Ce profil représentait pour nous l'image exacte de celui dont nous avions besoin pour étoffer notre groupe qui venait de décider le déclenchement d'une lutte insurrectionnelle de libération nationale à partir du 1er octobre 1940. Rien de moins. En effet, avec quelques camarades du collège de Sétif, dans les années 1934 à 1938, nous formions un groupe de patriotes, on se disait nationaliste, qui suivait assidûment les péripéties politiques de l'époque. Ce groupe comprenait Allag Abderrahmane de Kherrata ; Ali Benabdelmoumène de Toudja, Béjaïa ; Derouiche Mohammed de Perigotville, Aïn El Kebira ; Ahmed Sidi Moussa de Michelet, Aïn El Hamam ; et moi-même de Bordj Bou Arréridj. Nous formions un îlot assez insolite pour la région, le Constantinois, où régnait sans partage la Fédération des élus avec, comme figures de proue, le médecin de Constantine, le docteur Benjelloul et le pharmacien de Sétif, Ferhat Abbas. Nos conversations d'élèves du collège de Sétif étaient alimentées par la lecture de deux journaux : L'Entente qui faisait dire à Allag Abderrahmane en parlant de Ferhat Abbas : « Ce zazou de la politique » qui n'a pas su trouver sa patrie dans les cimetières de ses ancêtres ; et le journal El Ouma que nous procurait un sixième condisciple, Mouloud Bouguermouh, originaire d'Akbou (ou Sidi Aïch) auprès d'un émigré membre de sa famille qui avait rejoint Sétif pour s'y installer. C'est dans El Ouma que nous trouvions les accents qui enchantaient notre sensibilité et notre imaginaire. Combien était plus réaliste à nos yeux la revendication de l'indépendance comparée à la fumeuse politique d'assimilation d'un peuple arabe et musulman à une communauté étrangère et catholique de surcroît. Cela dépassait l'entendement. Et c'est vrai, Ferhat Abbas n'était pour nous qu'un rêveur, plus ou moins bien intentionné, pétri d'une bonne dose d'inconscience. C'est ce petit groupe de six élèves qui se retrouvera en ce mois de juin 1940 rassemblé à la Faculté d'Alger : Allag , Derouiche et moi-même en médecine ; Benabdelmoumène et Sidi Moussa en droit, quant à Bouguermouh nous l'avions perdu de vue. J'ai appris par la suite, que faute de moyens, il avait opté pour le métier d'enseignant. Il était instituteur dans sa Soummam natale. Je le retrouve en 1963-64 comme fonctionnaire des Affaires étrangères. Et je le reperds de vue une deuxième et dernière fois. J'habitais avec ma mère et mes deux frères plus âgés, qui poursuivaient leurs études à la Fac, Kamel en pharmacie et Mohammed Cherif en médecine. J'étais là, en cet après-midi du 18 juin, lorsque retentit vers 3 h, un coup de sonnette péremptoire, à la porte que j'allais ouvrir, pour me trouver en face de Abdelmoumène et de Allag dont le souffle court, pour avoir grimpé à toute allure la côte de la rue Mulhouse et les deux étages du 27, laissait prévoir qu'ils étaient pressés de m'annoncer une grande nouvelle. Ce fut le cas : « La France a déposé les armes. Le maréchal Pétain a signé l'armistice. » Allag était particulièrement excité. J'ai éprouvé un sentiment étrange en apprenant la nouvelle. Venez, dis-je, on va se faire un bon café pour réfléchir. J'avais besoin de voir clair : la France battue et occupée, cela voulait dire qu'elle était coupée ; plutôt que nous étions coupés de la « métropole », donc échappant à l'autorité de la France. Est-ce que par hasard notre rêve de libération nationale allait se trouver exaucé ? Nous passâmes une bonne demi-heure à agiter les hypothèses possibles. Nous ne savions pas encore que la France n'était occupée qu'à moitié. Nous décidâmes de sortir, d'aller voir comment la population française réagissait à la défaite et à l'occupation de son pays. Nous nous attendions, en vérité nous espérions, à les voir accablés par le malheur qui les frappait. J'eus à ce moment-là la présence d'esprit de recommander à Moumen et Allag de ne montrer aucun signe de joie ; au contraire, il fallait faire grise mine. Bref de la solidarité dans l'adversité.
