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Moi, L'Algérien de Jacques Derrida

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  • Moi, L'Algérien de Jacques Derrida

    Mes héritages : je voudrais parler comme Algérien, né juif d’Algérie, de cette partie de la communauté qui avait reçu en 1870, du décret Crémieux, lanationalité française et l’avait perdue en 1940. Quand j’avais 10 ans, j’ai perdu la citoyenneté française au moment du régime de Vichy et pendant quelques années, exclu de l’école française, j’ai fait partie de ce qu’on appelait, à ce moment-là, les juifs indigènes, qui ont rencontré parmi les Algériens de l’époque plus de solidarité que de la part de ce qu’on appelait les Français d’Algérie. C’est l’un des tremblement de terre de mon existence. Il y en a eu d’autres.

    Il y a eu la guerre, ce qui a suivi la guerre, tous les tremblements de terre symboliques et politiques qui ont secoué l’Algérie depuis 1962 et qui continuent de la secouer.

    Je parle ici, comme Algérien devenu français un moment donné, ayant perdu sa citoyenneté française et l’ayant retrouvée. Parmi toutes les richesses culturelles que j’ai reçues, que j’ai héritées, ma culture algérienne est parmi celles qui m’ont le plus fortement soutenu.

    L’héritage que j’ai reçu de l’Algérie est quelque chose qui a probablement inspiré mon travail philosophique. Tout le travail que j’ai poursuivi, à l’égard de la pensée philosophique européenne, occidentale, comme on dit, gréco-européenne, les questions que j’ai été amené à lui poser depuis une certaine marge, une certaine extériorité, n’auraient certainement pas été possibles si, dans mon histoire personnelle, je n’avais pas été une sorte d’enfant de la marge de l’Europe, un enfant de la Méditerranée, qui n’était ni simplement français ni simplement africain, et qui a passé son temps à voyager d’une culture à l’autre et à nourrir les questions qu’il se posait à partir de cette instabilité. Tout ce qui m’a intéressé depuis longtemps, au titre de l’écriture, de la trace, de la déconstruction de la métaphysique occidentale –que je n’ai jamais quoi qu’on en ait répété, identifiée comme une chose homogène ou définie au singulier-, tout cela n’a pas pu ne pas procéder de cette référence à un ailleurs dont le lieu et la langue m’étaient pourtant inconnus ou interdits. De plus, en pleine guerre, juste après le débarquement des Alliés en Afrique du Nord, en novembre 1942, on assiste à la constitution d’une sorte de capitale littéraire de la France en exil à Alger –effervescence culturelle, présence des écrivains, prolifération des revues et des initiatives intellectuelles.

    Cela conférait une visibilité à la littérature algérienne d’expression, comme on dit, française, qu’il s’agisse d’écrivains d’origine européenne, Camus et bien d’autres ou, mouvement différent, d’écrivains d’origine algérienne. Quelques années plus tard, dans le sillage encore brillant de cet étrange moment de gloire, j’ai été comme harponné par la littérature et la philosophie françaises, l’une et l’autre, l’une ou l’autre.

    Une généalogie judéo-franco-maghrébine n’éclaire pas tout, loin de là, mais pourrais-je rien expliquer sans elle, jamais ?

    L’arabe, langue interdite : la langue arabe, cet ailleurs, m’était comme inconnue ou interdite par l’ordre établi.
    Un interdit s’exerçait sur la langue arabe. Il prit bien des formes culturelles et sociales pour quelqu’un de ma génération.
    Mais ce fut d’abord une chose scolaire, un dispositif pédagogique. L’interdit procédait d’un «système éducatif», comme on dit en France. Vu les censures coloniales et les cloisons sociales, les racines, étant donné la disparition de l’arabe comme langue officielle, quotidienne et administrative, le seul recours pour l’apprentissage de l’arabe était l’école, mais au titre de langue étrangère ; de cette étrange sorte de langue étrangère comme langue de l’autre, certes, quoique, voilà l’étrange et l’inquiétude, de l’autre comme le prochain le plus proche. Pour moi, ce fut la langue du voisin. Car j’habitais à la bordure d’un quartier arabe, à l’une de ces frontières, à la fois invisible et presque infranchissable : la ségrégation y était aussi efficace que subtile.
    Il y avait encore, avant de disparaître au lycée, des petits Algériens. Proches et infiniment lointains ; voilà la distance dont on nous inculquait, si je puis dire, l’expérience. Inoubliable et généralisable.

