Enquête
Le dernier Nabokov
LE MONDE | 09.05.08 | 15h17 • Mis à jour le 09.05.08 | 17h28
n an avant sa mort, en 1976, alors qu'il était hospitalisé à Lausanne, en Suisse, Vladimir Nabokov relut trois livres. Une traduction, remarquablement littérale, de L'Enfer de Dante, un volume intitulé Papillons d'Amérique du Nord, et enfin, un ouvrage inexistant qu'il se récitait à lui-même et qui portait ce nom énigmatique, The Original of Laura : Dying is Fun ("L'original de Laura : mourir est amusant").
Dans une interview accordée au New York Times, en octobre de la même année, Nabokov disait avoir déjà lu ce livre une cinquantaine de fois. "Et dans mon délire diurne, je le lisais à haute voix à un petit auditoire rêvé dans l'enceinte d'un jardin muré. Il y avait là des paons, des pigeons, mes parents morts depuis longtemps, deux cyprès, quelques jeunes infirmières accroupies, et un médecin de famille si vieux qu'il en était presque invisible." En somme, ce fut entre les vicissitudes d'une santé déclinante et les quintes de toux chroniques que naquit la scintillante histoire de Laura.
Car ce roman, comme Lolita, Ada et tous les autres, Nabokov l'avait clairement visualisé avant même d'avoir commencé de l'écrire. Il l'avait imaginé tel le négatif d'un film en Technicolor qu'il ne lui resterait plus qu'à transposer sur le papier. Cette technique de composition, sans doute unique dans l'histoire littéraire, lui permettait d'écrire un roman dans l'ordre, ou dans le désordre que suscitait sa fantaisie. Une fois l'ensemble imaginé - au cours de plusieurs mois de chasse au papillon, ou bien pendant un long séjour à l'hôpital -, Nabokov inscrivait à l'aide d'un crayon à papier bien taillé tel ou tel chapitre de son nouveau roman sur des petites fiches cartonnées qu'il réorganisait par la suite.
En 1976, pour Laura, selon son éditeur à New York, tout était déjà là : les personnages, les scènes, les détails. Il ne restait plus à Nabokov qu'à battre les fiches comme des cartes à jouer, pour, plus tard, se distribuer à lui-même un roman.
Laura, néanmoins, ne réussit jamais à retrouver sur le papier sa forme originelle. Dans l'Invitation au supplice, l'un des personnages pose la question de cette "satanée dernière volonté". "Terminer d'écrire quelque chose", lui répond instamment Cincinnatus C., le "héros" supplicié du roman. Nabokov lui-même n'y parvint pas. Il mourut une après-midi de juillet 1977, à l'âge de 78 ans, des suites d'une mystérieuse infection pulmonaire. Mais avant de partir, il s'était empressé de demander à Véra, sa femme, de brûler le manuscrit de Laura, si par hasard le temps venait à lui manquer pour le fixer parfaitement sur le papier.
Je ne peux pas pardonner la censure de la mort", avait-il un jour écrit. Et dans une annexe destinée au Don, il avait déjà postulé que "la tristesse d'une vie interrompue n'est rien par comparaison à la tristesse d'une étude interrompue". Perfectionniste jusqu'à l'extrême, obsessionnel du détail, l'inachèvement était en effet ce qu'il honnissait le plus dans le travail artistique. "Il ne supportait pas l'idée que des fragments inachevés puissent traîner derrière lui, comme une étrange mosaïque d'ambiguïtés", explique aujourd'hui son fils unique, Dmitri.
Quelque temps après la mort de son père, Dmitri était revenu dans les pièces du Montreux Palace, sur les bords du lac Léman, où Véra et Vladimir avaient vécu depuis 1961. Au lendemain de cette visite, il avait écrit un texte magnifique intitulé Retour à la chambre de mon père. Dans ce texte, il révélait qu'il restait là, sur le bureau de Vladimir, une petite boîte contenant "l'extraordinairement original Original of Laura". Ce livre, disait-il, était "une oeuvre d'une immense singularité... qui aurait peut-être été la distillation la plus brillante de son génie".