Une nouvelle ère allait commencer
En chemin, en bas de la rue, Derouiche qui remontait la rue, nous annonça la nouvelle pour nous faire plaisir. Mais nous restâmes de marbre - consigne oblige. Il fut mis au parfum « Ah bon, vous m'avez fait peur. Si c'est comme ça, je marche ». Nous débouchâmes dans la rue Michelet et prîmes à gauche, vers l'Automatic, ce bar à la mode, où nous n'entrions pas souvent, vu la clientèle et les prix des consommations. Et nous scrutions le visage des passants et des passantes pour y découvrir un signe de tristesse. Bizarre. Rien. Les gens se déplaçaient comme d'habitude, flânant et clopinant, comme si de rien n'était. Nous étions perplexes quand nous arrivâmes au niveau de l'entrée des voitures de la Fac, gardée par une section de jeunes militaires, du contingent probablement, censée, dans notre subconscient, avoir reçu, de plein fouet, la blessure de la défaite militaire. Allons donc, nous étions des naïfs. Ils s'amusaient bruyamment avec un ballon de foot dans ce petit espace de quelques dizaines de mètres carrés. Nous nous sommes arrêtés, spontanément, tous les quatre, interloqués par le spectacle, ruminant chacun de son côté, et à sa manière, un sentiment de surprise totale devant cette insouciance incompréhensible devant le malheur qui frappait leur pays. En étaient-ils seulement conscients, ou tout simplement au courant de l'événement ? Nous étions trop choqués pour nous y attarder. Nous sentions que quelque chose avait bougé dans notre vie, dans nos rêves, dans nos ambitions, dans l'environnement tout court, de telle sorte que chacun approuva ma proposition d'aller nous recueillir au bar de l'Université, dans la salle du fond, pour réfléchir et discuter de la situation nouvellement créée ; ce bar qui faisait l'angle de la rue Michelet et de celle qui prolongeait la rue Mulhouse, vers le bas, la rue Wamier. Là, pendant plus de deux heures, nous nous sommes livrés à un examen critique de la situation pour aboutir essentiellement à cela : notre conviction de toujours que la fin de la domination coloniale n'était pas envisageable en dehors d'une lutte armée faisant participer les masses populaires, notamment les masses paysannes, principales victimes de la colonisation, allait se trouver confortée par l'affaiblissement de la France. Son occupation par l'armée allemande rendant difficile, sinon impossible, une réaction brutale contre une tentative insurrectionnelle qui aurait, ainsi, le temps de naître, se structurer, se développer et de gagner la première étape de l'irréversibilité. Notre préoccupation essentielle était d'éviter le sort des tentatives antérieures de révolte contre l'occupant étranger qui furent des feux de paille, ne laissant derrière elles que des massacres de population et les spoliations de leurs terres. Le contexte de la guerre n'a fait que nous confirmer dans notre analyse. Nous n'imaginions pas que les Allemands allaient prêter main-forte aux Français pour nous combattre, ni les alliés, éventuellement, puisque notre doctrine de lutte s'inscrivait en droite ligne de l'anticolonialisme des quatorze points du président américain Thomas Wilson et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. On ne manquait pas d'optimisme. A l'unanimité, nous avons convenu qu'il fallait passer aux actes. Primo : étoffer le groupe. Chacun y allant de ses relations d'études, nous avons pu constituer en quelques jours un groupe élargi à une dizaine d'étudiants, patriotes et nationalistes avérés. Le recul m'a fait oublier le nom de plusieurs d'entre eux ; j'ai gardé un souvenir précis de Mouloud Mammeri, étudiant en lettres, et de son ami Hocine Ali Benali, étudiant en sciences , tué par les paras pendant la révolution, tous deux originaires de Kabylie ; trois ou quatre autres dont Rabadji de Boghari, un étudiant de Chlef que j'ai revu plusieurs années plus tard en uniforme d'officier de la marine américaine, et peut-être, déjà, Belahrèche de Djelfa et Berredjem de Collo, tous deux étudiants en pharmacie. Un coup d'œil sur la carte d'Algérie nous renseigna très vite sur l'insuffisance flagrante de notre répartition et couverture de régions entières du pays. Tant pis. Il fallait commencer. La tache d'huile ferait le reste. Mais un trou énorme par son importance nous sauta au visage. Alger, la capitale, sans titulaire. Impossible. Il fallait absolument trouver quelqu'un, ou l'un d'entre nous, aurait à prendre en charge le département d'Alger. Réflexion, moues dubitatives, soupirs de découragement fut le lot de l'assemblée. Quand, subitement, un rai lumineux me traversa l'esprit : l'ami de mon frère, Mohammed Cherif... Lamine Debaghine, voilà la solution.
