Le maréchal Lyautey a personnifié la présence française au Maroc. Il y a surtout renforcé l'autorité de la monarchie.
L'action d’un homme est à l’origine d’une formidable fabrication de l’Histoire du Maroc moderne. Celle d’une «exception marocaine»*que le prince Moulay Hicham, cousin du roi, renie mais traduit volontiers par*«une épaisseur historique»*pour expliquer par quel miracle Mohammed VI a été épargné par les révolutions arabes.
Son nom:*Louis Hubert Lyautey, résident général au Maroc d’avril 1912 à octobre 1925.* Lyautey demeure une icône largement respectée du Maroc indépendant. Un cas unique au sein du monde musulman, où une figure de*la colonisation*n’est pas honnie.
L’homme a consacré l’essentiel de sa carrière à la France coloniale, dont plus de vingt ans à l’Afrique du Nord. Mais c’est*au Maroc*qu’il a donné toute la mesure de son talent, au point que les élites dirigeantes du pays, qu’il contribua plus que nul autre à faire passer sous le joug colonial, n’ont cessé d’inscrire leur action dans ses pas. Peut-être même sans le savoir vraiment de nos jours.
La légende dorée du «bon colonial»
Avant lui, les historiens Charles-André Julien dans*Le Maroc face aux impérialismes*(1978) et Daniel Rivet*Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc*(1988) ont déconstruit le mythe de l’architecte du protectorat, expliquant comment sa vision de la société marocaine a eu un impact considérable sur le Maroc moderne.
Mais qui fut Lyautey pour le Maroc au-delà de la légende dorée que lui ont tressée ses hagiographes? Le personnage se singularise par sa complexité: monarchiste au service de la République, Général méprisant l’esprit militaire, catholique défenseur de l’Islam, légitimiste qui choisit un sultan à sa convenance, inventeur du protectorat, dirigeant imbu de son autorité mais qui dénie celle de sa tutelle, l’homme déroute autant qu’il éclaire certains débats et enjeux du Maroc d’aujourd’hui.
Des convictions royalistes affirmées
Louis Hubert Lyautey est né à Nancy en 1854 dans une famille aristocratique lorraine. Catholique et royaliste, celle-ci donne par tradition ses hommes à l’institution militaire. Le jeune Lyautey assiste aux avant-postes à la*débâcle française de 1870*face à la Prusse. Il hésite alors entre l’habit ecclésial et la tenue d’officier. En 1873 s’impose le choix de*Saint-Cyr, pour forcer le destin et défier le triste sort d’une patrie abaissée. Signe avant-coureur, sa première affectation le conduit deux ans en Algérie.
Lyautey a des convictions royalistes affirmées. Il se dit légitimiste par défaut. Féru d’histoire et rêveur de gloire, il vit difficilement l’enracinement de la République. Mais lui, conservateur dans l’âme, est peu enclin à la conspiration.
Lyautey mène alors une brillante carrière d’officier de cavalerie, fréquentant assidûment salons mondains et milieux artistiques parisiens. A Paris, il brille par son esprit, sa plume et son art de la mise en scène à l’aube de sa carrière marocaine. Toujours célibataire, il n’a pas encore cependant charnellement prouvé son homosexualité.
À 40 ans, il quitte la France pour l’Indochine nouvellement colonisée. Elle sera sa*«révélation»,*lui qui cultive en secret une fougue bismarkienne. Il y seconde le*général Gallieni. Cette grande figure de la France des tropiques, de cinq ans son aîné, est un officier non-conformiste. Il invente la*«tactique de la tâche d’huile»,*laquelle consiste à soumettre, sécuriser et séduire les populations*«indigènes».*Au seul rapport de force, il convient de substituer*«un ordre juste»,*respectueux des coutumes et de la hiérarchie traditionnelle.
Lyautey est séduit par cette approche, tout autant que par Gallieni, dont il partage désormais les convictions et l’homosexualité. À l’orée de ses cinquante ans, déjà doté d’un riche passé colonial, le colonel Lyautey est affecté aux confins algéro-marocains.
