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Matins parisiens de Anis Djaad

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  • Matins parisiens de Anis Djaad

    Pour son premier roman, Matins parisiens, Anis Djaad largue les amarres dans tous les sens du mot. Quelques noms parmi les jeunes écrivains, ou ce qu’il est convenu d’appeler comme tels, avaient creusé quelques écarts dans notre littérature en y introduisant une sorte de dérision rafraîchissante par rapport aux traitements lourds de ce qui fait le pays.

    Là, le pays disparaît complètement. Il n’est présent d’aucune manière, à part ce prétexte littéraire du billet de retour qui nous signale plus une fin nécessaire du roman, une conclusion finale à une énigme démêlée par un énigmatique Algérien, ne ressemblant à aucune image ou idée que nous pouvons nous faire d’un Algérien à Paris, étranger en terre étrangère et d’autant plus étranger qu’il doit retourner au pays sans être tout à fait un touriste, c’est-à-dire un étranger de passage nous laissant à notre question de savoir ce qu’est ce personnage d’Anis Djaad qui est un étranger sans être un touriste. Et qui peut être étranger sans être établi en terre étrangère ? Le roman s’ouvre sur ce mystère d’un homme qui raconte les matins parisiens comme un touriste, justement, regarderait un pays exotique entre deux rendez-vous, deux rencontres, deux folies avec sa princesse, une avocate parisienne qui sait que cet étranger va partir et qui consomme sa relation avec lui de toutes les façons non convenues. Rien ne le retient plus dans la capitale parisienne, pas même cette princesse quand… quand justement il se prend d’un intérêt soudain et passionné pour une vieille dame recouverte d’une cape, comme les secrets se recouvrent du silence, et qui tend une sébile au milieu d’un pont. Qui est-elle ? Dans une écriture d’une simplicité biblique -sujet, verbe complément– énoncée à la première personne du singulier, Anis Djaad capte littéralement notre attention dans un récit dans lequel, tout à la fois, se noue une intrigue policière –peut-être pire- et se déroule Paris.

    Anis a une écriture «cinématographique». On voit littéralement les lieux, les personnages, le temps qu’il fait, l’action, les objets sans qu’il s’attarde à aucune description poussée, à aucune construction psychologique. Cela vient juste par les gestes que font les personnages. Il lui suffisait juste de nous indiquer quelques couleurs : la cape noire, les yeux bleus, une chevalière grosse comme un sceau, un ciel incertain. Et pourtant, les personnages du roman sont vivants, épais, réels, surprenants et attachants, animés de passions, à la poursuite de choses essentielles. Le talent d’Anis ne s’arrête pas là. Son intrigue nous emmène sans tergiverser au cœur d’un des plus grands événements du XXe siècle : la révolution bolchevique en deux scènes et deux personnages : une bouquiniste qui s’est consacrée à la littérature «blanche» et un homme en chapka qui surgit comme l’ange gardien de la mendiante en carrosse ou le démon qui tire les ficelles. Fort bien, nous sommes aux marges d’une conspiration tsariste, aux frontières d’une organisation contre-révolutionnaire, dans réseau anti-bolchévique, aux lisières d’une guerre de l’ombre. On peut imaginer que le KGB n’est pas loin et que la DST tire discrètement quelques ficelles. Mais qu’est-ce qu’un Algérien vient faire dans cette histoire de Russes blancs qui complotent contre la révolution bolchevique en nous la rendant sympathique par ce personnage qui se dévoue à une cause perdue depuis si longtemps qu’il ne peut plus s’agir d’entretenir une mémoire de ce qui fut ?

