Etre exposé à des attentats de manière répétée affecte l’être humain en profondeur. Avec des conséquences essentiellement négatives, mais pas aussi quelques réactions qui donnent de l’espoir.
Dans une scène du film Brazil, de Terry Gilliam, on voit quatre personnes en train de manger dans un restaurant chic. Ida Lowry est en train d’expliquer devant son amie, Mrs Terrain, et son fils, Sam Lowry, les avantages de la chirurgie plastique... quand soudain, une explosion retentit. Malgré cette attaque terroriste, les convives ne se lèvent pas pour aider les personnes touchées et réagissent à peine, continuant leur repas. Au bout d’un moment, excédée par le désagrément, la mère de Sam demande à son fils, fonctionnaire au Ministère de l'Information:
- «Sam! Peux-tu faire quelque chose contre ces terroristes?»
- «C’est mon heure de déjeuner. Et en plus, ce n’est pas mon ministère», lui répond l’acteur Jonathan Pryce.
Terry Gilliam n’était pas psychologue, mais il avait compris les ravages que peut causer le terrorisme, et l’exposition répétée à la menace. Le risque, démontre cette scène à l’absurde, est de se retrouver insensible et coupé de la réalité. Et de voir ainsi la violence sociale augmenter.
C’est la question qui se pose en France, après une série d’attentats meurtriers. Depuis janvier 2015, la France est soumise au terrorisme, avec un effet d’accélération ces dernières semaines: Magnanville en juin, Nice en juillet, suivi douze jours après de Saint-Etienne-du-Rouvray. Ces attentats ont eu lieu dans un contexte mondial où d’autres pays proches ou alliés, comme l’Allemagne et les Etats-Unis, sont aussi très fortement touchés. En juin, des attaques ont eu lieu aux Etats-Unis à Orlando, Dallas et Fort Myers. Quatre attaques ont eu lieu en Allemagne au mois de juillet. Et des attentats très meurtriers ont également eu lieu en Turquie, en Irak, au Bangladesh, en Afghanistan…
Six mois
Habituellement, les symptômes du stress liés à des événements tragiques disparaissent pour la plupart des individus au bout de six mois, me précise le professeur de psychologie Mooli Lahad auteur d'une étude à paraître sur la population israélienne, et qu'il m'a décrite. La même chose est observée après des catastrophes naturelles: les habitants reviennent sur place généralement six mois plus tard, m'explique l’historien Frédéric Chauvaud. «Les sociologues se sont rendus compte que dans les pays qui ne sont pas en guerre mais qui subissent un attentat, il faut 6 à 8 mois à la population touchée pour se préoccuper d'autre chose», rapportait récemment au Figaro Gérôme Truc, sociologue et auteur de Sidérations. Avec le rythme des attentats depuis un an et demi, la population ne peut donc jamais revenir à un état normal.
Même si un petit nombre de personnes est touché, relativement à l’ensemble de la population française, les attentats peuvent affecter psychologiquement un grand nombre de personnes. «J’ai des patients qui ont un passé tel qu’ils ont une plus grande sensibilité à la violence, et ils sentent une montée de cette violence en ce moment», confie Muriel Salmona, psychiatre, formatrice en psychotraumatologie et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Alors que seulement 1,5% des Israéliens étaient directement impliqués dans la dernière vague de violence israélo-palestinienne, qui a débuté à l’automne 2015, près de 30% ont manifesté des effets psychologiques, selon l’étude de Mooli Lahad.
Une épuisante inquiétude
Quels sont les effets psychologiques de cette pression continue? Il faut d’abord préciser une chose: il ne s’agit pas là de peur au sens strict. Pour les scientifiques, la peur est une réaction physiologique créée par le contact direct avec un danger, imaginaire ou réel. Elle se traduit par une augmentation du rythme cardiaque et des traits caractéristiques sur le visage. «Les gens ressentent plutôt des affects négatifs, comme de la tristesse, etc. Mais ils n’ont pas vraiment peur», m'explique Thomas Arciszewski, chercheur en psychologie sociale, qui a réalisé une thèse sur les menaces issues de l’actualité.