Jusqu'à sa mort, en 1991, Véra ne se sentit pas le courage de détruire les 138 fiches cartonnées que Nabokov avait laissées derrière lui. C'était elle, déjà, qui avait par deux fois sauvé Lolita des flammes. Dans un jardin privé d'Ithaca, non loin du campus de Cornell, dans l'Etat de New York, où il enseignait la littérature, Nabokov avait porté le manuscrit inachevé jusqu'à l'incinérateur. Véra l'arrêta au dernier instant : "Nous allons garder cela" avait-elle dit. Elle dut s'opposer à une seconde tentative avant que Nabokov ne se résolve, en 1956, à envoyer le texte à Paris, aux éditions Olympia.
Après le décès de Véra, il revenait donc à Dmitri de prendre la décision de brûler, ou non, le manuscrit de Laura, caché depuis 1977 dans un coffre-fort suisse. Dmitri, lui, avait été un chanteur d'opéra de renommée internationale, mais aussi un coureur automobile et un amateur de bateaux offshore. Il avait été, par ailleurs, l'un des premiers traducteurs de son père, et, au fil des années, selon le mot de Vladimir lui-même, Dmitri était devenu, par une étonnante boucle du destin, son "meilleur traducteur".
Aussi, dès 1991, alors qu'il devenait l'exécuteur littéraire de son père, Dmitri hérita du dilemme de Laura. Il reçut des centaines de lettres l'enjoignant de ne pas brûler le manuscrit, ou au contraire de respecter la volonté de son père. Universitaires, nabokoviens fanatiques, lecteurs piqués de curiosité, chacun semblait vouloir y porter le dernier mot. Il y a quelques semaines encore, raconte Dmitri, le dramaturge britannique Tom Stoppard réclamait le bûcher, tandis que l'écrivain irlandais John Banville le suppliait, dans les pages du Times, de restituer le manuscrit à la postérité nabokovienne.
En vérité, après des années d'incertitude et de réflexion, Dmitri sentit que l'idée même que le manuscrit ne voie jamais le jour "le perturbait profondément". Pour lui, "sauvegarder le manuscrit, quelles que soient les conditions de sécurité, ne garantirait jamais son immunité. Publier, alors, mais comment ?"
Le dernier Nabokov
LE MONDE | 09.05.08 | 15h17 • Mis à jour le 09.05.08 | 17h28
n an avant sa mort, en 1976, alors qu'il était hospitalisé à Lausanne, en Suisse, Vladimir Nabokov relut trois livres. Une traduction, remarquablement littérale, de L'Enfer de Dante, un volume intitulé Papillons d'Amérique du Nord, et enfin, un ouvrage inexistant qu'il se récitait à lui-même et qui portait ce nom énigmatique, The Original of Laura : Dying is Fun ("L'original de Laura : mourir est amusant"). Dans une interview accordée au New York Times, en octobre de la même année, Nabokov disait avoir déjà lu ce livre une cinquantaine de fois. "Et dans mon délire diurne, je le lisais à haute voix à un petit auditoire rêvé dans l'enceinte d'un jardin muré. Il y avait là des paons, des pigeons, mes parents morts depuis longtemps, deux cyprès, quelques jeunes infirmières accroupies, et un médecin de famille si vieux qu'il en était presque invisible." En somme, ce fut entre les vicissitudes d'une santé déclinante et les quintes de toux chroniques que naquit la scintillante histoire de Laura.
Car ce roman, comme Lolita, Ada et tous les autres, Nabokov l'avait clairement visualisé avant même d'avoir commencé de l'écrire. Il l'avait imaginé tel le négatif d'un film en Technicolor qu'il ne lui resterait plus qu'à transposer sur le papier. Cette technique de composition, sans doute unique dans l'histoire littéraire, lui permettait d'écrire un roman dans l'ordre, ou dans le désordre que suscitait sa fantaisie. Une fois l'ensemble imaginé - au cours de plusieurs mois de chasse au papillon, ou bien pendant un long séjour à l'hôpital -, Nabokov inscrivait à l'aide d'un crayon à papier bien taillé tel ou tel chapitre de son nouveau roman sur des petites fiches cartonnées qu'il réorganisait par la suite.
