Dans le jargon normalien, il est connu pour être le « caïman de la rue d’Ulm », l’agrégé-répétiteur qui aura formé et influencé les penseurs les plus importants de notre époque. Philosophe marxiste, Louis Althusser a incarné un moment crucial de l’histoire intellectuelle… avant de tomber dans l’oubli.
Qui se souvient de Louis Althusser ? Si l’on devait aujourd’hui poser la question à des étudiants de philosophie, il est fort probable que ceux-là n’en témoignent davantage qu’une vague idée, résumée en l’image d’un philosophe marxiste, rigoriste à souhait, et dont la pensée austère n’inspire franchement pas d’intérêt jubilatoire. Pourtant, c’est bien d’un destin intellectuel hors du commun, tiraillé entre splendeurs et misères, qu’Althusser est le nom. Figure incontournable pour plusieurs générations de penseurs, légendaire « caïman » de la rue d’Ulm, intellectuel organique et très controversé du PCF, il forme pendant trois décennies – entre les années 1950 et 1970 – la plupart des plus importants intellectuels critiques de notre époque : Michel Foucault, Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Jacques Rancière, Étienne Balibar, Pierre Macherey, Régis Debray, François Regnault, Jacques Bouveresse, Nicos Poulantzas… En parallèle, il fréquente et influence d’autres penseurs pas moins marquants : Jacques Derrida parle « d’une des réinterprétations les plus vigilantes et les plus modernes du marxisme (1) », Gilles Deleuze salue « l’Althusser’s band (2) », et Roland Barthes déclare, pour sa part : « Le seul modèle acceptable de la science est celui de la science marxiste tel qu’il a été mis à jour par les études d’Althusser sur Marx (3). » Grand lecteur de Spinoza, de Machiavel et de Marx, Althusser a été à l’origine d’un imposant renouvellement de la théorie marxiste. À une époque où la production intellectuelle est le moyen d’une critique de l’idéologie dominante, la pensée d’Althusser ne pouvait que rencontrer les vues critiques d’un Bourdieu sur les mécanismes de la reproduction sociale, d’un Foucault sur le savoir psychiatrique comme instrument de pouvoir, d’un Barthes sur la tyrannie de la langue, ou d’un Derrida sur la déconstruction.
Mais le revers de fortune n’en est pas moins coûteux. Les controverses multiples autour de son marxisme antihumaniste, de son scientisme implacable, et sa sinistre affaire de meurtre conjugal, ont accéléré l’isolement universitaire et politique d’Althusser, au point que sa postérité s’est complètement effondrée. « Althusserarrien », sarcasme emblématique de son déclin que l’on pouvait croiser au détour d’un couloir de l’université de Nanterre, après mai 68, sonnait déjà le glas de l’âge d’or de l’althussérisme : « L’althussérisme était mort sur les barricades de mai 68 avec bien d’autres idées du passé (4). » D’ailleurs, peut-on vraiment parler « d’althussérisme » comme d’une école de pensée ou d’une simple illumination éphémère ? Althusser est mort ! Vive Althusser ? Depuis quelques années, un regain d’intérêt pour l’œuvre du philosophe semble peu à peu s’esquisser : publication d’inédits, rééditions, colloques… Si sa relative portée ne permet pas de parler d’une « renaissance » de l’althussérisme en France, elle nous donne l’occasion de (re)découvrir l’une des pensées les plus influentes du siècle dernier.
Entre la théorie et l’engagement
Né le 16 octobre 1918 dans une banlieue d’Alger, au sein d’une famille alsacienne catholique, Althusser poursuit des études brillantes à Marseille puis à Lyon et s’engage auprès de la Jeunesse étudiante chrétienne. En 1939, à peine a-t-il intégré l’École normale supérieure de la rue d’Ulm qu’il est mobilisé pour la guerre et fait prisonnier, déporté en Allemagne, de juin 1940 à mai 1945. Cette longue captivité marque un moment décisif dans sa formation politique. En contact direct avec la classe ouvrière et la réalité du fascisme, il lit beaucoup et se rapproche du marxisme. De retour à Paris, il achève ses études à l’ENS et passe son agrégation de philosophie en 1948. Devenu enseignant à l’ENS, son activité est entrecoupée de séjours dans des institutions psychiatriques pour cause d’épisodes dépressifs. Durant toute sa carrière, il occupera une chambre à l’infirmerie de l’École.
