque nationale, devant certains ouvrages rapportés des conquêtes du Caire ou d’Alexandrie. Il découvre même sept livres sur l’histoire du Maroc, inconnus de lui jusqu’alors.
« Le paradis des femmes et l’enfer des chevaux »
Le voyage d’Al Amraoui est aussi l’occasion de dresser un portrait de la société française. Il est d’abord marqué par la laideur des Français. C’est seulement en arrivant à Auxerre qu’il aperçoit un homme de belle apparence : « Sa physionomie respirait l’agrément et l’amabilité, et l’on eût dit un Arabe ». Il pose aussi un regard attentif sur leur façon de vivre. Il observe la disposition des maisons, la manière de recevoir ou de prendre son repas. Il note ainsi l’utilisation de la « fouchek », les Français ne mangeant pas avec les doigts. Il remarque le goût pour les sorties et les promenades, surtout le dimanche. Il relève l’intérêt pour les divertissements et la comédie, à laquelle il est même étonné que les Français puissent vouer une telle passion. L’abondance au sein des grands magasins et leur façon de mettre en valeur les objets n’échappent pas non plus à notre ambassadeur. Il constate l’importance des « gazettes » dans la vie quotidienne des Français et la connaissance du monde qu’elles permettent d’acquérir. Mais aussi l’influence qu’elles peuvent avoir sur la vie politique : « Il peut se faire que des ministres […] doivent démissionner à cause de la mention faite dans ces feuilles de leurs erreurs ou de leurs fautes ».
Lorsque le sultan Moulay Abderrahmane meurt en 1859, le Maroc est confronté à la menace d’expansion des puissances européennes. La France a pris Alger quelques années plus tôt. La bataille d’Isly, le 14 août 1844, à l’ouest d’Oujda, a été un désastre pour l’armée marocaine et a créé un dangereux précédent pour l’intégrité territoriale du royaume chérifien. La suprématie européenne est aussi économique et commerciale. Les différents accords commerciaux signés entre le Maroc et ses partenaires européens asphyxient peu à peu l’économie du royaume.
C’est dans ce contexte de « Maroc face aux impérialismes » que Mohammed IV monte sur le trône. Il décide rapidement d’envoyer une ambassade en France, menée par Idriss Ben Mohammed Ben Idriss Al Amraoui. Ce dernier est issu d’une famille de lettrés au service de la cour des sultans alaouites. Son père a été par deux fois vizir sous le règne du sultan Moulay Abderrahmane. Le but de la mission d’Idriss Al Amraoui n’est pas clairement présenté, si ce n’est qu’il doit apporter « un message au despote des Français » pour le compte du sultan Mohammed IV, celui-ci « voyant que les chrétiens menaçaient l’intégrité de son empire ». Le récit d’Al Amraoui prend d’ailleurs davantage la forme d’un carnet de route que d’un compte rendu de mission diplomatique en bonne et due forme. Il laisse néanmoins un témoignage très intéressant, écrit à une période charnière au cours de laquelle les valeurs traditionnelles et religieuses se retrouvent peu à peu confrontées à celles du « progrès ».
De beaux paysages, mais…
Idriss Al Amraoui quitte donc Fès pour se rendre à Tanger, d’où il embarque pour Marseille. La destination finale de son périple est Paris, qui occupera l’essentiel de son récit de voyage et où il séjournera 42 jours. L’ambassadeur de Mohammed IV décrit son parcours avec précision, les paysages, les cultures et les vergers, et compare la flore française à celle de son pays natal. Il présente aussi les villes qu’il traverse : Marseille, Lyon, Villefranche, Mâcon, Châlon, Chagny, Beaune, Dijon, Auxerre, Joigny, Fontainebleau, Melun. Si Al Amraoui s’émerveille devant la beauté des villes et campagnes qu’il découvre, ce n’est que pour mieux critiquer leur population : « Quel dommage que ces paysages splendides soient gâtés par ceux qui les peuplent », écrit-il.
Puis Al Amraoui arrive à Paris, destination finale de son voyage. D’emblée, il est frappé par la taille de la ville, l’une des trois plus grandes du monde avec Istanbul et Londres, d’après lui. D’« une taille triple de celle du Caire », « douze fois grande comme Fès », Paris abriterait selon lui un million et demi d’habitants… pour cent mille chevaux. La taille des bâtiments, souvent de quatre à cinq étages, le surprend également. Al Amraoui s’attarde ensuite sur l’organisation spatiale de la ville. Il décrit des rues larges, sans trous, plantées d’arbres et balayées chaque jour. L’organisation des voiries facilite le transport des passants, des voitures et des chevaux, deux sections latérales surélevées sont réservées à ceux qui marchent à pied… mais il s’étonne cependant que, malgré la propreté extrême des lieux, « il existe en plein milieu des rues de petits édicules en bois de la hauteur d’un homme debout ; quiconque éprouve l’envie d’uriner se rend dans ces édicules […], après quoi il reprend son chemin sans aucune gêne ». L’ambassadeur estime enfin nécessaire de mentionner certaines grandes places pour leur taille et leur beauté, mais aussi pour leur animation : de nombreuses personnes aiment s’y promener le jour, le soir et même la nuit. Des cafés et boutiques y sont installés, et des chaises de fer et de bois accueillent les passants, constate-t-il.
Machine ou magie ?
