En 1983, les États-Unis ont simulé une guerre nucléaire avec la Russie, et sont passés à deux doigts d'en déclencher une pour de vrai. Avec Trump et la Corée du Nord, nous n'aurons peut-être pas autant de chance la prochaine fois.
C'est l'un des grands mystères de la Guerre froide: comment le monde a-t-il fait pour ne pas disparaître lors de la deuxième semaine de novembre 1983?
Une grande partie de notre survie est due aux actions –ou plutôt à l'inaction– d'un officier de l'armée de l'air américaine, Leonard Perroots, mort en janvier dernier. Que nous ayons frôlé l'anéantissement, au contraire, est imputable au bellicisme rhétorique et militaire de Ronald Reagan, à la terreur qu'il a suscité chez les Soviétiques et au tragi-comique d'un malentendu qui aurait pu nous coûter très cher. Jamais dans l'histoire deux pays n'avaient investi autant de ressources humaines, financières et techniques pour deviner les intentions de leur adversaire, comme l'ont fait les États-Unis et l'URSS. Et pourtant, leur myopie fut telle que les Soviétiques confondront une simulation de l'Otan avec le préambule d'une véritable offensive, tandis que Reagan demeurera persuadé de faire son maximum pour maintenir la paix.
Pendant des décennies, le gouvernement américain a gardé secrets des chapitres entiers de cette quasi-catastrophe, mais aujourd'hui, les leçons de cet effroyable automne nous parviennent tout juste. Elles n'auraient pas pu mieux tomber.
Rares sont ceux qui pourraient se méprendre et assimiler Donald Trump à Ronald Reagan, sauf que les ressemblances entre notre époque et le début des années 1980 sont réellement frappantes. Avec ses déclarations contradictoires sur le renforcement et la diminution de la force de frappe nucléaire américaine, Trump embrouille ses amis autant que ses ennemis, alors que les États-Unis et la Russie modernisent leurs arsenaux. Au lendemain de l'annexion de la Crimée par la Russie, les pays baltes ont intensifié leurs exercices militaires et l'Otan a renforcé ses moyens militaires dans les zones les plus vulnérables d'Europe de l'Est. Le Kremlin a qualifié les missiles américains de «menace certaine pour la Fédération de Russie» et l'Europe s'est une nouvelle fois retrouvée à portée de missiles de croisière après le déploiement par Moscou d'un nouveau système d'armement nucléaire enfreignant un traité historique signé voici trente ans. Parallèlement, la Russie n'a eu de cesse d'envoyer des avions tester les résistances de l'espace aérien européen et la patience des navires de guerre américains, sans compter que les opérations en Syrie ont dangereusement rapproché les troupes russes et américaines. Avec la frappe américaine contre une base aérienne syrienne approvisionnée par la Russie, les coûts d'une erreur de jugement n'ont fait qu'augmenter. Comme l'a écrit il y a peu Mikhaïl Gorbatchev: «On dirait que le monde se prépare à la guerre, […] la menace nucléaire semble de nouveau réelle».
Mais si aucun des deux camps ne veut la guerre, alors pourquoi tant d'experts craignent-ils que les États-Unis et la Russie s'y précipitent? Pour comprendre le volcanisme de notre époque, revisiter ce qui s'est passé en 1983 pourrait être utile.
«Les Soviétiques sont très enclins à vouloir tirer les premiers»
Au XXe siècle, la question stratégique la plus déconcertante a sans doute été: comment éviter une guerre nucléaire –et que faire si la prévention échoue?
Au début des années 1970, les Soviétiques avaient compris qu'il était impossible de gagner une guerre nucléaire, et ce dans aucun sens du terme. Certaines armes américaines allaient survivre à l'offensive et une seule ogive thermonucléaire était suffisante pour réduire Moscou à néant. Néanmoins, les Soviétiques voyaient un avantage –fût-il à la Pyrrhus– à attaquer les premiers: plus ils détruiraient de munitions, moins leur ennemi en disposerait pour riposter. Comme un National Intelligence Estimate, un document du renseignement américain venant d'être rendu public, le détaillait en 1987:
«La stratégie de guerre nucléaire [des Soviétiques] […] ne les prédispose pas à faire preuve de retenue s'ils estiment très probable la survenue d'une guerre nucléaire. Ils pensent d'ailleurs qu'une telle réserve pourraient mettre en péril leurs chances dans cette guerre. Les Soviétiques sont très enclins à vouloir tirer les premiers afin de maximiser les dommages infligés aux forces américaines, tout en minimisant les dégâts subis par la société et les forces soviétiques.»