Son engagement auprès du Parti communiste français en tant qu’intellectuel va très vite l’identifier au mouvement ouvrier dans ses incarnations officielles. Respecté des doctes, il devient une figure importante du PCF. Pourtant, il se heurtera souvent à son « philosophe officiel », Roger Garaudy, et n’hésitera pas à écrire des textes très critiques vis-à-vis du Parti, préférant témoigner sa fidélité au « marxisme » plutôt qu’à ses appareils politiques. Cette ambiguïté, entre engagement militant, et souci d’aller « au-delà » des contextes et enjeux politiques du moment, lui vaudra bien des reproches, dont celui d’un intellectualisme hors-sol, déconnecté des luttes. C’est là un point important pour comprendre la singularité de la démarche althussérienne : libérer le marxisme des « contingences » de l’histoire et des appareils politiques qui s’en réclament pour le faire accéder à un rang épistémologique supérieur : celui de la science.
Marx à l’université
Il faut préciser qu’à l’époque, le socialisme a planté son drapeau dans un grand nombre de pays, et la « scène marxiste internationale » est le théâtre de polémiques et d’impressionnants débats. Marx est alors un auteur extrêmement sensible, relié à des régimes socialistes et à de puissants partis communistes ainsi qu’à des mouvements de libération nationale en Afrique et en Asie. Malgré cela, il demeurait fort peu étudié au sein de l’université française. C’est Althusser qui fera entrer le loup dans la bergerie, en proposant à l’ENS une relecture minutieuse des textes de Marx, dans le but de débarrasser le marxisme de ses interprétations historiques. Après tout, nul besoin d’avoir lu Marx pour être marxiste ! Et d’ailleurs Marx lui-même était-il vraiment marxiste ? Cela dépend duquel !, répondra Althusser. Il tient là sa thèse la plus célèbre : l’œuvre de Marx est scindée en deux grandes périodes. Empruntant le geste de Gaston Bachelard de « rupture épistémologique », il fait tomber un couperet radical entre les écrits du jeune Marx (1840-1844) – traversés par des thèses humanistes et influencés par Hegel et Ludwig Feuerbach – et le Marx de la maturité, celui du Capital – qui réaliserait une révolution en jetant les bases d’une véritable « science révolutionnaire ». Entre ces deux Marx, aucune passerelle possible. « Une science reconnue est toujours sortie de sa préhistoire et continue interminablement d’en sortir sur le mode de son rejet comme erreur, sur le mode de ce que Bachelard a appelé “la rupture épistémologique”. Je lui dois cette idée, et lui donner, dans le jeu du mot, tout son tranchant, je l’ai appelée “coupure épistémologique” (5). » L’idée d’une telle rupture a été sérieusement contestée par le philosophe Raymond Aron dans Marxismes imaginaires (1970), selon qui « Althusser doit comme plusieurs générations de marxistes avant lui, prêter à Marx en usant de citations bien choisies ce qu’il veut dire lui-même. La méthode est celle est théologiens ».
« Le marxisme est un antihumanisme théorique »
Le jeune Marx a donc eu « tort » et il ne s’agit là pas seulement d’une « critique » philosophique mais d’une invalidation scientifique du jeune Marx par Althusser… au nom de la vérité ! Mais parler de « vérité » en politique n’est-ce pas prendre le risque de tomber dans un dogmatisme totalitaire et d’ériger le marxisme comme religion ? Hantés par la dénonciation de la répression de masse en URSS et par le fantôme de Staline, les marxistes du PCF commencent à grincer des dents. Eux qui cherchaient à sauver le marxisme des crimes qui ont été commis en son nom en les imputant à la méconnaissance des textes philosophiques de jeunesse de Marx où il est question d’« idéal », et de « dignité humaine », les voilà renvoyés à une « nuit de l’erreur ».