Une nouvelle ère allait commencer
En chemin, en bas de la rue, Derouiche qui remontait la rue, nous annonça la nouvelle pour nous faire plaisir. Mais nous restâmes de marbre - consigne oblige. Il fut mis au parfum « Ah bon, vous m'avez fait peur. Si c'est comme ça, je marche ». Nous débouchâmes dans la rue Michelet et prîmes à gauche, vers l'Automatic, ce bar à la mode, où nous n'entrions pas souvent, vu la clientèle et les prix des consommations. Et nous scrutions le visage des passants et des passantes pour y découvrir un signe de tristesse. Bizarre. Rien. Les gens se déplaçaient comme d'habitude, flânant et clopinant, comme si de rien n'était. Nous étions perplexes quand nous arrivâmes au niveau de l'entrée des voitures de la Fac, gardée par une section de jeunes militaires, du contingent probablement, censée, dans notre subconscient, avoir reçu, de plein fouet, la blessure de la défaite militaire. Allons donc, nous étions des naïfs. Ils s'amusaient bruyamment avec un ballon de foot dans ce petit espace de quelques dizaines de mètres carrés. Nous nous sommes arrêtés, spontanément, tous les quatre, interloqués par le spectacle, ruminant chacun de son côté, et à sa manière, un sentiment de surprise totale devant cette insouciance incompréhensible devant le malheur qui frappait leur pays. En étaient-ils seulement conscients, ou tout simplement au courant de l'événement ? Nous étions trop choqués pour nous y attarder. Nous sentions que quelque chose avait bougé dans notre vie, dans nos rêves, dans nos ambitions, dans l'environnement tout court, de telle sorte que chacun approuva ma proposition d'aller nous recueillir au bar de l'Université, dans la salle du fond, pour réfléchir et discuter de la situation nouvellement créée ; ce bar qui faisait l'angle de la rue Michelet et de celle qui prolongeait la rue Mulhouse, vers le bas, la rue Wamier. Là, pendant plus de deux heures, nous nous sommes livrés à un examen critique de la situation pour aboutir essentiellement à cela : notre conviction de toujours que la fin de la domination coloniale n'était pas envisageable en dehors d'une lutte armée faisant participer les masses populaires, notamment les masses paysannes, principales victimes de la colonisation, allait se trouver confortée par l'affaiblissement de la France. Son occupation par l'armée allemande rendant difficile, sinon impossible, une réaction brutale contre une tentative insurrectionnelle qui aurait, ainsi, le temps de naître, se structurer, se développer et de gagner la première étape de l'irréversibilité. Notre préoccupation essentielle était d'éviter le sort des tentatives antérieures de révolte contre l'occupant étranger qui furent des feux de paille, ne laissant derrière elles que des massacres de population et les spoliations de leurs terres. Le contexte de la guerre n'a fait que nous confirmer dans notre analyse. Nous n'imaginions pas que les Allemands allaient prêter main-forte aux Français pour nous combattre, ni les alliés, éventuellement, puisque notre doctrine de lutte s'inscrivait en droite ligne de l'anticolonialisme des quatorze points du président américain Thomas Wilson et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. On ne manquait pas d'optimisme. A l'unanimité, nous avons convenu qu'il fallait passer aux actes. Primo : étoffer le groupe. Chacun y allant de ses relations d'études, nous avons pu constituer en quelques jours un groupe élargi à une dizaine d'étudiants, patriotes et nationalistes avérés. Le recul m'a fait oublier le nom de plusieurs d'entre eux ; j'ai gardé un souvenir précis de Mouloud Mammeri, étudiant en lettres, et de son ami Hocine Ali Benali, étudiant en sciences , tué par les paras pendant la révolution, tous deux originaires de Kabylie ; trois ou quatre autres dont Rabadji de Boghari, un étudiant de Chlef que j'ai revu plusieurs années plus tard en uniforme d'officier de la marine américaine, et peut-être, déjà, Belahrèche de Djelfa et Berredjem de Collo, tous deux étudiants en pharmacie. Un coup d'œil sur la carte d'Algérie nous renseigna très vite sur l'insuffisance flagrante de notre répartition et couverture de régions entières du pays. Tant pis. Il fallait commencer. La tache d'huile ferait le reste. Mais un trou énorme par son importance nous sauta au visage. Alger, la capitale, sans titulaire. Impossible. Il fallait absolument trouver quelqu'un, ou l'un d'entre nous, aurait à prendre en charge le département d'Alger. Réflexion, moues dubitatives, soupirs de découragement fut le lot de l'assemblée. Quand, subitement, un rai lumineux me traversa l'esprit : l'ami de mon frère, Mohammed Cherif... Lamine Debaghine, voilà la solution.
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