La science fondée par Freud est partout dans nos vies, mais elle est défiée ces temps-ci par l'approche comportementale. Venue d'Amérique, cette mode dévalue, hélas, le dialogue de chacun avec son inconscient.
Dans le Siècle de Freud, paru en 2006, l'historien de la psychanalyse Eli Zaretsky prédisait qu'au XXIe siècle la découverte de l'inconscient ne jouerait sans doute pas « un rôle aussi décisif » qu'au XXe. Cette prudence voire ce pessimisme sont-ils fondés en raison ? C'est ce que Marianne tente d'élucider, en revisitant, près de cent vingt ans après sa fondation, les héritages de la science de la « pénombre des âmes », comme disait l'ami de Freud et son double, l'écrivain viennois Arthur Schnitzler.
Il n'y a pas d'héritage sans droit d'inventaire : si la psychanalyse s'est inscrite au cœur de notre culture, visible jusqu'aux psys de la télé-réalité, lisible jusque dans les pages conseils des magazines féminins, bouleversant de fond en comble le champ des sciences humaines, elle ne cesse de subir des assauts théoriques et polémiques pour la chasser de son piédestal. Rien de neuf puisque Freud avait prévu, et même théorisé, ces « résistances ».
Ses disciples s'en sont souvenus. Lacan, dans son séminaire ou à la télévision, jouait avec tous ceux qui doutaient de lui. Souvenez-vous de ce qu'il disait, pince-sans-rire, en 1977 : « Notre pratique est une escroquerie. Bluffer, faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué, c'est quand même ce qu'on appelle d'habitude du chiqué... Du point de vue éthique, c'est intenable, notre profession... Il s'agit de savoir si oui ou non Freud est un événement historique. Je crois qu'il a raté son coup. C'est comme moi, dans très peu de temps, tout le monde s'en foutra, de la psychanalyse. » Jung, moins drôle mais plus précis, avait même inventé un mot, le « misonéisme », pour traduire la peur qu'éprouvaient certains devant des théories nouvelles.
Enfin : malgré la mode actuelle du cognitivisme, la discipline fondée par le Dr Freud tient bon. En France, notamment, comme en témoigne une abondante actualité éditoriale en cette rentrée. Et, aussi, dans plusieurs bastions d'Amérique du Sud, comme l'attestent les puissants relais de la psychanalyse lacanienne à Buenos Aires ou à Rio (on pense à Emilio Rodrigué, Angel Garma ou Horacio Etchegoyen). A la frontière de la philosophie, de l'anthropologie et de l'éthique, la psychanalyse a de toute façon provoqué une vaste révolution culturelle dont les ondes de choc se font encore sentir. De la libido au complexe d'Œdipe, de la dépression aux ridicules pervers narcissiques, elle a reformulé les termes de notre compréhension de l'humain tout en changeant l'approche du fait social - la fameuse Kultur, qui désigne, sous la plume de Freud, le processus de civilisation.
Dans un nouveau « Que sais-je ? » consacré à Freud, le psychanalyste suisse Jean-Michel Quinodoz salue encore l'ampleur de la découverte psychanalytique : « Les contributions majeures de Sigmund Freud sont vivantes aujourd'hui comme hier. Lorsque nous les découvrons à notre tour, elles n'ont rien perdu de la fraîcheur qu'elles possédaient le jour où il les a décrites pour la première fois. » Et pour cause : sensible à la beauté des commencements de cette discipline, Quinodoz la reparcourt comme une œuvre ouverte, inachevée : « Loin d'être refermée sur elle-même, son œuvre reste une "œuvre ouverte" qui n'a cessé de s'enrichir au gré des apports successifs de Freud lui-même et de ses successeurs. »
On sait en effet que Freud théorisa différents topiques avant de parvenir à la célèbre division moi/ça/surmoi, et qu'à la fin de la Première Guerre mondiale il admit même quelque chose « au-delà du principe du plaisir » - et c'était la pulsion de mort. Les continuateurs du pilonnage nietzschéen peuvent donc ébrécher la statue à coups de marteau : Freud lui-même a ébréché son œuvre à chaque nouveau livre, conscient qu'il tâtonnait et que peut-être il se trompait. Il n'était assuré que d'une chose : Copernic avait humilié les hommes en démontrant que la Terre n'était pas au centre de l'Univers ; Darwin les avait humiliés en expliquant qu'ils étaient le produit d'une simple évolution animale ; lui, Freud, humiliait les hommes en prouvant qu'ils obéissaient tous à l'inconscient.