La peur, lorsque l’on est confronté à un danger immédiat, a une certaine utilité. «Elle permet de s’adapter au danger s’il y a une menace concrète que la personne peut éviter», explique James W. Pennebaker, professeur de psychologie à l’université du Texas à Austin, qui a travaillé sur les conséquences des attentats du 111 Septembre 2001 sur la population américaine. «Le problème est que la probabilité d’être touché par le terrorisme est très, très faible. Il y a beaucoup plus de gens blessés ou tués dans des accidents ou des chutes», ajoute James W. Pennebaker. Cet état d’hypervigilance, et dépensé en pures pertes, produit une fatigue conséquente, expliquent plusieurs psychologues que j'ai contactés. Un sentiment de menace permanente susceptible d’affecter le sommeil et de causer des troubles psychologiques. Des chercheurs israéliens ont constaté par exemple que les personnes qui empruntent le bus en Israel et scrutent les passagers avant de monter étaient bien plus susceptibles de présenter des signes d’anxiété que les autres passagers.
De nombreuses personnes vont aussi présenter des signes que l’on pourrait qualifier de légère paranoïa collective. C’est dans ces moments-là que se produit une sorte d’inflation interprétative, parfois légèrement délirante, ou tout simplement fausse. Après le 11-Septembre, les Etats-Unis connurent une série d’attaques à l'aide d'enveloppes contaminées au bacille du charbon, ou «anthrax» en anglais. Le FBI conclut qu’un chercheur américain, Bruce Ivins, était entièrement responsable de ces attaques. Mais de nombreux Américains restèrent persuadés après ces révélations que ces évènements étaient liés au 11-Septembre, selon une étude du professeur James W. Pennebaker. Ces réactions peuvent éclairer certains comportements récents observés en France ou en Allemagne d’internautes prompts à attribuer la fusillade de Munich au terrorisme islamique. «Tout ce qui arrive aujourd’hui en France aura des chances d’être attribué au terrorisme, même si cet accident ou ces actions n’ont aucun lien avec le terrorisme en aucune manière», observe James W. Pennebaker.
Se sentir en état de siège
Une telle angoisse qui saisit la population peut mener à des scènes de panique, comme à la fin du XIXè siècle, alors que la population venait de subir de longs mois d’attentats anarchistes. De 1891 à 1894, l’ouvrier et militant anarchiste Ravachol, puis ses épigones Auguste Vaillant et Sante Geronimo Caserio, ont terrorisé la population. Après un attentat au restaurant Véry, qui fit deux morts, des mouvements de foule subis et incontrôlés éclatèrent au cours de manifestations, note l’historien Frédéric Chauvaud. Des réactions similaires ont été observées deux jours après les attentats de novembre, dans trois quartiers de Paris, place de la République, dans le marais et vers Stalingrad.
Les attaques terroristes créent «un emballement du système représentationnel, et une désorganisation cognitivo-émotionnelle», explique Pierre Mannoni, psychologue et philosophe auteur du livre Le terrorisme, une arme psychologique, et qui étudie la question des conséquences psychologiques du terrorisme depuis trente ans. «Une collègue m’a dit que des gens s’étaient déplacés pour ne pas être à côté d’un barbu», observe-t-il. Des scènes typiques selon lui d’une «névrose obsidionale», qui équivaut à ce que l’on ressent lorsque l’on est en état de siège.
Fight, freeze, flight
Pour autant, il n’y a évidemment pas de réaction unique face au terrorisme. «On ne s’habitue pas à un climat de peur, on s’y adapte. (...) Certaines personnes vont avoir un éveil émotionnel intense. Elles prennent toutes les informations liées aux émotions. D’autres coupent court à l’émotion, ils choisissent le défi. Ce sont des gens plutôt rationnels, qui ont une certaine forme de sang-froid. Ils prennent l’information de type factuel, et veulent des briques pour comprendre», explique Thomas Arciszewski.
Les psychologues relèvent trois grandes réactions face à la peur, qui correspondent à trois «solutions», trois façons de faire avec la menace: le «fight, freeze, flight». Combattre, être tétanisé, ou s’enfuir. «Les êtres humains, comme tous les animaux, recherchent l’homéostasie [un état d’équilibre pour un milieu donné, par exemple environ 37° pour la température du corps]. Ils préservent cet état soit en attaquant l’élément intrusif, soit en l’ignorant, soit en recherchant un nouvel état homeostatique», explique Mooli Lahad.