    Anis Djaad montre dès lors un talent hors normes pour nous enfoncer dans l’énigme et nous entraîne dans une histoire qu’on suit, amusés, agacés, intrigués, curieux autant que l’est le personnage de Rosa et tout a failli nous glisser des pages quand Rosa subira une attaque cardiaque qui la soustraira à l’enquête de notre Algérien hors quotas de l’émigration, n’était justement qu’il avait déjà suscité l’éveil ou l’inquiétude de la vieille dame et de son réseau par sa précipitation à entreprendre la bouquiniste qui devient la clé de tout le mystère et qui tenait la clé du réseau si l’on peut dire. La maladie de la vieille dame lui ouvre la porte de ce qu’il croit être une secte d’adoration du tsar, une organisation subversive anti-bolchévique, une conspiration au cœur de l’histoire du monde au XXe siècle. La dame à la chevalière lui fait parvenir un message et prend son vrai nom, Anastasia, un vrai prénom russe quand un incendie criminel qui ravage la boutique de la bouquiniste vient sonner comme un avertissement sérieux à l’endroit des activistes. Tout devient dramatique. Etonnamment dramatique. Nous sommes au croisement des bons romans policiers et des bons romans d’espionnage mais passer de Rosa à Anastasia n’est-ce pas passer un peu le miroir. Notre personnage sans nom –il n’en a pas dans le roman– vivait entre sa princesse d’avocate bien concrète et cette mendiante élevée au statut de princesse par le décret de son affection. En passant le miroir, Anis Djaad va nous faire, du roman noir au conte de fées, un tour de force car, pour autant que la mendiante se révèle être un rejeton de l’aristocratie russe, le mystère demeure de cette boutique incendiée, de ou des auteurs de la forfaiture, du ou des signataires du crime, du sens de l’acte. Anastasia reste sous la menace. Mais déjà notre héros -pour rester dans le registre de cette écriture- est dans la place contre le gré de la bouquiniste qui tenait à la proximité de la femme au sang bleu mais qui ne pouvait contrevenir aux ordres de la vieille dame qui tenait à voir cet homme qui s’était intéressé à elle –quoi ? Ce n’était que cela, une vieille dame émue de l’intérêt subit et passionné d’un jeune homme comme dans les histoires d’amour ?– et, entre la Russe et l’Algérien s’établit ce lien vital, nécessaire, incompréhensible mais millénaire, entre le malade en fin de course et l’accidentel mais miraculeux compagnon de dernière misère, le compagnon des derniers moments, que le mystère de la mort retient au seuil du grand voyage.

    Au moment où la vieille dame se prépare au grand sommeil, la police parisienne met la main sur le criminel qui avait incendié les livres et la boutique : la bouquiniste qui avait pris la cape, la sébile, la place et le rôle d’Anastasia et la suppliait dans le secret de la chambre princière de lui donner la chevalière !
    Pouvait-elle, la princière mendiante, donner à la roturière bouquiniste le sceau des Romanov ? C’est une question de sang et la servante ne pouvait passer au rang de maîtresse par une transmission qui aurait dérogé aux règles de la discrimination de classe.

    Non, le grand mystère n’empoignait pas l’enjeu historique de la destruction des Romanov et de la naissance de l’Etat bolchevique mais le rapport de maître à domestique –j’allais écrire de maître à esclave– de dominant à dominé, du légitimant au légitimé. La bouquiniste n’avait pas seulement incendié son échoppe, elle avait mis le feu à sa condition d’esclave. Mais elle ne voulait pas la mort de sa maîtresse, elle voulait la remplacer. Cela n’éclaire pas davantage le secret de l’origine de cette sujétion. Il faudra à notre enquêteur poursuivre seul le chemin entre une Anastasia heureuse de l’avoir près de lui et les bribes qu’il découvrait dans les recoins de la maison. Il se met sur une piste tellement ahurissante que seule la mort pouvait lui offrir une issue. Sur la tombe d’Anastasia, l’épitaphe livrait aux regards le nom de Romanov, le nom des tsars. Nouveau report du départ sur Alger et nouveau contact avec la bouquiniste-domestique qui lui révèle les circonstances dans lesquelles elle avait connu Anastasia jusqu’à ce qu’elle lui apprenne qu’elle était la fille cadette des Romanov, survivante miraculée du massacre de sa famille dans l’Oural, authentique héritière des tsars, porteuse du sceau impérial à son doigt, parvenue jusqu’à Paris et que la bouquiniste a révérée comme on révère ses maîtres et ses rois. Ainsi, cette vieille dame, centenaire, s’était soustraite du monde pour expier sa faute d’avoir survécu et laissé les siens à leur mort.