La « blessure narcissique » infligée par la psychanalyse à l'autosuffisance du sujet a été mise en scène, avec une ineffable drôlerie, par un romancier austro-hongrois, le Triestin Italo Svevo. Son roman, paru en 1923, s'intitule la Conscience de Zeno. Son personnage principal, Zeno Cosini, entamant une cure psychanalytique, se regimbe fondamentalement contre la nouvelle approche de l'humain qu'elle implique, puisque la théorie freudienne proclame que le sujet n'est plus maître en sa propre demeure. Que reste-t-il de soi si on s'écorche vif ? Voilà, pour Zeno une mutilation insupportable, une désappropriation menaçante, dont se rit Svevo : « En psychanalyse, jamais les mêmes images ne se reproduisent deux fois, ni les mêmes mots. Il faudrait donc l'appeler autrement. J'aimerais mieux aventure psychique. C'est bien cela : au début d'une séance, on a l'impression d'entrer dans un bois où l'on ne sait trop si on tombera sur un ami ou sur un brigand. L'aventure terminée, on n'en sait d'ailleurs pas davantage. En quoi la psychanalyse s'apparente au spiritisme... »
Notre civilisation est mortelle
Autre étage, décisif, de la fusée théorique freudienne : la théorie de la culture et de la civilisation. On s'en souvient : à la suite de la Première Guerre mondiale, le fondateur de la psychanalyse élargit la perspective au-delà de l'inconscient individuel, pour mettre en évidence un mécanisme semblable au niveau de la civilisation. A ce propos, le psychanalyste Philippe Grimbert notait : « La question cruciale pour le genre humain me semble de savoir, comme l'écrit Freud dans le Malaise dans la civilisation, si et dans quelle mesure l'évolution de sa civilisation parviendra à venir à bout des perturbations de la vie collective par l'agressivité des hommes et leur pulsion d'autodestruction. Sous ce rapport, peut-être que précisément l'époque actuelle mérite un intérêt particulier. Freud expliquait : "Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu'avec l'aide de celles-ci il leur est facile de s'exterminer les uns les autres jusqu'au dernier. Ils le savent, d'où une bonne part de leur inquiétude actuelle, de leur malheur, de leur angoisse. Il faut dès lors espérer que l'autre des deux puissances célestes, l'éros éternel, fera un effort pour l'emporter dans le combat contre son non moins immortel adversaire, thanatos. Mais qui peut prédire le succès et l'issue ?"»
Le Malaise est donc l'un des rares ouvrages où Freud utilise sa métapsychologie dans une perspective sociale. Livre ambitieux, pessimiste, et sans doute testamentaire, comme le suggère Quinodoz : « Rédigé au moment de la Grande Dépression de 1930 et de la montée du nazisme en Allemagne, cet ouvrage est souvent regardé comme un testament sociologique sombre mais lucide. » Angoissé par les actualisations politiques de la pulsion de mort (Todestrieb), Freud développait, dans son ouvrage, cinq postulats.
1. Notre civilisation est édifiée sur du renoncement pulsionnel, car la vie en commun suppose une restriction inévitable de la liberté individuelle.
2. Le respect des exigences sociales est assuré d'abord par le père puis par le surmoi (père intériorisé, faculté à s'autocontraindre).
3. Les tensions entre le principe de plaisir et le principe de réalité, ou entre le ça et le surmoi, sont parfois insupportables, engendrant au pis un sentiment de culpabilité, au mieux une conscience morale.
4. Ces exigences et ces tensions se multiplient à outrance dans la bien-pensance, la morale (même la moraline), l'étiquette, la politesse, la religion.