Mais Althusser n’en démord pas. Le marxisme est une science qui fournit des « connaissances objectives », aboutissant à des résultats théoriques démontrés, « vérifiables par la pratique scientifique et politique, et ouverts sur leur rectification réglée (6) ». Et d’ailleurs, pour le philosophe, ériger le marxisme au rang de science, c’est au contraire l’empêcher d’être à nouveau dévoyé par toutes ses interprétations humanistes, historicistes et morales qui seraient les vraies coupables du dogmatisme stalinien ! En effet, croire que le marxisme puise principalement sa source dans un sentiment moral tel que l’indignation face au spectacle de l’exploitation validerait une thèse proprement idéaliste (et donc bourgeoise !) : celui d’une scission entre un être et un devoir-être où le communisme se voit affublé d’un habit de sainteté face à l’enfer capitaliste. Cette perspective humaniste du marxisme qui fait la part belle aux rapports humains, à leur « aliénation » et qui laisse de côté l’analyse des rapports de production, des luttes de classe dans leur dimension économique, politique et idéologique, serait une trahison du marxisme : « Le marxisme est antihumanisme théorique. » À ce titre, la « mort de l’homme », diagnostic partagé par Michel Foucault dans Les Mots et les Choses (1966) et Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage (1962), est la marque d’une époque qui en a fini avec l’humanisme de Sartre.
« L’histoire est un procès sans sujet »
Selon Althusser, pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans le fonctionnement d’une société et de l’histoire, il faut partir non pas des hommes, « concept dérisoire », mais des rapports de production capitaliste. L’homme comme « idée » ou « idéal régulateur » est vide de sens. Ce qui importe, ce sont les hommes réels et ceux-là ne peuvent être appréhendés en dehors des rapports sociaux et des structures dans lesquels ils sont enferrés. Le matérialisme historique suppose ainsi une approche des pratiques sociales, politiques, théoriques et idéologiques dans le cadre d’un tout social structuré. Althusser serait-il donc structuraliste ? Très proche de Lacan, et empruntant la terminologie structuraliste, il s’en défendra pourtant : « Il n’est pas question de déduire (et donc de prévoir) les différents modes de production possibles par le jeu formel des différentes combinaisons possibles des éléments, et en particulier il n’est pas possible de construire ainsi, a priori, le mode de production communiste (7) ! » Si Althusser réduit les hommes à n’être que des « supports de rapports », ce ne serait nullement pour les évacuer de l’histoire mais pour rendre intelligibles, grâce à ce détour par l’abstraction, les mécanismes de domination qui font leurs réalités concrètes. Aussi développera-t-il une théorie « d’appareils idéologiques d’État », pour analyser les mécanismes de servitude volontaire par une approche idéologique des rapports sociaux, en dehors du paradigme humaniste de l’aliénation (encadré ci-dessous).
Positiviste ? Mécaniste ? Déterministe ? Althusser se débat encore ! Si la dimension économique demeure la plus déterminante, en dernière instance, elle ne l’est pas en fonction d’une causalité mécaniste mais d’une causalité structurale qui implique non seulement toutes les dimensions sociales mais aussi les contradictions du processus historique tel qu’Hegel le concevait dans sa philosophie dialectique de l’histoire.
Mais d’ailleurs, qu’est-ce donc que l’histoire, ce nouveau « continent » du savoir que Marx aurait découvert ? Selon Althusser, l’histoire est un « procès sans sujet » : un processus où les individus ne sont pas acteurs ni le prolétariat le « sujet de l’histoire ». Après la phase dominante de l’existentialisme sartrien qui fait du sujet, c’est-à-dire de l’individu conscient de lui-même et de ses actes, le moteur de l’histoire, la conception althussérienne change la perspective. L’histoire n’est plus faite par des sujets libres, considérés individuellement ou collectivement, mais se déploie sous la forme d’un agencement de déterminismes dans lesquels les individus sont pris malgré eux.