En d'autres termes, non seulement les Soviétiques se tenaient prêts à riposter sur-le-champ à toute offensive américaine (un dangereux automatisme toujours d'actualité), mais ils prévoyaient de tirer leurs missiles si jamais, selon eux, les États-Unis étaient en train de se préparer à attaquer –un coup de Trafalgar atomique, en quelque sorte.
Avec l'élection de Reagan, c'est ce moment que l'Union soviétique vit se rapprocher. Jimmy Carter avait pris un certain nombre de décisions provocatrices –le déploiement des missiles Peacekeepers, l'augmentation du budget militaire et l'exigence de voir l'armée américaine se doter d'une meilleure capacité de combat, et par conséquent de victoire, en cas de guerre nucléaire. À l'instar des Soviétiques, les stratégistes américains savaient que la «victoire» n'était qu'une fiction, mais si jamais la dissuasion échouait, ils voulaient un plan B. Malheureusement pour les Soviétiques, l'alternative était des plus funestes.
Les «Euromissiles» asséneront le coup de grâce. À la fin des années 1970, les Soviétiques se mettent à déployer des missiles nucléaires SS-20 dans la partie occidentale de l'URSS –des missiles susceptibles de détruire les forces de l'Otan dans une frappe préemptive. En réaction, Carter appuie une décision de l'Otan visant à déployer des missiles de croisière Gryphon et des missiles balistiques Pershing II dans plusieurs pays européens. Les Pershing pouvaient atteindre la Russie en moins de dix minutes et les Gryphon s'abattre sur Moscou en moins d'une heure, en échappant probablement aux radars soviétiques. Ou pour citer Herb Meyer, à l'époque vice président du Conseil des agences de renseignement américain, de tels missiles étaient susceptibles de toucher leur cible «à peu près aussi vite que les dignitaires du Kremlin se lèveront de leur chaise»
Aux yeux des États-Unis, les missiles sont un signe de solidarité avec leurs alliés européens et visent à faire reculer les Soviétiques avec leurs SS-20. Mais aux yeux de l'URSS, il s'agit bien d'armes offensives, faites pour décapiter le leadership soviétique avant qu'il n'ait le temps de dire ouf. Mikhaïl Gorbatchev les décrira comme «un pistolet pressé sur notre tempe».
Le KGB mandate alors un groupe de réflexion interne afin de savoir si les Occidentaux se préparent à tirer les premiers. Il en résulte l'Opération RYaN –un acronyme signifiant «attaque de missile nucléaire» en russe–, rassemblant 300 agents chargés de surveiller 292 indicateurs différents, de la localisation des têtes nucléaires aux «documents fondateurs» que les Américains chercheraient à interdire de consultation aux Archives nationales. Selon des documents depuis déclassifiés de la Stasi, la police politique d’Allemagne de l'Est, les données ainsi collectées allaient être analysées par un système informatique rudimentaire. Son but: calculer si les Soviétiques devaient se lancer dans une guerre préemptive et couper l'herbe atomique sous le pied des Américains.
Contradictions de Reagan
Les craintes des Soviétiques s'intensifient avec l'élection de Reagan. Reagan n'a pas la moindre envie d'une guerre nucléaire –en réalité, il espérait mener avec les Soviétiques une «approche diplomatique sereine», comme il le note dans son journal– sauf que dans les premières années de sa présidence, ses désirs de dialogue sont contredits par sa rhétorique et sa dénonciation récurrente du système soviétique. Par exemple, en février 1983, Reagan suit les conseils de son pragmatique secrétaire d’État, George Shultz, et s'entretient pendant deux heures avec l'ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine. Sauf qu'à peine deux semaines plus tard, lors d'un discours devant l'Association nationale des évangéliques, il lance sa célèbre diatribe sur l'Union soviétique qualifiée d'«empire du mal».