    L’étude facultative de l’arabe restait certes permise. Nous la savions autorisée, c’est-à-dire tout sauf encouragée. L’autorité la proposait au même titre, et sous la même forme que l’étude de n’importe quelle langue étrangère dans tous les lycées français d’Algérie. L’arabe, langue étrangère facultative en Algérie ! La langue soustraite devenait sans doute la plus étrangère. Parfois je me demande si cette langue, inconnue pour moi, n’est pas ma langue préférée. La première de mes langues préférées. Et comme chacune de mes langues préférées, car j’avoue en avoir plus d’une, j’aime à l’entendre surtout hors de toute communication, dans la solennité poétique du chant ou de la prière. Sur le plan de l’histoire, nous le savions d’un savoir obscur, l’Algérie n’était en rien la province de la France, ni Alger, un quartier populaire. Pour nous, dès l’enfance, l’Algérie, c’était aussi un pays, Alger, une ville dans un pays, en un sens trouble de ce mot.

    On pourrait aussi raconter à l’infini ce qu’on nous racontait, justement, de l’histoire de France, entendons par là ce qu’on enseignait à l’école sous nom d’histoire de France, une discipline incroyable, une fable et une bible, mais un endoctrinement quasiment ineffaçable pour des enfants de ma génération. Pas un mot sur l’Algérie, pas un seul sur son histoire et sur sa géographie.
    La communauté à laquelle j’appartenais aura été trois fois dissociée : elle fut coupée, d’abord, et de la langue et de la culture arabe et berbère, plus proprement maghrébines ; elle fut coupée, aussi, et de la langue et de la culture française, voire européennes, qui étaient pour elle un pôle éloigné, hétérogène à son histoire ; elle fut coupée enfin, ou pour commencer, de la mémoire juive et de cette histoire et de cette langue qu’on doit supposer être les siennes, mais qui à un moment donné ne le furent plus.

    Foi et savoir :
    quand j’étais étudiant, on distinguait souvent, dans la tradition de Gabriel Marcel, le mystère et le problème, le problème qui est l’objet d’une élaboration philosophique, et puis le mystère qui n’est pas problématisable. Je dirai que tout ce qui touche à ce qui, dans la vie, nous reste encore inconnu, aussi bien au sens où la science a encore à en connaître, dans le savoir sur la vie, sur le génétique sur le biologique, ou aussi bien le mystère au sens de la vie comme existence. Je crois que la sécularisation du politique, c’est-à-dire la séparation entre le politique et le théocratique, ne nuira en rien, au contraire, à l’approfondissement des questionnements sur ce que vous avez appelé le mystère de la vie, sur les questionnements de la foi. Personnellement, je distingue toujours entre la foi et la religion.

    Je crois qu’il y a des religions, des religions positives, qui sont multiples et auxquelles on peut appartenir ou ne pas appartenir ; il y a les religions que j’appelle abrahamiques, qui sont les religions juive, chrétienne et musulmane, avec leur fonds ou leur tronc commun. Il y a d’autres cultures que l’on appelle religieuses et qui ne sont peut-être pas des religions. Le concept de religion est un concept obscur. J’ai essayé d’écrire, dans Foi et Savoir à ce sujet, sur l’obscurité du concept même de religion. Le bouddhisme est-il une religion ? le taoïsme est-il une religion ? Ce sont des questions essentielles, que nous devons ici laisser de côté.