Dans une scène du film Brazil, de Terry Gilliam, on voit quatre personnes en train de manger dans un restaurant chic. Ida Lowry est en train d’expliquer devant son amie, Mrs Terrain, et son fils, Sam Lowry, les avantages de la chirurgie plastique... quand soudain, une explosion retentit. Malgré cette attaque terroriste, les convives ne se lèvent pas pour aider les personnes touchées et réagissent à peine, continuant leur repas. Au bout d’un moment, excédée par le désagrément, la mère de Sam demande à son fils, fonctionnaire au Ministère de l'Information:
- «Sam! Peux-tu faire quelque chose contre ces terroristes?»
- «C’est mon heure de déjeuner. Et en plus, ce n’est pas mon ministère», lui répond l’acteur Jonathan Pryce.
Terry Gilliam n’était pas psychologue, mais il avait compris les ravages que peut causer le terrorisme, et l’exposition répétée à la menace. Le risque, démontre cette scène à l’absurde, est de se retrouver insensible et coupé de la réalité. Et de voir ainsi la violence sociale augmenter.
C’est la question qui se pose en France, après une série d’attentats meurtriers. Depuis janvier 2015, la France est soumise au terrorisme, avec un effet d’accélération ces dernières semaines: Magnanville en juin, Nice en juillet, suivi douze jours après de Saint-Etienne-du-Rouvray. Ces attentats ont eu lieu dans un contexte mondial où d’autres pays proches ou alliés, comme l’Allemagne et les Etats-Unis, sont aussi très fortement touchés. En juin, des attaques ont eu lieu aux Etats-Unis à Orlando, Dallas et Fort Myers. Quatre attaques ont eu lieu en Allemagne au mois de juillet. Et des attentats très meurtriers ont également eu lieu en Turquie, en Irak, au Bangladesh, en Afghanistan…
Six mois
Habituellement, les symptômes du stress liés à des événements tragiques disparaissent pour la plupart des individus au bout de six mois, me précise le professeur de psychologie Mooli Lahad auteur d'une étude à paraître sur la population israélienne, et qu'il m'a décrite. La même chose est observée après des catastrophes naturelles: les habitants reviennent sur place généralement six mois plus tard, m'explique l’historien Frédéric Chauvaud. «Les sociologues se sont rendus compte que dans les pays qui ne sont pas en guerre mais qui subissent un attentat, il faut 6 à 8 mois à la population touchée pour se préoccuper d'autre chose», rapportait récemment au Figaro Gérôme Truc, sociologue et auteur de Sidérations. Avec le rythme des attentats depuis un an et demi, la population ne peut donc jamais revenir à un état normal.
Même si un petit nombre de personnes est touché, relativement à l’ensemble de la population française, les attentats peuvent affecter psychologiquement un grand nombre de personnes. «J’ai des patients qui ont un passé tel qu’ils ont une plus grande sensibilité à la violence, et ils sentent une montée de cette violence en ce moment», confie Muriel Salmona, psychiatre, formatrice en psychotraumatologie et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Alors que seulement 1,5% des Israéliens étaient directement impliqués dans la dernière vague de violence israélo-palestinienne, qui a débuté à l’automne 2015, près de 30% ont manifesté des effets psychologiques, selon l’étude de Mooli Lahad.
Une épuisante inquiétude
Quels sont les effets psychologiques de cette pression continue? Il faut d’abord préciser une chose: il ne s’agit pas là de peur au sens strict. Pour les scientifiques, la peur est une réaction physiologique créée par le contact direct avec un danger, imaginaire ou réel. Elle se traduit par une augmentation du rythme cardiaque et des traits caractéristiques sur le visage. «Les gens ressentent plutôt des affects négatifs, comme de la tristesse, etc. Mais ils n’ont pas vraiment peur», m'explique Thomas Arciszewski, chercheur en psychologie sociale, qui a réalisé une thèse sur les menaces issues de l’actualité.