Dans l'esprit de Reagan, cela n'a rien de contradictoire. Il est persuadé qu'en étant franc sur les intentions des États-Unis –dont la noblesse lui semble évidentes– et sur celles de l'Union soviétique –tout aussi indubitablement malfaisantes–, il fera comprendre aux communistes que toute agression est futile et que leur système de gouvernement est inévitablement condamné, ce qui mettra fin à la Guerre froide. Ce sera l'une des plus grandes ironies de l'histoire de l'administration Reagan: en voulant si confusément clarifier les choses, Reagan incitera les dirigeants soviétiques à croire mordicus que les États-Unis s’apprêtaient à frapper les premiers.
Et il n'est pas difficile de comprendre pourquoi. Dès son investiture, Reagan avait promis de «réarmer» l'Amérique en doublant le budget de la défense dans les deux ans. Il autorisera le développement du bombardier B-1 et de la bombe à neutrons. Ordonnera le déploiement de 3.000 têtes nucléaires supplémentaires. Et accélérera le développement du Trident II, un missile balistique lancé par sous-marin, et du bombardier furtif B-2.
Ses projets d'utilisation de cet arsenal seront encore plus provocateurs. En mai 1982, le New York Times révèle un document de planification confidentiel du Pentagone disant que les États-Unis doivent être en capacité de mener une guerre nucléaire dans les six mois, en faisant des pauses pour recharger les silos et tirer de nouvelles salves, tout en gardant suffisamment d'ogives pour une deuxième guerre. En octobre 1982, c'est le Los Angeles Times qui annonce que Reagan a signé un décret présidentiel ordonnant que les États-Unis soient en capacité de remporter une guerre nucléaire.
On le répète: la «victoire» était une fiction, mais rien n'indique que Reagan ait saisi le concept. En 1982, il demande au Congrès 4,3 milliards de dollars pour un effort de défense civile censé protéger des millions d'Américains d'une attaque nucléaire. Le 23 mars 1983, dans son célèbre discours télévisé sur la «Guerre des étoiles», il en appelle à un bouclier de défense capable de rendre les armes nucléaires «impuissantes et obsolètes». Reagan précise qu'il ne veut que «sauver des vies [plutôt] que d'avoir à les venger», sauf qu'avec un bouclier anti-missiles effectif, les Soviétiques sont désormais vulnérables à une attaque américaine.
Et certains stratèges soviétiques allaient donc en conclure que les États-Unis étaient peut-être bien en train de préparer une guerre.
«Ces actions visaient à créer de la paranoïa»
À cette époque, l'ancien directeur du KGB, Iouri Andropov, est secrétaire général de l'Union soviétique. S'il a souvent été qualifié de paranoïaque, un profil psychologique de la CIA récemment déclassifié le décrit pourtant comme un «homme sophistiqué, […] probablement mieux informé sur les affaires étrangères et sur certains sujets domestiques que tous les dirigeants soviétiques depuis Lénine». Reste que cet homme sophistiqué est persuadé qu'il va peut-être devoir se lancer dans une guerre nucléaire pour sauver son pays. Des angoisses qu'il essaye de transmettre aux Américains: en juin 1983, durant une entrevue avec Averell Harriman, ancien ambassadeur de Roosevelt que Reagan a envoyé pour «jauger» les intentions soviétiques, il mentionne le risque de guerre nucléaire à quatre reprises.
Au lieu de rassurer les Soviétiques, l'administration Reagan n'a de cesse de se servir de l'armée pour les déstabiliser. Les navires américains se rapprochent des côtes soviétiques et un appareil est envoyé en direction de l'espace aérien soviétique, avant de faire demi-tour à la dernière minute. En réaction, les Soviétiques seront obligés de se précipiter sur leurs propres jets. Selon une histoire de la Guerre froide, anciennement classifiée et rédigée par la NSA, «ces actions visaient à créer de la paranoïa, ce qui fut une réussite».
Des opérations qui culminent en avril et en mai 1983, lorsque trois groupes aéronavals américains, composés de quarante navires, effectuent un exercice massif dans le Pacifique conçu pour simuler une guerre totale avec les forces soviétiques. Les navires de la Navy iront même jusqu'à feindre le bombardement d'un site militaire russe dans les îles Kouriles. Un incident à l'origine d'un câble diplomatique soviétique et auquel Andropov répond personnellement en ordonnant à ses troupes de «tirer pour tuer», si jamais des forces américaines en viennent à pénétrer de nouveau le territoire soviétique.