5. Dès lors, la civilisation sera toujours animée par un « combat entre la pulsion de vie et celle de mort » parce que cette pulsion de mort permet, seule, d'annuler toutes ces folles tensions, et de rendre sa toute-puissance au moi. Heureusement, « nul ne peut présumer du succès et de l'issue» de ce combat. Grimbert, à nouveau : « Le pessimisme freudien s'affirme dans l'idée que l'organisation sociale, avec son cortège de renoncements, de refoulements et d'impératifs ne peut rendre l'homme heureux ; mais tout cela lui est tout de même indispensable. »
A la lumière de l'ébranlement causé par les charniers de la Première Guerre mondiale et de l'effroi que suscite en lui le projet diabolique du national-socialisme, Freud voit que toutes les civilisations, même celles tenues pour les plus modernes et élaborées, sont guettées par le spectre de l'autodestruction. Intuition essentielle : répondant par avance à Paul Valéry qui concluait dans une apostrophe célèbre à la finitude des formes culturelles, Freud met en évidence le caractère mortel de la civilisation comme telle. Qui ne perçoit, huit décennies plus tard, l'extrême actualité de cette vigilance ? Qui ne perçoit que l'anthropologie sombre du Malaise dans la civilisation fournit une grille d'analyse efficace pour comprendre les issues contemporaines tragiques du conflit des pulsions ? Qui ne saisit que le regard de Freud permet de comprendre autant les personnalités autoritaires triomphantes de sadisme dans l'hitlérisme que les personnalités narcissiques de l'ère postmoderne, avec leur moi grandiose et dilaté et leur comportement de prédation individualiste, qu'analysent, de concert, l'essayiste américain Christopher Lasch et le psychanalyste Heinz Kohut ?
La lecture de Freud ne sert plus à percer les mystères des chambres à coucher : elle permet de comprendre les drames politiques de notre temps. On pensait qu'il visait l'intime ? Freud dévoilait les grandes combines du monde extérieur. Le grand psychanalyste est devenu un grand ethnologue, un grand politologue - et c'est peut-être cette seconde vie qui prévaudra sur la première.
Dans le Siècle de Freud, paru en 2006, l'historien de la psychanalyse Eli Zaretsky prédisait qu'au XXIe siècle la découverte de l'inconscient ne jouerait sans doute pas « un rôle aussi décisif » qu'au XXe. Cette prudence voire ce pessimisme sont-ils fondés en raison ? C'est ce que Marianne tente d'élucider, en revisitant, près de cent vingt ans après sa fondation, les héritages de la science de la « pénombre des âmes », comme disait l'ami de Freud et son double, l'écrivain viennois Arthur Schnitzler.
Il n'y a pas d'héritage sans droit d'inventaire : si la psychanalyse s'est inscrite au cœur de notre culture, visible jusqu'aux psys de la télé-réalité, lisible jusque dans les pages conseils des magazines féminins, bouleversant de fond en comble le champ des sciences humaines, elle ne cesse de subir des assauts théoriques et polémiques pour la chasser de son piédestal. Rien de neuf puisque Freud avait prévu, et même théorisé, ces « résistances ».
Ses disciples s'en sont souvenus. Lacan, dans son séminaire ou à la télévision, jouait avec tous ceux qui doutaient de lui. Souvenez-vous de ce qu'il disait, pince-sans-rire, en 1977 : « Notre pratique est une escroquerie. Bluffer, faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué, c'est quand même ce qu'on appelle d'habitude du chiqué... Du point de vue éthique, c'est intenable, notre profession... Il s'agit de savoir si oui ou non Freud est un événement historique. Je crois qu'il a raté son coup. C'est comme moi, dans très peu de temps, tout le monde s'en foutra, de la psychanalyse. » Jung, moins drôle mais plus précis, avait même inventé un mot, le « misonéisme », pour traduire la peur qu'éprouvaient certains devant des théories nouvelles.