Là, il y prépare l’encerclement de l’Empire chérifien. Cette expérience algérienne est déterminante dans la carrière de Lyautey. L’homme y apprend la rudesse du*Maghreb, le désert, les tribus, l’Atlas, la noblesse des guerriers berbères, mais aussi les colons, leur morgue et l’esprit d’accaparement qui les anime.*
À l’assaut du Maroc grâce aux rebelles
En Algérie, Lyautey acquiert la conviction que la France doit s’affranchir*des traités*qu’elle a conclus avec le vieil Empire chérifien. De son compagnonnage avec Gallieni, il retient la tactique de l’occupation progressive. La conquête du Maroc, dont il devient l’ardent défenseur à Paris, doit s’opérer grâce à ses forces centrifuges, les tribus*«siba»*c’est à dire rebelles au sultan, sans tenir compte du pouvoir central —le fameux*Makhzen— jugé faible et sans importance.
L’accord franco-allemand*de 1911 donne à la France les mains libres au Maroc, hormis les territoires laissés à l’Espagne. Elle se charge d’en assurer le contrôle au moment où l’étranglement financier du sultan et les concessions imposées à*Moulay Hafid*incitent les tribus et les chefs de guerre à le défier, et prendre la tête du*jihad. Pour Lyautey, la France doit rétablir l’ordre en s’entendant avec les tribus récalcitrantes, qu’il estime désireuses de se débarrasser du joug d’un pouvoir tyrannique.
Il incite le gouvernement français à soumettre le Maroc. Le diplomate accrédité,*Eugène Regnault, se saisit d’un appel à l’aide suggéré au sultan, et impose, le 30 mars 1912, le*Traité de protectorat, dit*«de Fès».*Ce diplomate devient le premier résident général. Mais le plan échoue. L’annonce du traité, qui place le pays sous la protection des*«chrétiens»,*provoque une levée en armes. Lyautey est alors nommé Résident général.
La rénovation d’une dynastie décrépie
Constatant que la France*«marche dans le vide»*au Maroc, l’officier pragmatique et intelligent abandonne rapidement ses illusions. Il estime que ce n’est pas de l’abaissement du Sultan qui viendra le retour à l’ordre, mais de l’application du traité, qui prévoit le respect de la souveraineté de l’État chérifien et du pouvoir législatif du Sultan, sous la tutelle de la France. La*monarchie alaouite*recevait ainsi son premier gage de survie.
Lyautey sécurise le Maroc central, transfère la capitale de Fès, alors assiégée par les tribus, à Rabat, et assure l’exil du sultan Moulay Hafid qui abdique. Lyautey fait avaliser par les oulémas —les gardiens de la foi— l’élection de son frère,*Moulay Youssef, qu’il choisit pour sa réserve, sa piété et son manque de personnalité.
Pourtant, Lyautey s’attache à restaurer le trône alaouite dans une splendeur rénovée. Fasciné par cette monarchie surgie du fond des âges et épargnée par la modernité, ce conservateur esthète veut rétablir la pompe d’un sultanat décrépi. Il s’emploie alors à lui réinventer*un décorum*déjà fantasmé par les orientalistes et un faste que poussera bien plus tard à leur paroxysme*Hassan II.
Lyautey considère alors par simple tactique ou profonde conviction – les historiens demeurent partagés sur cette question —que, seule, la restauration du pouvoir du Sultan dans son prestige et sa tradition, peut rassurer le peuple et ses notables, et briser le cercle d’une insurrection que cet admirateur de*l’ancien régime*tend à sublimer. Une idée qui deviendra le ciment du trône. Aujourd’hui encore quand la monarchie est menacée, c’est l’épouvantail de la désagrégation de toute une nation qui est brandi.
Lyautey est un homme du XIXe siècle séduit par*«l’indirect rule»*britannique, qui permet à l’Angleterre victorienne de contrôler l’immense Empire des Indes, et à son alter ego*lord Cromer,*«simple»*consul, de diriger l’Egypte. Au grand dam des coloniaux, il s’honore d’être le*«premier serviteur de Sidna»*(Notre Seigneur).
En un geste qui frappe les imaginaires, Lyautey n’hésite pas à tenir l’étrier du sultan, lorsque celui-ci descend de cheval dans les grandes occasions. Comment ne pas penser un siècle plus tard à tous ceux aujourd’hui, politiques, hommes et femmes de pouvoir, intellectuels et célébrités d’Occident qui à chaque occasion qui se présente, tiennent la bride à Mohammed VI pour vanter ses mérites?