    Etrange rencontre d’un Algérien et de la dernière des Romanov ; étrange destin d’un Algérien qui mène la dernière des Romanov au seuil du grand voyage et qui assiste à la dernière phase de la lutte des classes entre l’héritière du trône et un rejeton des moujiks.

    Comment des décennies après, une femme peut-elle en rester à la sujétion, à être subjuguée par le culte d’une dynastie qui a disparu ? Anis Djaad nous le donne en mille : son personnage curieux invétéré donne la chevalière à un bijoutier parisien pour examen. C’était un faux bijou, du toc. Sous les apparences d’un texte écrit pour être léger, digeste, plaisant, ludique, Anis nous aura mené par ce bateau qui l’attend à Marseille pour rentrer à Alger, jouant à passer de l’énigme policière ou de l’histoire d’espionnage au conte de fées pour nous faire passer en contrebande cette vieille vérité que les hommes inventent les raisons de leur aliénation, les raisons de leur soumission, la reproduction incessante des mythes qu’ils se construisent pour donner un sens à leur vie. Mensonge vital d’Anastasia, fausse princesse et fausse mendiante ; de la bouquiniste, fausse libraire et fausse blanche mais vraie domestique en attente de la baguette qui en fera une princesse ; faux personnages d’une fausse histoire à laquelle ils ont cru de toutes leurs forces pour se créer l’illusion d’un destin dans lequel ils tenaient des rôles qui transcendaient l’ordinaire de ce qui leur était promis comme vie. Il ne vous sera resté de ce roman, après l’avoir lu, que la réalité intense de l’amour qui liait notre personnage et sa princesse d’avocate à qui l’auteur évite soigneusement toute fausse promesse, tout faux serment, toute fausse étreinte.

  • #2
    Nous ne nous racontons que les histoires qui font de nous des ilotes. Mais il est parti loin, Anis, pour murmurer cet éveil du mauvais rêve. Il crée un autre monde, un autre espace, d’autres personnages, reprend les débris d’autres mythes et place son écriture dans d’autres repères du monde. Quand nous fermons le livre, l’image première qui se forme est celle de la harga. Anis nous a tout abandonné de nos questionnements, de nos interrogations, de nos repères, des éléments qui nous permettaient de dire une terre, des habitudes, une culture ; bref tout ce qui fait dans nos têtes une continuité même si beaucoup de nos jeunes auteurs ont avec elle les distances de la dérision directe ou allusive.

    Il est trop tôt pour dire, avec un premier roman, si Anis Djaad est le représentant symbolique, l’expression littéraire de ce ras-le-bol qui jette nos harraga sur les esquifs de la migration clandestine. En tout cas, lui, dans ce livre, est un migrant intégral. Pas un émigrant. Un migrant.

    Déjà au-delà de ces frontières qui vous placent dans un espace. Cet Algérien hors quotas ne tient pas à rester à Paris, ne rêve pas d’une vie avec son avocate, ne cherche pas à changer de pays puisque tout le roman ne tient qu’au terme de son voyage. Non situé, non localisé, non repéré. Anis Djaad est hors des frontières des idéologies qui ont sous-tendu notre littérature de langue française et, dans la trame, s’est constamment joué autour de la question du sentiment ou de la conscience nationale.

    Son roman annonce-t-il la fin d’un cycle de la littérature nationale, annonce-t-il une construction libérée du poids des ancêtres, est-il un îlot enfanté par la mer comme une oasis pour ses vents du large ? Trop tôt pour répondre.

    Par La Tribune

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