Voilà de quoi achever ceux qui plaçaient tous leurs espoirs sur les épaules d’une classe ouvrière consciente, investie d’une mission mythique : celle de l’émancipation du genre humain.
Qui se souvient de Louis Althusser ? Si l’on devait aujourd’hui poser la question à des étudiants de philosophie, il est fort probable que ceux-là n’en témoignent davantage qu’une vague idée, résumée en l’image d’un philosophe marxiste, rigoriste à souhait, et dont la pensée austère n’inspire franchement pas d’intérêt jubilatoire. Pourtant, c’est bien d’un destin intellectuel hors du commun, tiraillé entre splendeurs et misères, qu’Althusser est le nom. Figure incontournable pour plusieurs générations de penseurs, légendaire « caïman » de la rue d’Ulm, intellectuel organique et très controversé du PCF, il forme pendant trois décennies – entre les années 1950 et 1970 – la plupart des plus importants intellectuels critiques de notre époque : Michel Foucault, Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Jacques Rancière, Étienne Balibar, Pierre Macherey, Régis Debray, François Regnault, Jacques Bouveresse, Nicos Poulantzas… En parallèle, il fréquente et influence d’autres penseurs pas moins marquants : Jacques Derrida parle « d’une des réinterprétations les plus vigilantes et les plus modernes du marxisme (1) », Gilles Deleuze salue « l’Althusser’s band (2) », et Roland Barthes déclare, pour sa part : « Le seul modèle acceptable de la science est celui de la science marxiste tel qu’il a été mis à jour par les études d’Althusser sur Marx (3). » Grand lecteur de Spinoza, de Machiavel et de Marx, Althusser a été à l’origine d’un imposant renouvellement de la théorie marxiste. À une époque où la production intellectuelle est le moyen d’une critique de l’idéologie dominante, la pensée d’Althusser ne pouvait que rencontrer les vues critiques d’un Bourdieu sur les mécanismes de la reproduction sociale, d’un Foucault sur le savoir psychiatrique comme instrument de pouvoir, d’un Barthes sur la tyrannie de la langue, ou d’un Derrida sur la déconstruction.
Mais le revers de fortune n’en est pas moins coûteux. Les controverses multiples autour de son marxisme antihumaniste, de son scientisme implacable, et sa sinistre affaire de meurtre conjugal, ont accéléré l’isolement universitaire et politique d’Althusser, au point que sa postérité s’est complètement effondrée. « Althusserarrien », sarcasme emblématique de son déclin que l’on pouvait croiser au détour d’un couloir de l’université de Nanterre, après mai 68, sonnait déjà le glas de l’âge d’or de l’althussérisme : « L’althussérisme était mort sur les barricades de mai 68 avec bien d’autres idées du passé (4). » D’ailleurs, peut-on vraiment parler « d’althussérisme » comme d’une école de pensée ou d’une simple illumination éphémère ? Althusser est mort ! Vive Althusser ? Depuis quelques années, un regain d’intérêt pour l’œuvre du philosophe semble peu à peu s’esquisser : publication d’inédits, rééditions, colloques… Si sa relative portée ne permet pas de parler d’une « renaissance » de l’althussérisme en France, elle nous donne l’occasion de (re)découvrir l’une des pensées les plus influentes du siècle dernier.
Entre la théorie et l’engagement
Né le 16 octobre 1918 dans une banlieue d’Alger, au sein d’une famille alsacienne catholique, Althusser poursuit des études brillantes à Marseille puis à Lyon et s’engage auprès de la Jeunesse étudiante chrétienne. En 1939, à peine a-t-il intégré l’École normale supérieure de la rue d’Ulm qu’il est mobilisé pour la guerre et fait prisonnier, déporté en Allemagne, de juin 1940 à mai 1945. Cette longue captivité marque un moment décisif dans sa formation politique. En contact direct avec la classe ouvrière et la réalité du fascisme, il lit beaucoup et se rapproche du marxisme. De retour à Paris, il achève ses études à l’ENS et passe son agrégation de philosophie en 1948. Devenu enseignant à l’ENS, son activité est entrecoupée de séjours dans des institutions psychiatriques pour cause d’épisodes dépressifs. Durant toute sa carrière, il occupera une chambre à l’infirmerie de l’École.