C'est l'un des grands mystères de la Guerre froide: comment le monde a-t-il fait pour ne pas disparaître lors de la deuxième semaine de novembre 1983?
Une grande partie de notre survie est due aux actions –ou plutôt à l'inaction– d'un officier de l'armée de l'air américaine, Leonard Perroots, mort en janvier dernier. Que nous ayons frôlé l'anéantissement, au contraire, est imputable au bellicisme rhétorique et militaire de Ronald Reagan, à la terreur qu'il a suscité chez les Soviétiques et au tragi-comique d'un malentendu qui aurait pu nous coûter très cher. Jamais dans l'histoire deux pays n'avaient investi autant de ressources humaines, financières et techniques pour deviner les intentions de leur adversaire, comme l'ont fait les États-Unis et l'URSS. Et pourtant, leur myopie fut telle que les Soviétiques confondront une simulation de l'Otan avec le préambule d'une véritable offensive, tandis que Reagan demeurera persuadé de faire son maximum pour maintenir la paix.
Pendant des décennies, le gouvernement américain a gardé secrets des chapitres entiers de cette quasi-catastrophe, mais aujourd'hui, les leçons de cet effroyable automne nous parviennent tout juste. Elles n'auraient pas pu mieux tomber.
Rares sont ceux qui pourraient se méprendre et assimiler Donald Trump à Ronald Reagan, sauf que les ressemblances entre notre époque et le début des années 1980 sont réellement frappantes. Avec ses déclarations contradictoires sur le renforcement et la diminution de la force de frappe nucléaire américaine, Trump embrouille ses amis autant que ses ennemis, alors que les États-Unis et la Russie modernisent leurs arsenaux. Au lendemain de l'annexion de la Crimée par la Russie, les pays baltes ont intensifié leurs exercices militaires et l'Otan a renforcé ses moyens militaires dans les zones les plus vulnérables d'Europe de l'Est. Le Kremlin a qualifié les missiles américains de «menace certaine pour la Fédération de Russie» et l'Europe s'est une nouvelle fois retrouvée à portée de missiles de croisière après le déploiement par Moscou d'un nouveau système d'armement nucléaire enfreignant un traité historique signé voici trente ans. Parallèlement, la Russie n'a eu de cesse d'envoyer des avions tester les résistances de l'espace aérien européen et la patience des navires de guerre américains, sans compter que les opérations en Syrie ont dangereusement rapproché les troupes russes et américaines. Avec la frappe américaine contre une base aérienne syrienne approvisionnée par la Russie, les coûts d'une erreur de jugement n'ont fait qu'augmenter. Comme l'a écrit il y a peu Mikhaïl Gorbatchev: «On dirait que le monde se prépare à la guerre, […] la menace nucléaire semble de nouveau réelle».
Mais si aucun des deux camps ne veut la guerre, alors pourquoi tant d'experts craignent-ils que les États-Unis et la Russie s'y précipitent? Pour comprendre le volcanisme de notre époque, revisiter ce qui s'est passé en 1983 pourrait être utile.
«Les Soviétiques sont très enclins à vouloir tirer les premiers»
Au XXe siècle, la question stratégique la plus déconcertante a sans doute été: comment éviter une guerre nucléaire –et que faire si la prévention échoue?
Au début des années 1970, les Soviétiques avaient compris qu'il était impossible de gagner une guerre nucléaire, et ce dans aucun sens du terme. Certaines armes américaines allaient survivre à l'offensive et une seule ogive thermonucléaire était suffisante pour réduire Moscou à néant. Néanmoins, les Soviétiques voyaient un avantage –fût-il à la Pyrrhus– à attaquer les premiers: plus ils détruiraient de munitions, moins leur ennemi en disposerait pour riposter. Comme un National Intelligence Estimate, un document du renseignement américain venant d'être rendu public, le détaillait en 1987:
«La stratégie de guerre nucléaire [des Soviétiques] […] ne les prédispose pas à faire preuve de retenue s'ils estiment très probable la survenue d'une guerre nucléaire. Ils pensent d'ailleurs qu'une telle réserve pourraient mettre en péril leurs chances dans cette guerre. Les Soviétiques sont très enclins à vouloir tirer les premiers afin de maximiser les dommages infligés aux forces américaines, tout en minimisant les dégâts subis par la société et les forces soviétiques.»