L'action d’un homme est à l’origine d’une formidable fabrication de l’Histoire du Maroc moderne. Celle d’une «exception marocaine»*que le prince Moulay Hicham, cousin du roi, renie mais traduit volontiers par*«une épaisseur historique»*pour expliquer par quel miracle Mohammed VI a été épargné par les révolutions arabes.
Son nom:*Louis Hubert Lyautey, résident général au Maroc d’avril 1912 à octobre 1925.* Lyautey demeure une icône largement respectée du Maroc indépendant. Un cas unique au sein du monde musulman, où une figure de*la colonisation*n’est pas honnie.
L’homme a consacré l’essentiel de sa carrière à la France coloniale, dont plus de vingt ans à l’Afrique du Nord. Mais c’est*au Maroc*qu’il a donné toute la mesure de son talent, au point que les élites dirigeantes du pays, qu’il contribua plus que nul autre à faire passer sous le joug colonial, n’ont cessé d’inscrire leur action dans ses pas. Peut-être même sans le savoir vraiment de nos jours.
La légende dorée du «bon colonial»
«En Lyautey, la France désire absoudre sa brutalité coloniale, ainsi que le regard hautain qu’elle porta sur les "indigènes". Quant au Maroc, il trouve en cet homme la preuve du caractère unique de son destin, tandis que ses élites s’honorent d’avoir reçu tant de puissance et de dignité des mains de ce conservateur émérite»,*écrivait l’historien*Pierre Vermeren*dans Le Journal Hebdomadaire.
Avant lui, les historiens Charles-André Julien dans*Le Maroc face aux impérialismes*(1978) et Daniel Rivet*Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc*(1988) ont déconstruit le mythe de l’architecte du protectorat, expliquant comment sa vision de la société marocaine a eu un impact considérable sur le Maroc moderne.
Mais qui fut Lyautey pour le Maroc au-delà de la légende dorée que lui ont tressée ses hagiographes? Le personnage se singularise par sa complexité: monarchiste au service de la République, Général méprisant l’esprit militaire, catholique défenseur de l’Islam, légitimiste qui choisit un sultan à sa convenance, inventeur du protectorat, dirigeant imbu de son autorité mais qui dénie celle de sa tutelle, l’homme déroute autant qu’il éclaire certains débats et enjeux du Maroc d’aujourd’hui.
Des convictions royalistes affirmées
Louis Hubert Lyautey est né à Nancy en 1854 dans une famille aristocratique lorraine. Catholique et royaliste, celle-ci donne par tradition ses hommes à l’institution militaire. Le jeune Lyautey assiste aux avant-postes à la*débâcle française de 1870*face à la Prusse. Il hésite alors entre l’habit ecclésial et la tenue d’officier. En 1873 s’impose le choix de*Saint-Cyr, pour forcer le destin et défier le triste sort d’une patrie abaissée. Signe avant-coureur, sa première affectation le conduit deux ans en Algérie.
Lyautey a des convictions royalistes affirmées. Il se dit légitimiste par défaut. Féru d’histoire et rêveur de gloire, il vit difficilement l’enracinement de la République. Mais lui, conservateur dans l’âme, est peu enclin à la conspiration.
Lyautey mène alors une brillante carrière d’officier de cavalerie, fréquentant assidûment salons mondains et milieux artistiques parisiens. A Paris, il brille par son esprit, sa plume et son art de la mise en scène à l’aube de sa carrière marocaine. Toujours célibataire, il n’a pas encore cependant charnellement prouvé son homosexualité.
À 40 ans, il quitte la France pour l’Indochine nouvellement colonisée. Elle sera sa*«révélation»,*lui qui cultive en secret une fougue bismarkienne. Il y seconde le*général Gallieni. Cette grande figure de la France des tropiques, de cinq ans son aîné, est un officier non-conformiste. Il invente la*«tactique de la tâche d’huile»,*laquelle consiste à soumettre, sécuriser et séduire les populations*«indigènes».*Au seul rapport de force, il convient de substituer*«un ordre juste»,*respectueux des coutumes et de la hiérarchie traditionnelle.
Lyautey est séduit par cette approche, tout autant que par Gallieni, dont il partage désormais les convictions et l’homosexualité. À l’orée de ses cinquante ans, déjà doté d’un riche passé colonial, le colonel Lyautey est affecté aux confins algéro-marocains.