Son engagement auprès du Parti communiste français en tant qu’intellectuel va très vite l’identifier au mouvement ouvrier dans ses incarnations officielles. Respecté des doctes, il devient une figure importante du PCF. Pourtant, il se heurtera souvent à son « philosophe officiel », Roger Garaudy, et n’hésitera pas à écrire des textes très critiques vis-à-vis du Parti, préférant témoigner sa fidélité au « marxisme » plutôt qu’à ses appareils politiques. Cette ambiguïté, entre engagement militant, et souci d’aller « au-delà » des contextes et enjeux politiques du moment, lui vaudra bien des reproches, dont celui d’un intellectualisme hors-sol, déconnecté des luttes. C’est là un point important pour comprendre la singularité de la démarche althussérienne : libérer le marxisme des « contingences » de l’histoire et des appareils politiques qui s’en réclament pour le faire accéder à un rang épistémologique supérieur : celui de la science.
Marx à l’université
Il faut préciser qu’à l’époque, le socialisme a planté son drapeau dans un grand nombre de pays, et la « scène marxiste internationale » est le théâtre de polémiques et d’impressionnants débats. Marx est alors un auteur extrêmement sensible, relié à des régimes socialistes et à de puissants partis communistes ainsi qu’à des mouvements de libération nationale en Afrique et en Asie. Malgré cela, il demeurait fort peu étudié au sein de l’université française. C’est Althusser qui fera entrer le loup dans la bergerie, en proposant à l’ENS une relecture minutieuse des textes de Marx, dans le but de débarrasser le marxisme de ses interprétations historiques. Après tout, nul besoin d’avoir lu Marx pour être marxiste ! Et d’ailleurs Marx lui-même était-il vraiment marxiste ? Cela dépend duquel !, répondra Althusser. Il tient là sa thèse la plus célèbre : l’œuvre de Marx est scindée en deux grandes périodes. Empruntant le geste de Gaston Bachelard de « rupture épistémologique », il fait tomber un couperet radical entre les écrits du jeune Marx (1840-1844) – traversés par des thèses humanistes et influencés par Hegel et Ludwig Feuerbach – et le Marx de la maturité, celui du Capital – qui réaliserait une révolution en jetant les bases d’une véritable « science révolutionnaire ». Entre ces deux Marx, aucune passerelle possible. « Une science reconnue est toujours sortie de sa préhistoire et continue interminablement d’en sortir sur le mode de son rejet comme erreur, sur le mode de ce que Bachelard a appelé “la rupture épistémologique”. Je lui dois cette idée, et lui donner, dans le jeu du mot, tout son tranchant, je l’ai appelée “coupure épistémologique” (5). » L’idée d’une telle rupture a été sérieusement contestée par le philosophe Raymond Aron dans Marxismes imaginaires (1970), selon qui « Althusser doit comme plusieurs générations de marxistes avant lui, prêter à Marx en usant de citations bien choisies ce qu’il veut dire lui-même. La méthode est celle est théologiens ».
« Le marxisme est un antihumanisme théorique »
Le jeune Marx a donc eu « tort » et il ne s’agit là pas seulement d’une « critique » philosophique mais d’une invalidation scientifique du jeune Marx par Althusser… au nom de la vérité ! Mais parler de « vérité » en politique n’est-ce pas prendre le risque de tomber dans un dogmatisme totalitaire et d’ériger le marxisme comme religion ? Hantés par la dénonciation de la répression de masse en URSS et par le fantôme de Staline, les marxistes du PCF commencent à grincer des dents. Eux qui cherchaient à sauver le marxisme des crimes qui ont été commis en son nom en les imputant à la méconnaissance des textes philosophiques de jeunesse de Marx où il est question d’« idéal », et de « dignité humaine », les voilà renvoyés à une « nuit de l’erreur ».