En d'autres termes, non seulement les Soviétiques se tenaient prêts à riposter sur-le-champ à toute offensive américaine (un dangereux automatisme toujours d'actualité), mais ils prévoyaient de tirer leurs missiles si jamais, selon eux, les États-Unis étaient en train de se préparer à attaquer –un coup de Trafalgar atomique, en quelque sorte.
Avec l'élection de Reagan, c'est ce moment que l'Union soviétique vit se rapprocher. Jimmy Carter avait pris un certain nombre de décisions provocatrices –le déploiement des missiles Peacekeepers, l'augmentation du budget militaire et l'exigence de voir l'armée américaine se doter d'une meilleure capacité de combat, et par conséquent de victoire, en cas de guerre nucléaire. À l'instar des Soviétiques, les stratégistes américains savaient que la «victoire» n'était qu'une fiction, mais si jamais la dissuasion échouait, ils voulaient un plan B. Malheureusement pour les Soviétiques, l'alternative était des plus funestes.
Les «Euromissiles» asséneront le coup de grâce. À la fin des années 1970, les Soviétiques se mettent à déployer des missiles nucléaires SS-20 dans la partie occidentale de l'URSS –des missiles susceptibles de détruire les forces de l'Otan dans une frappe préemptive. En réaction, Carter appuie une décision de l'Otan visant à déployer des missiles de croisière Gryphon et des missiles balistiques Pershing II dans plusieurs pays européens. Les Pershing pouvaient atteindre la Russie en moins de dix minutes et les Gryphon s'abattre sur Moscou en moins d'une heure, en échappant probablement aux radars soviétiques. Ou pour citer Herb Meyer, à l'époque vice président du Conseil des agences de renseignement américain, de tels missiles étaient susceptibles de toucher leur cible «à peu près aussi vite que les dignitaires du Kremlin se lèveront de leur chaise»
Aux yeux des États-Unis, les missiles sont un signe de solidarité avec leurs alliés européens et visent à faire reculer les Soviétiques avec leurs SS-20. Mais aux yeux de l'URSS, il s'agit bien d'armes offensives, faites pour décapiter le leadership soviétique avant qu'il n'ait le temps de dire ouf. Mikhaïl Gorbatchev les décrira comme «un pistolet pressé sur notre tempe».
Le KGB mandate alors un groupe de réflexion interne afin de savoir si les Occidentaux se préparent à tirer les premiers. Il en résulte l'Opération RYaN –un acronyme signifiant «attaque de missile nucléaire» en russe–, rassemblant 300 agents chargés de surveiller 292 indicateurs différents, de la localisation des têtes nucléaires aux «documents fondateurs» que les Américains chercheraient à interdire de consultation aux Archives nationales. Selon des documents depuis déclassifiés de la Stasi, la police politique d’Allemagne de l'Est, les données ainsi collectées allaient être analysées par un système informatique rudimentaire. Son but: calculer si les Soviétiques devaient se lancer dans une guerre préemptive et couper l'herbe atomique sous le pied des Américains.
Contradictions de Reagan
Les craintes des Soviétiques s'intensifient avec l'élection de Reagan. Reagan n'a pas la moindre envie d'une guerre nucléaire –en réalité, il espérait mener avec les Soviétiques une «approche diplomatique sereine», comme il le note dans son journal– sauf que dans les premières années de sa présidence, ses désirs de dialogue sont contredits par sa rhétorique et sa dénonciation récurrente du système soviétique. Par exemple, en février 1983, Reagan suit les conseils de son pragmatique secrétaire d’État, George Shultz, et s'entretient pendant deux heures avec l'ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine. Sauf qu'à peine deux semaines plus tard, lors d'un discours devant l'Association nationale des évangéliques, il lance sa célèbre diatribe sur l'Union soviétique qualifiée d'«empire du mal».