Mais l’émerveillement dont Al Amraoui fait preuve envers les paysages et les villes françaises n’est rien comparé à celui que lui inspirent les machines issues du progrès technique. La première est le train à vapeur, qu’il emprunte dès son arrivée à Marseille pour rejoindre Lyon. « Je n’ai jamais entendu parler ni contemplé ni vu dans les livres d’histoire de chose plus étonnante et merveilleuse que cette machine, et ce que j’en ai dit là reste en deçà de la réalité ». Al Amraoui présente avec force détails le fonctionnement technique de la machine, sa vitesse, sa capacité ou sa façon de traverser les montagnes grâce aux tunnels. Il explique aussi comment s’organise le trajet pour un voyageur : le train part à heure fixe et est toujours ponctuel, semble-t-il. L’impression que la machine à vapeur laisse à Al Amraoui frôle le surnaturel : « C’est une invention merveilleuse que Dieu a révélée en notre temps, par l’intermédiaire des Européens, et dont l’esprit ne peut qu’être ébloui ; au point qu’on se surprend, au premier regard, à penser que c’est là l’œuvre des djinns et que des hommes n’ont pu la réaliser », écrit-il.
La découverte du télégraphe provoque la même fascination. Là encore, Al Amraoui ne peut s’empêcher d’y voir une dimension surnaturelle. L’ambassadeur ne parvient « pas à trouver d’expressions qui [rendent] compte parfaitement de la réalité, les mots [font] défaut pour décrire ce qui peut apparaître comme de la magie ». Il explique aussi le fonctionnement technique de l’appareil et la manière dont les signes correspondent aux lettres de l’alphabet. Le fait qu’un message puisse parvenir d’Iran, d’Inde ou d’Angleterre en quatre minutes le laisse totalement pantois. « Ils ont pu ainsi supprimer les distances », s’enthousiasme-t-il. Al Amraoui présente ensuite le mode d’utilisation du fil télégraphique pour le public. Le tarif est calculé au nombre de mots et varie selon la distance, mais le procédé reste très bon marché selon lui.
La dernière technique qui étonne Al Amraoui au plus haut point est l’imprimerie. Lors de sa visite des ateliers, il observe avec attention le travail des ouvriers et les différentes étapes nécessaires à la fabrication d’un livre. Il souligne le rôle que cette technique peut jouer dans la diffusion du savoir et des sciences, permettant d’imprimer des livres bon marché. Les livres peuvent aussi favoriser la diffusion de la religion : il va jusqu’à prier le sultan de doter le Maroc d’une telle imprimerie et « donner ainsi une nouvelle force à la religion, et suivre les traces des grands imams ».
Des musées guère passionnants
Au cours de ses balades dans Paris, Al Amraoui relève que les monuments sont « en nombre incalculable ». Il ajoute que « les gens d’ici ont une grande passion pour les monuments anciens, ils aiment les contempler, ils cherchent à en connaître les éléments, les origines ». La dimension nationaliste n’échappe d’ailleurs pas à Al Amraoui, qui note que « le but [est] d’immortaliser le souvenir de ces événements et d’en faire une leçon pour les générations ultérieures ». L’ambassadeur s’attarde ensuite longuement sur les musées de la capitale. Il note la présence d’écrans de verre pour protéger les pièces précieuses ou la présence de notices explicatives. Visitant le Musée des Armes, il écrit : « On a rangé ces armes de manière si admirable que leur contemplation est très aisée ». Mais sa curiosité reste limitée. S’il remarque certaines pièces de monnaie frappées par les Saâdiens ou les Mérinides ou un fusil fabriqué au Maroc, « d’une qualité parfaite », certains musées ne trouvent pas grâce à ses yeux. Au cours d’une visite au Jardin des Plantes et des Animaux, il se demande « quelle utilité, quel profit, quel prestige y a-t-il à rassembler des chiens, des porcs […] ? ». « Quel bénéfice tirer d’une collection de cadavres puants et inutiles ? », s’interroge-t-il à propos du Muséum d’histoire naturelle. En revanche, en vrai lettré, il s’enthousiasme, lors de sa visite de la Bibliothèque nationale, devant certains ouvrages rapportés des conquêtes du Caire ou d’Alexandrie. Il découvre même sept livres sur l’histoire du Maroc, inconnus de lui jusqu’alors.
« Le paradis des femmes et l’enfer des chevaux »
Le voyage d’Al Amraoui est aussi l’occasion de dresser un portrait de la société française. Il est d’abord marqué par la laideur des Français. C’est seulement en arrivant à Auxerre qu’il aperçoit un homme de belle apparence : « Sa physionomie respirait l’agrément et l’amabilité, et l’on eût dit un Arabe ». Il pose aussi un regard attentif sur leur façon de vivre. Il observe la disposition des maisons, la manière de recevoir ou de prendre son repas. Il note ainsi l’utilisation de la « fouchek », les Français ne mangeant pas avec les doigts. Il remarque le goût pour les sorties et les promenades, surtout le dimanche. Il relève l’intérêt pour les divertissements et la comédie, à laquelle il est même étonné que les Français puissent vouer une telle passion. L’abondance au sein des grands magasins et leur façon de mettre en valeur les objets n’échappent pas non plus à notre ambassadeur. Il constate l’importance des « gazettes » dans la vie quotidienne des Français et la connaissance du monde qu’elles permettent d’acquérir. Mais aussi l’influence qu’elles peuvent avoir sur la vie politique : « Il peut se faire que des ministres […] doivent démissionner à cause de la mention faite dans ces feuilles de leurs erreurs ou de leurs fautes ».

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