Mais Althusser n’en démord pas. Le marxisme est une science qui fournit des « connaissances objectives », aboutissant à des résultats théoriques démontrés, « vérifiables par la pratique scientifique et politique, et ouverts sur leur rectification réglée (6) ». Et d’ailleurs, pour le philosophe, ériger le marxisme au rang de science, c’est au contraire l’empêcher d’être à nouveau dévoyé par toutes ses interprétations humanistes, historicistes et morales qui seraient les vraies coupables du dogmatisme stalinien ! En effet, croire que le marxisme puise principalement sa source dans un sentiment moral tel que l’indignation face au spectacle de l’exploitation validerait une thèse proprement idéaliste (et donc bourgeoise !) : celui d’une scission entre un être et un devoir-être où le communisme se voit affublé d’un habit de sainteté face à l’enfer capitaliste. Cette perspective humaniste du marxisme qui fait la part belle aux rapports humains, à leur « aliénation » et qui laisse de côté l’analyse des rapports de production, des luttes de classe dans leur dimension économique, politique et idéologique, serait une trahison du marxisme : « Le marxisme est antihumanisme théorique. » À ce titre, la « mort de l’homme », diagnostic partagé par Michel Foucault dans Les Mots et les Choses (1966) et Claude Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage (1962), est la marque d’une époque qui en a fini avec l’humanisme de Sartre.
« L’histoire est un procès sans sujet »
Selon Althusser, pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans le fonctionnement d’une société et de l’histoire, il faut partir non pas des hommes, « concept dérisoire », mais des rapports de production capitaliste. L’homme comme « idée » ou « idéal régulateur » est vide de sens. Ce qui importe, ce sont les hommes réels et ceux-là ne peuvent être appréhendés en dehors des rapports sociaux et des structures dans lesquels ils sont enferrés. Le matérialisme historique suppose ainsi une approche des pratiques sociales, politiques, théoriques et idéologiques dans le cadre d’un tout social structuré. Althusser serait-il donc structuraliste ? Très proche de Lacan, et empruntant la terminologie structuraliste, il s’en défendra pourtant : « Il n’est pas question de déduire (et donc de prévoir) les différents modes de production possibles par le jeu formel des différentes combinaisons possibles des éléments, et en particulier il n’est pas possible de construire ainsi, a priori, le mode de production communiste (7) ! » Si Althusser réduit les hommes à n’être que des « supports de rapports », ce ne serait nullement pour les évacuer de l’histoire mais pour rendre intelligibles, grâce à ce détour par l’abstraction, les mécanismes de domination qui font leurs réalités concrètes. Aussi développera-t-il une théorie « d’appareils idéologiques d’État », pour analyser les mécanismes de servitude volontaire par une approche idéologique des rapports sociaux, en dehors du paradigme humaniste de l’aliénation (encadré ci-dessous).
Positiviste ? Mécaniste ? Déterministe ? Althusser se débat encore ! Si la dimension économique demeure la plus déterminante, en dernière instance, elle ne l’est pas en fonction d’une causalité mécaniste mais d’une causalité structurale qui implique non seulement toutes les dimensions sociales mais aussi les contradictions du processus historique tel qu’Hegel le concevait dans sa philosophie dialectique de l’histoire.
Mais d’ailleurs, qu’est-ce donc que l’histoire, ce nouveau « continent » du savoir que Marx aurait découvert ? Selon Althusser, l’histoire est un « procès sans sujet » : un processus où les individus ne sont pas acteurs ni le prolétariat le « sujet de l’histoire ». Après la phase dominante de l’existentialisme sartrien qui fait du sujet, c’est-à-dire de l’individu conscient de lui-même et de ses actes, le moteur de l’histoire, la conception althussérienne change la perspective. L’histoire n’est plus faite par des sujets libres, considérés individuellement ou collectivement, mais se déploie sous la forme d’un agencement de déterminismes dans lesquels les individus sont pris malgré eux.
Voilà de quoi achever ceux qui plaçaient tous leurs espoirs sur les épaules d’une classe ouvrière consciente, investie d’une mission mythique : celle de l’émancipation du genre humain.
Commentaire