Là, il y prépare l’encerclement de l’Empire chérifien. Cette expérience algérienne est déterminante dans la carrière de Lyautey. L’homme y apprend la rudesse du*Maghreb, le désert, les tribus, l’Atlas, la noblesse des guerriers berbères, mais aussi les colons, leur morgue et l’esprit d’accaparement qui les anime.*
À l’assaut du Maroc grâce aux rebelles
En Algérie, Lyautey acquiert la conviction que la France doit s’affranchir*des traités*qu’elle a conclus avec le vieil Empire chérifien. De son compagnonnage avec Gallieni, il retient la tactique de l’occupation progressive. La conquête du Maroc, dont il devient l’ardent défenseur à Paris, doit s’opérer grâce à ses forces centrifuges, les tribus*«siba»*c’est à dire rebelles au sultan, sans tenir compte du pouvoir central —le fameux*Makhzen— jugé faible et sans importance.
L’accord franco-allemand*de 1911 donne à la France les mains libres au Maroc, hormis les territoires laissés à l’Espagne. Elle se charge d’en assurer le contrôle au moment où l’étranglement financier du sultan et les concessions imposées à*Moulay Hafid*incitent les tribus et les chefs de guerre à le défier, et prendre la tête du*jihad. Pour Lyautey, la France doit rétablir l’ordre en s’entendant avec les tribus récalcitrantes, qu’il estime désireuses de se débarrasser du joug d’un pouvoir tyrannique.
Il incite le gouvernement français à soumettre le Maroc. Le diplomate accrédité,*Eugène Regnault, se saisit d’un appel à l’aide suggéré au sultan, et impose, le 30 mars 1912, le*Traité de protectorat, dit*«de Fès».*Ce diplomate devient le premier résident général. Mais le plan échoue. L’annonce du traité, qui place le pays sous la protection des*«chrétiens»,*provoque une levée en armes. Lyautey est alors nommé Résident général.
La rénovation d’une dynastie décrépie
Constatant que la France*«marche dans le vide»*au Maroc, l’officier pragmatique et intelligent abandonne rapidement ses illusions. Il estime que ce n’est pas de l’abaissement du Sultan qui viendra le retour à l’ordre, mais de l’application du traité, qui prévoit le respect de la souveraineté de l’État chérifien et du pouvoir législatif du Sultan, sous la tutelle de la France. La*monarchie alaouite*recevait ainsi son premier gage de survie.
Lyautey sécurise le Maroc central, transfère la capitale de Fès, alors assiégée par les tribus, à Rabat, et assure l’exil du sultan Moulay Hafid qui abdique. Lyautey fait avaliser par les oulémas —les gardiens de la foi— l’élection de son frère,*Moulay Youssef, qu’il choisit pour sa réserve, sa piété et son manque de personnalité.
Pourtant, Lyautey s’attache à restaurer le trône alaouite dans une splendeur rénovée. Fasciné par cette monarchie surgie du fond des âges et épargnée par la modernité, ce conservateur esthète veut rétablir la pompe d’un sultanat décrépi. Il s’emploie alors à lui réinventer*un décorum*déjà fantasmé par les orientalistes et un faste que poussera bien plus tard à leur paroxysme*Hassan II.
Lyautey considère alors par simple tactique ou profonde conviction – les historiens demeurent partagés sur cette question —que, seule, la restauration du pouvoir du Sultan dans son prestige et sa tradition, peut rassurer le peuple et ses notables, et briser le cercle d’une insurrection que cet admirateur de*l’ancien régime*tend à sublimer. Une idée qui deviendra le ciment du trône. Aujourd’hui encore quand la monarchie est menacée, c’est l’épouvantail de la désagrégation de toute une nation qui est brandi.
Lyautey est un homme du XIXe siècle séduit par*«l’indirect rule»*britannique, qui permet à l’Angleterre victorienne de contrôler l’immense Empire des Indes, et à son alter ego*lord Cromer,*«simple»*consul, de diriger l’Egypte. Au grand dam des coloniaux, il s’honore d’être le*«premier serviteur de Sidna»*(Notre Seigneur).
En un geste qui frappe les imaginaires, Lyautey n’hésite pas à tenir l’étrier du sultan, lorsque celui-ci descend de cheval dans les grandes occasions. Comment ne pas penser un siècle plus tard à tous ceux aujourd’hui, politiques, hommes et femmes de pouvoir, intellectuels et célébrités d’Occident qui à chaque occasion qui se présente, tiennent la bride à Mohammed VI pour vanter ses mérites?
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