Enfin : malgré la mode actuelle du cognitivisme, la discipline fondée par le Dr Freud tient bon. En France, notamment, comme en témoigne une abondante actualité éditoriale en cette rentrée. Et, aussi, dans plusieurs bastions d'Amérique du Sud, comme l'attestent les puissants relais de la psychanalyse lacanienne à Buenos Aires ou à Rio (on pense à Emilio Rodrigué, Angel Garma ou Horacio Etchegoyen). A la frontière de la philosophie, de l'anthropologie et de l'éthique, la psychanalyse a de toute façon provoqué une vaste révolution culturelle dont les ondes de choc se font encore sentir. De la libido au complexe d'Œdipe, de la dépression aux ridicules pervers narcissiques, elle a reformulé les termes de notre compréhension de l'humain tout en changeant l'approche du fait social - la fameuse Kultur, qui désigne, sous la plume de Freud, le processus de civilisation.
Dans un nouveau « Que sais-je ? » consacré à Freud, le psychanalyste suisse Jean-Michel Quinodoz salue encore l'ampleur de la découverte psychanalytique : « Les contributions majeures de Sigmund Freud sont vivantes aujourd'hui comme hier. Lorsque nous les découvrons à notre tour, elles n'ont rien perdu de la fraîcheur qu'elles possédaient le jour où il les a décrites pour la première fois. » Et pour cause : sensible à la beauté des commencements de cette discipline, Quinodoz la reparcourt comme une œuvre ouverte, inachevée : « Loin d'être refermée sur elle-même, son œuvre reste une "œuvre ouverte" qui n'a cessé de s'enrichir au gré des apports successifs de Freud lui-même et de ses successeurs. »
On sait en effet que Freud théorisa différents topiques avant de parvenir à la célèbre division moi/ça/surmoi, et qu'à la fin de la Première Guerre mondiale il admit même quelque chose « au-delà du principe du plaisir » - et c'était la pulsion de mort. Les continuateurs du pilonnage nietzschéen peuvent donc ébrécher la statue à coups de marteau : Freud lui-même a ébréché son œuvre à chaque nouveau livre, conscient qu'il tâtonnait et que peut-être il se trompait. Il n'était assuré que d'une chose : Copernic avait humilié les hommes en démontrant que la Terre n'était pas au centre de l'Univers ; Darwin les avait humiliés en expliquant qu'ils étaient le produit d'une simple évolution animale ; lui, Freud, humiliait les hommes en prouvant qu'ils obéissaient tous à l'inconscient.
La « blessure narcissique » infligée par la psychanalyse à l'autosuffisance du sujet a été mise en scène, avec une ineffable drôlerie, par un romancier austro-hongrois, le Triestin Italo Svevo. Son roman, paru en 1923, s'intitule la Conscience de Zeno. Son personnage principal, Zeno Cosini, entamant une cure psychanalytique, se regimbe fondamentalement contre la nouvelle approche de l'humain qu'elle implique, puisque la théorie freudienne proclame que le sujet n'est plus maître en sa propre demeure. Que reste-t-il de soi si on s'écorche vif ? Voilà, pour Zeno une mutilation insupportable, une désappropriation menaçante, dont se rit Svevo : « En psychanalyse, jamais les mêmes images ne se reproduisent deux fois, ni les mêmes mots. Il faudrait donc l'appeler autrement. J'aimerais mieux aventure psychique. C'est bien cela : au début d'une séance, on a l'impression d'entrer dans un bois où l'on ne sait trop si on tombera sur un ami ou sur un brigand. L'aventure terminée, on n'en sait d'ailleurs pas davantage. En quoi la psychanalyse s'apparente au spiritisme... »
Notre civilisation est mortelle
Autre étage, décisif, de la fusée théorique freudienne : la théorie de la culture et de la civilisation. On s'en souvient : à la suite de la Première Guerre mondiale, le fondateur de la psychanalyse élargit la perspective au-delà de l'inconscient individuel, pour mettre en évidence un mécanisme semblable au niveau de la civilisation. A ce propos, le psychanalyste Philippe Grimbert notait : « La question cruciale pour le genre humain me semble de savoir, comme l'écrit Freud dans le Malaise dans la civilisation, si et dans quelle mesure l'évolution de sa civilisation parviendra à venir à bout des perturbations de la vie collective par l'agressivité des hommes et leur pulsion d'autodestruction. Sous ce rapport, peut-être que précisément l'époque actuelle mérite un intérêt particulier. Freud expliquait : "Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu'avec l'aide de celles-ci il leur est facile de s'exterminer les uns les autres jusqu'au dernier. Ils le savent, d'où une bonne part de leur inquiétude actuelle, de leur malheur, de leur angoisse. Il faut dès lors espérer que l'autre des deux puissances célestes, l'éros éternel, fera un effort pour l'emporter dans le combat contre son non moins immortel adversaire, thanatos. Mais qui peut prédire le succès et l'issue ?"»
