Comme tous les autres jours de la semaine, je me suis levé à six heures. Comme tous les autres matins, je me suis douché, rasé de près, parfumé. J’ai choisi une chemise bleue, à fines rayures blanches, une cravate assortie et ne supportant pas le moindre grain de poussière sur mes chaussures, je les ai astiquées jusqu’à leur donner le brillant que j’aime. Frais, dispos, j’ai rejoint Sabrina dans la cuisine. Mes narines ont humé une excellente odeur de café. Le petit-déjeuner est un moment privilégié.
Celui auquel mon épouse (Sabrina) et moi-même attachons une grande importance. Nos deux enfants sont encore au lit et il règne dans la maison un silence bienfaisant. C’est véritablement des instants à nous et pour nous. Celui où nous discutons du projet d’écriture qui trotte dans la tête de Sabrina, de nos vies professionnelles, de l’avenir de nos enfants, du pays, de la politique. Tout cela dans une ambiance décontractée, où la bonne humeur est la seule invitée à ce tête-à-tête avec ma femme. Celle qui partage ma vie depuis dix-huit ans et que je n’ai jamais regretté d’avoir choisie, alors que nous étions tous deux étudiants.
Comme tous les autres jours de la semaine, ce mercredi 11 avril 2007, j’ai quitté la maison à sept heures quarante cinq minutes. Je suis passé à mon entreprise que j’ai quittée à neuf heures trente, pour me rendre au ministère de ... où une réunion à laquelle je suis convié est prévue à onze heures. Je suis sorti deux heures plus tôt, afin de ne pas arriver en retard – ce dont j’ai horreur. A dix heures trente, j’ai emprunté le sens giratoire obligatoire situé au niveau du Palais du gouvernement. Je l’ai fait mécaniquement, sans même prêter attention aux lieux. Combien de fois ai-je fait cette manœuvre ? Combien de fois suis-je passé par là pour me rendre au ministère ? ...Je suis dans l’impossibilité de le dire tant m’est familier ce passage obligé, un excellent raccourci pour arriver plus vite à ma réunion.
Ce mercredi 11 avril 2007, à dix heures trente, tout est parfaitement normal au niveau du Palais du gouvernement. Les policiers veillent au grain et aucun étranger à la citadelle ne franchit la porte s’il n’est pas attendu ou n’a pas rendez-vous.
A dix heures quarante tandis que je bavarde avec un directeur central avant la réunion dans son bureau, un bruit assourdissant, indescriptible avec des mots, parvient à nos oreilles. Il est suivi de bris de verre. Nous pensons d’emblée tous deux à un tremblement de terre. Nous sortons dans le couloir. Les vitres volent en éclats. Les fonctionnaires du ministère courent dans tous les sens. Une femme se tient le front. Elle a le visage couvert de sang. Je me dis que je vais mourir dans un séisme englouti et Sabrina ne retrouvera jamais mon corps.
Je me prépare à disparaître lorsqu’un cadre nous annonce qu’une voiture piégée a fait exploser le Palais du gouvernement et qu’il y a beaucoup de morts et de blessés. Le conducteur du véhicule, ajoute-t-il, “s’est fait sauter le caisson”. Un frisson me traverse tout le corps. Et s’il avait décidé de semer la mort à dix heures trente ? Dix minutes avant la bombe, j’avais emprunté, le sens giratoire maudit. Je n’en tire aucune gloriole.
Ce mercredi 11 avril 2007, je n’avais pas rendez-vous avec le kamikaze. La Faucheuse ne voulait pas de moi. Mon seul réflexe est d’en rendre grâce à Dieu et à Lui seul. Je ne parviens pas à joindre Sabrina et cela me rend furieux. Son mobile est constamment occupé. A midi enfin, j’entends sa voix. Celle-ci est caverneuse. “Je suis morte d’inquiétude”, me dit-elle. “Tu aurais pu m’appeler tout de même”, ajoute- t-elle. – Il eût fallu que ton téléphone ne soit pas occupé en permanence”, répondis-je.
Je me ressaisis. Dieu, que ces remarques sont stupides et hors du temps ! Je viens d’échapper au carnage et je devrais être heureux. Je dis : “Pardon, je ne sais plus ce que je dis.” Je décide de rentrer à la maison. Mes enfants sont au lycée, je sais qu’il ne s’est rien passé de fâcheux là-bas, mais j’entends les récupérer. Je veux ma fille et mon fils avec moi, près de moi. Les cours ? Le savoir ? Les compositions ? Ah ! si vous saviez, bonnes gens, combien ils m’indiffèrent ! Mes enfants auraient pu devenir orphelins, comme tant et tant d’autres chérubins de leur âge, consolés par Dame Réconciliation nationale.