    Si nous nous en tenons, pour l’instant, à ce que nous avons pour coutume d’appeler religion dans l’univers abrahamique des religions du Livre, eh bien je distinguerai entre les appartenances religieuses au judaïsme, au christianisme, à l’islam, et puis la foi sans laquelle aucun rapport social n’est possible. Je ne peux pas m’adresser à l’autre, quel qu’il soit, quelles que soient sa religion, sa langue, sa culture sans lui demander de me croire ou de me faire crédit. Le rapport à l’autre, l’adresse à l’autre, suppose la foi. On ne pourra jamais démontrer, on ne pourra jamais prouver que quelqu’un ment ou ne ment pas, c’est impossible à prouver.

    On pourra toujours dire, j’ai dit quelque chose qui est faux, mais je le dis sincèrement, je me suis trompé, mais je ne mentais pas.
    Par conséquent, quand quelqu’un nous adresse la parole, il nous demande de le croire.

    Cette foi est la condition du lien social lui-même. Il n’y a pas de lien social sans une foi. Eh bien je crois qu’on peut radicaliser la sécularisation du politique, tout en maintenant cette nécessité de la foi au sens général que je viens de définir et ensuite, sur le fondement de cette foi universelle, cette foi partagée, cette foi sans laquelle il n’y a pas de lien social, on peut et on doit respecter les appartenances religieuses proprement dites.

    Et je suis persuadé que les croyants authentiques, ceux qui sont authentiquement juifs, chrétiens ou musulmans, qui ne sont pas seulement des dogmatiques de ces religions, sont plus prêts à comprendre la religion de l’autre et à accéder à cette foi, dont je viens de décrire la structure universelle, que les autres.

    Par conséquent, je crois qu’il n’y a pas de contradiction entre sécularisation politique et le mystère de la vie, c’est-à-dire le fait de vivre ensemble dans la foi. L’acte de foi n’est pas une chose miraculeuse, c’est l’air que nous respirons. Dès que j’ouvre la parole, même si je mens, je suis en train de vous dire : «Je vous dis la vérité, croyez-moi, je vous promets de vous dire la vérité.» Et cet acte de foi qui est impliqué dans le rapport social, dans le lien social lui-même, je suis persuadé que les croyants authentiques, ceux qui ne sont pas ce que l’on appelle des fondamentalistes, intégristes, dogmatiques prêts à transformer leur croyance en arme de guerre sont plus prêts à comprendre la religion de l’autre et la foi universelle.
    Par conséquent, je crois que loin qu’il y ait une contradiction,il y a un lien entre la sécularisation du politique et ce que vous appelez le rapport au mystère de la vie.

    Par Jacques Derrida, La Tribune

  • #2
    Darrida et l'ouverture d'esprit

    Darrida : Le rapport à l’autre, l’adresse à l’autre, suppose la foi. On ne pourra jamais démontrer, on ne pourra jamais prouver que quelqu’un ment ou ne ment pas, c’est impossible à prouver.

    Et pourtant, il est assez facile, une fois que l’on a postulé clairement « le mystère et le problème » d’éclaircir toute cette confusion. Des gens comme Gabriel Marcel ou vous-même faites des sélections avantageuses en vous posant des questions et en y répondant en circuit fermé de façon à occulter le problème : « Le bouddhisme est-il une religion ? le taoïsme est-il une religion ? Ce sont des questions essentielles, que nous devons ici laisser de côté. » Comme s’il n’existait que ces ‘religions’ athées ! Mais y a-t-il eu un moment historique ou les intellectuels laïques et religieux ont sincèrement cherché à lever le voile sur la profondeur spirituelle des autres religions? Permettez-moi d’en douter. Non seulement vous avez mis ces réponses banales de côté en ayant empêché de vrais débats, mais vous avez dénigré leur originalité spirituelle même au nom de vos religions abrahamiques, comme vous dites, suivant ainsi dans la droite ligne de leurs enseignements « universelles », c’est-à-dire totalitaires et haineux. Akiles

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