La peur, lorsque l’on est confronté à un danger immédiat, a une certaine utilité. «Elle permet de s’adapter au danger s’il y a une menace concrète que la personne peut éviter», explique James W. Pennebaker, professeur de psychologie à l’université du Texas à Austin, qui a travaillé sur les conséquences des attentats du 111 Septembre 2001 sur la population américaine. «Le problème est que la probabilité d’être touché par le terrorisme est très, très faible. Il y a beaucoup plus de gens blessés ou tués dans des accidents ou des chutes», ajoute James W. Pennebaker. Cet état d’hypervigilance, et dépensé en pures pertes, produit une fatigue conséquente, expliquent plusieurs psychologues que j'ai contactés. Un sentiment de menace permanente susceptible d’affecter le sommeil et de causer des troubles psychologiques. Des chercheurs israéliens ont constaté par exemple que les personnes qui empruntent le bus en Israel et scrutent les passagers avant de monter étaient bien plus susceptibles de présenter des signes d’anxiété que les autres passagers.
De nombreuses personnes vont aussi présenter des signes que l’on pourrait qualifier de légère paranoïa collective. C’est dans ces moments-là que se produit une sorte d’inflation interprétative, parfois légèrement délirante, ou tout simplement fausse. Après le 11-Septembre, les Etats-Unis connurent une série d’attaques à l'aide d'enveloppes contaminées au bacille du charbon, ou «anthrax» en anglais. Le FBI conclut qu’un chercheur américain, Bruce Ivins, était entièrement responsable de ces attaques. Mais de nombreux Américains restèrent persuadés après ces révélations que ces évènements étaient liés au 11-Septembre, selon une étude du professeur James W. Pennebaker. Ces réactions peuvent éclairer certains comportements récents observés en France ou en Allemagne d’internautes prompts à attribuer la fusillade de Munich au terrorisme islamique. «Tout ce qui arrive aujourd’hui en France aura des chances d’être attribué au terrorisme, même si cet accident ou ces actions n’ont aucun lien avec le terrorisme en aucune manière», observe James W. Pennebaker.
Se sentir en état de siège
Une telle angoisse qui saisit la population peut mener à des scènes de panique, comme à la fin du XIXè siècle, alors que la population venait de subir de longs mois d’attentats anarchistes. De 1891 à 1894, l’ouvrier et militant anarchiste Ravachol, puis ses épigones Auguste Vaillant et Sante Geronimo Caserio, ont terrorisé la population. Après un attentat au restaurant Véry, qui fit deux morts, des mouvements de foule subis et incontrôlés éclatèrent au cours de manifestations, note l’historien Frédéric Chauvaud. Des réactions similaires ont été observées deux jours après les attentats de novembre, dans trois quartiers de Paris, place de la République, dans le marais et vers Stalingrad.
Les attaques terroristes créent «un emballement du système représentationnel, et une désorganisation cognitivo-émotionnelle», explique Pierre Mannoni, psychologue et philosophe auteur du livre Le terrorisme, une arme psychologique, et qui étudie la question des conséquences psychologiques du terrorisme depuis trente ans. «Une collègue m’a dit que des gens s’étaient déplacés pour ne pas être à côté d’un barbu», observe-t-il. Des scènes typiques selon lui d’une «névrose obsidionale», qui équivaut à ce que l’on ressent lorsque l’on est en état de siège.
Fight, freeze, flight
Pour autant, il n’y a évidemment pas de réaction unique face au terrorisme. «On ne s’habitue pas à un climat de peur, on s’y adapte. (...) Certaines personnes vont avoir un éveil émotionnel intense. Elles prennent toutes les informations liées aux émotions. D’autres coupent court à l’émotion, ils choisissent le défi. Ce sont des gens plutôt rationnels, qui ont une certaine forme de sang-froid. Ils prennent l’information de type factuel, et veulent des briques pour comprendre», explique Thomas Arciszewski.
Les psychologues relèvent trois grandes réactions face à la peur, qui correspondent à trois «solutions», trois façons de faire avec la menace: le «fight, freeze, flight». Combattre, être tétanisé, ou s’enfuir. «Les êtres humains, comme tous les animaux, recherchent l’homéostasie [un état d’équilibre pour un milieu donné, par exemple environ 37° pour la température du corps]. Ils préservent cet état soit en attaquant l’élément intrusif, soit en l’ignorant, soit en recherchant un nouvel état homeostatique», explique Mooli Lahad.

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