Je décide de rentrer à la maison et j’ai l’impression que je n’entends plus. Hormis le bruit de la bombe qui me persécute je n’entends plus rien. Je n’entends plus rien et je suis un miraculé. Un homme dont l’histoire n’intéresse aucun gouvernant de ce pays. D’ailleurs, pour quelles raisons m’écouteraient-ils eux qui veulent déjà enterrer les bombes et le 11 avril 2007 ?
Par Leila Aslaoui, Le Soir
Celui auquel mon épouse (Sabrina) et moi-même attachons une grande importance. Nos deux enfants sont encore au lit et il règne dans la maison un silence bienfaisant. C’est véritablement des instants à nous et pour nous. Celui où nous discutons du projet d’écriture qui trotte dans la tête de Sabrina, de nos vies professionnelles, de l’avenir de nos enfants, du pays, de la politique. Tout cela dans une ambiance décontractée, où la bonne humeur est la seule invitée à ce tête-à-tête avec ma femme. Celle qui partage ma vie depuis dix-huit ans et que je n’ai jamais regretté d’avoir choisie, alors que nous étions tous deux étudiants.
Comme tous les autres jours de la semaine, ce mercredi 11 avril 2007, j’ai quitté la maison à sept heures quarante cinq minutes. Je suis passé à mon entreprise que j’ai quittée à neuf heures trente, pour me rendre au ministère de ... où une réunion à laquelle je suis convié est prévue à onze heures. Je suis sorti deux heures plus tôt, afin de ne pas arriver en retard – ce dont j’ai horreur. A dix heures trente, j’ai emprunté le sens giratoire obligatoire situé au niveau du Palais du gouvernement. Je l’ai fait mécaniquement, sans même prêter attention aux lieux. Combien de fois ai-je fait cette manœuvre ? Combien de fois suis-je passé par là pour me rendre au ministère ? ...Je suis dans l’impossibilité de le dire tant m’est familier ce passage obligé, un excellent raccourci pour arriver plus vite à ma réunion.
Ce mercredi 11 avril 2007, à dix heures trente, tout est parfaitement normal au niveau du Palais du gouvernement. Les policiers veillent au grain et aucun étranger à la citadelle ne franchit la porte s’il n’est pas attendu ou n’a pas rendez-vous.
A dix heures quarante tandis que je bavarde avec un directeur central avant la réunion dans son bureau, un bruit assourdissant, indescriptible avec des mots, parvient à nos oreilles. Il est suivi de bris de verre. Nous pensons d’emblée tous deux à un tremblement de terre. Nous sortons dans le couloir. Les vitres volent en éclats. Les fonctionnaires du ministère courent dans tous les sens. Une femme se tient le front. Elle a le visage couvert de sang. Je me dis que je vais mourir dans un séisme englouti et Sabrina ne retrouvera jamais mon corps.
Je me prépare à disparaître lorsqu’un cadre nous annonce qu’une voiture piégée a fait exploser le Palais du gouvernement et qu’il y a beaucoup de morts et de blessés. Le conducteur du véhicule, ajoute-t-il, “s’est fait sauter le caisson”. Un frisson me traverse tout le corps. Et s’il avait décidé de semer la mort à dix heures trente ? Dix minutes avant la bombe, j’avais emprunté, le sens giratoire maudit. Je n’en tire aucune gloriole.
Ce mercredi 11 avril 2007, je n’avais pas rendez-vous avec le kamikaze. La Faucheuse ne voulait pas de moi. Mon seul réflexe est d’en rendre grâce à Dieu et à Lui seul. Je ne parviens pas à joindre Sabrina et cela me rend furieux. Son mobile est constamment occupé. A midi enfin, j’entends sa voix. Celle-ci est caverneuse. “Je suis morte d’inquiétude”, me dit-elle. “Tu aurais pu m’appeler tout de même”, ajoute- t-elle. – Il eût fallu que ton téléphone ne soit pas occupé en permanence”, répondis-je.
Je me ressaisis. Dieu, que ces remarques sont stupides et hors du temps ! Je viens d’échapper au carnage et je devrais être heureux. Je dis : “Pardon, je ne sais plus ce que je dis.” Je décide de rentrer à la maison. Mes enfants sont au lycée, je sais qu’il ne s’est rien passé de fâcheux là-bas, mais j’entends les récupérer. Je veux ma fille et mon fils avec moi, près de moi. Les cours ? Le savoir ? Les compositions ? Ah ! si vous saviez, bonnes gens, combien ils m’indiffèrent ! Mes enfants auraient pu devenir orphelins, comme tant et tant d’autres chérubins de leur âge, consolés par Dame Réconciliation nationale.
Je décide de rentrer à la maison et j’ai l’impression que je n’entends plus. Hormis le bruit de la bombe qui me persécute je n’entends plus rien. Je n’entends plus rien et je suis un miraculé. Un homme dont l’histoire n’intéresse aucun gouvernant de ce pays. D’ailleurs, pour quelles raisons m’écouteraient-ils eux qui veulent déjà enterrer les bombes et le 11 avril 2007 ?
Par Leila Aslaoui, Le Soir
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