Le Malaise est donc l'un des rares ouvrages où Freud utilise sa métapsychologie dans une perspective sociale. Livre ambitieux, pessimiste, et sans doute testamentaire, comme le suggère Quinodoz : « Rédigé au moment de la Grande Dépression de 1930 et de la montée du nazisme en Allemagne, cet ouvrage est souvent regardé comme un testament sociologique sombre mais lucide. » Angoissé par les actualisations politiques de la pulsion de mort (Todestrieb), Freud développait, dans son ouvrage, cinq postulats.
1. Notre civilisation est édifiée sur du renoncement pulsionnel, car la vie en commun suppose une restriction inévitable de la liberté individuelle.
2. Le respect des exigences sociales est assuré d'abord par le père puis par le surmoi (père intériorisé, faculté à s'autocontraindre).
3. Les tensions entre le principe de plaisir et le principe de réalité, ou entre le ça et le surmoi, sont parfois insupportables, engendrant au pis un sentiment de culpabilité, au mieux une conscience morale.
4. Ces exigences et ces tensions se multiplient à outrance dans la bien-pensance, la morale (même la moraline), l'étiquette, la politesse, la religion.
5. Dès lors, la civilisation sera toujours animée par un « combat entre la pulsion de vie et celle de mort » parce que cette pulsion de mort permet, seule, d'annuler toutes ces folles tensions, et de rendre sa toute-puissance au moi. Heureusement, « nul ne peut présumer du succès et de l'issue» de ce combat. Grimbert, à nouveau : « Le pessimisme freudien s'affirme dans l'idée que l'organisation sociale, avec son cortège de renoncements, de refoulements et d'impératifs ne peut rendre l'homme heureux ; mais tout cela lui est tout de même indispensable. »
A la lumière de l'ébranlement causé par les charniers de la Première Guerre mondiale et de l'effroi que suscite en lui le projet diabolique du national-socialisme, Freud voit que toutes les civilisations, même celles tenues pour les plus modernes et élaborées, sont guettées par le spectre de l'autodestruction. Intuition essentielle : répondant par avance à Paul Valéry qui concluait dans une apostrophe célèbre à la finitude des formes culturelles, Freud met en évidence le caractère mortel de la civilisation comme telle. Qui ne perçoit, huit décennies plus tard, l'extrême actualité de cette vigilance ? Qui ne perçoit que l'anthropologie sombre du Malaise dans la civilisation fournit une grille d'analyse efficace pour comprendre les issues contemporaines tragiques du conflit des pulsions ? Qui ne saisit que le regard de Freud permet de comprendre autant les personnalités autoritaires triomphantes de sadisme dans l'hitlérisme que les personnalités narcissiques de l'ère postmoderne, avec leur moi grandiose et dilaté et leur comportement de prédation individualiste, qu'analysent, de concert, l'essayiste américain Christopher Lasch et le psychanalyste Heinz Kohut ?
La lecture de Freud ne sert plus à percer les mystères des chambres à coucher : elle permet de comprendre les drames politiques de notre temps. On pensait qu'il visait l'intime ? Freud dévoilait les grandes combines du monde extérieur. Le grand psychanalyste est devenu un grand ethnologue, un grand politologue - et c'est peut-être cette seconde vie qui prévaudra sur la première.

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