Dans l'esprit de Reagan, cela n'a rien de contradictoire. Il est persuadé qu'en étant franc sur les intentions des États-Unis –dont la noblesse lui semble évidentes– et sur celles de l'Union soviétique –tout aussi indubitablement malfaisantes–, il fera comprendre aux communistes que toute agression est futile et que leur système de gouvernement est inévitablement condamné, ce qui mettra fin à la Guerre froide. Ce sera l'une des plus grandes ironies de l'histoire de l'administration Reagan: en voulant si confusément clarifier les choses, Reagan incitera les dirigeants soviétiques à croire mordicus que les États-Unis s’apprêtaient à frapper les premiers.
Et il n'est pas difficile de comprendre pourquoi. Dès son investiture, Reagan avait promis de «réarmer» l'Amérique en doublant le budget de la défense dans les deux ans. Il autorisera le développement du bombardier B-1 et de la bombe à neutrons. Ordonnera le déploiement de 3.000 têtes nucléaires supplémentaires. Et accélérera le développement du Trident II, un missile balistique lancé par sous-marin, et du bombardier furtif B-2.
Ses projets d'utilisation de cet arsenal seront encore plus provocateurs. En mai 1982, le New York Times révèle un document de planification confidentiel du Pentagone disant que les États-Unis doivent être en capacité de mener une guerre nucléaire dans les six mois, en faisant des pauses pour recharger les silos et tirer de nouvelles salves, tout en gardant suffisamment d'ogives pour une deuxième guerre. En octobre 1982, c'est le Los Angeles Times qui annonce que Reagan a signé un décret présidentiel ordonnant que les États-Unis soient en capacité de remporter une guerre nucléaire.
On le répète: la «victoire» était une fiction, mais rien n'indique que Reagan ait saisi le concept. En 1982, il demande au Congrès 4,3 milliards de dollars pour un effort de défense civile censé protéger des millions d'Américains d'une attaque nucléaire. Le 23 mars 1983, dans son célèbre discours télévisé sur la «Guerre des étoiles», il en appelle à un bouclier de défense capable de rendre les armes nucléaires «impuissantes et obsolètes». Reagan précise qu'il ne veut que «sauver des vies [plutôt] que d'avoir à les venger», sauf qu'avec un bouclier anti-missiles effectif, les Soviétiques sont désormais vulnérables à une attaque américaine.
Et certains stratèges soviétiques allaient donc en conclure que les États-Unis étaient peut-être bien en train de préparer une guerre.
«Ces actions visaient à créer de la paranoïa»
À cette époque, l'ancien directeur du KGB, Iouri Andropov, est secrétaire général de l'Union soviétique. S'il a souvent été qualifié de paranoïaque, un profil psychologique de la CIA récemment déclassifié le décrit pourtant comme un «homme sophistiqué, […] probablement mieux informé sur les affaires étrangères et sur certains sujets domestiques que tous les dirigeants soviétiques depuis Lénine». Reste que cet homme sophistiqué est persuadé qu'il va peut-être devoir se lancer dans une guerre nucléaire pour sauver son pays. Des angoisses qu'il essaye de transmettre aux Américains: en juin 1983, durant une entrevue avec Averell Harriman, ancien ambassadeur de Roosevelt que Reagan a envoyé pour «jauger» les intentions soviétiques, il mentionne le risque de guerre nucléaire à quatre reprises.
Au lieu de rassurer les Soviétiques, l'administration Reagan n'a de cesse de se servir de l'armée pour les déstabiliser. Les navires américains se rapprochent des côtes soviétiques et un appareil est envoyé en direction de l'espace aérien soviétique, avant de faire demi-tour à la dernière minute. En réaction, les Soviétiques seront obligés de se précipiter sur leurs propres jets. Selon une histoire de la Guerre froide, anciennement classifiée et rédigée par la NSA, «ces actions visaient à créer de la paranoïa, ce qui fut une réussite».
Des opérations qui culminent en avril et en mai 1983, lorsque trois groupes aéronavals américains, composés de quarante navires, effectuent un exercice massif dans le Pacifique conçu pour simuler une guerre totale avec les forces soviétiques. Les navires de la Navy iront même jusqu'à feindre le bombardement d'un site militaire russe dans les îles Kouriles. Un incident à l'origine d'un câble diplomatique soviétique et auquel Andropov répond personnellement en ordonnant à ses troupes de «tirer pour tuer», si jamais des forces américaines en viennent à pénétrer de nouveau le territoire soviétique.

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