En 1976, pour Laura, selon son éditeur à New York, tout était déjà là : les personnages, les scènes, les détails. Il ne restait plus à Nabokov qu'à battre les fiches comme des cartes à jouer, pour, plus tard, se distribuer à lui-même un roman.
Laura, néanmoins, ne réussit jamais à retrouver sur le papier sa forme originelle. Dans l'Invitation au supplice, l'un des personnages pose la question de cette "satanée dernière volonté". "Terminer d'écrire quelque chose", lui répond instamment Cincinnatus C., le "héros" supplicié du roman. Nabokov lui-même n'y parvint pas. Il mourut une après-midi de juillet 1977, à l'âge de 78 ans, des suites d'une mystérieuse infection pulmonaire. Mais avant de partir, il s'était empressé de demander à Véra, sa femme, de brûler le manuscrit de Laura, si par hasard le temps venait à lui manquer pour le fixer parfaitement sur le papier.
Je ne peux pas pardonner la censure de la mort", avait-il un jour écrit. Et dans une annexe destinée au Don, il avait déjà postulé que "la tristesse d'une vie interrompue n'est rien par comparaison à la tristesse d'une étude interrompue". Perfectionniste jusqu'à l'extrême, obsessionnel du détail, l'inachèvement était en effet ce qu'il honnissait le plus dans le travail artistique. "Il ne supportait pas l'idée que des fragments inachevés puissent traîner derrière lui, comme une étrange mosaïque d'ambiguïtés", explique aujourd'hui son fils unique, Dmitri.
Quelque temps après la mort de son père, Dmitri était revenu dans les pièces du Montreux Palace, sur les bords du lac Léman, où Véra et Vladimir avaient vécu depuis 1961. Au lendemain de cette visite, il avait écrit un texte magnifique intitulé Retour à la chambre de mon père. Dans ce texte, il révélait qu'il restait là, sur le bureau de Vladimir, une petite boîte contenant "l'extraordinairement original Original of Laura". Ce livre, disait-il, était "une oeuvre d'une immense singularité... qui aurait peut-être été la distillation la plus brillante de son génie".
Jusqu'à sa mort, en 1991, Véra ne se sentit pas le courage de détruire les 138 fiches cartonnées que Nabokov avait laissées derrière lui. C'était elle, déjà, qui avait par deux fois sauvé Lolita des flammes. Dans un jardin privé d'Ithaca, non loin du campus de Cornell, dans l'Etat de New York, où il enseignait la littérature, Nabokov avait porté le manuscrit inachevé jusqu'à l'incinérateur. Véra l'arrêta au dernier instant : "Nous allons garder cela" avait-elle dit. Elle dut s'opposer à une seconde tentative avant que Nabokov ne se résolve, en 1956, à envoyer le texte à Paris, aux éditions Olympia.
Après le décès de Véra, il revenait donc à Dmitri de prendre la décision de brûler, ou non, le manuscrit de Laura, caché depuis 1977 dans un coffre-fort suisse. Dmitri, lui, avait été un chanteur d'opéra de renommée internationale, mais aussi un coureur automobile et un amateur de bateaux offshore. Il avait été, par ailleurs, l'un des premiers traducteurs de son père, et, au fil des années, selon le mot de Vladimir lui-même, Dmitri était devenu, par une étonnante boucle du destin, son "meilleur traducteur".
Aussi, dès 1991, alors qu'il devenait l'exécuteur littéraire de son père, Dmitri hérita du dilemme de Laura. Il reçut des centaines de lettres l'enjoignant de ne pas brûler le manuscrit, ou au contraire de respecter la volonté de son père. Universitaires, nabokoviens fanatiques, lecteurs piqués de curiosité, chacun semblait vouloir y porter le dernier mot. Il y a quelques semaines encore, raconte Dmitri, le dramaturge britannique Tom Stoppard réclamait le bûcher, tandis que l'écrivain irlandais John Banville le suppliait, dans les pages du Times, de restituer le manuscrit à la postérité nabokovienne.
En vérité, après des années d'incertitude et de réflexion, Dmitri sentit que l'idée même que le manuscrit ne voie jamais le jour "le perturbait profondément". Pour lui, "sauvegarder le manuscrit, quelles que soient les conditions de sécurité, ne garantirait jamais son immunité. Publier, alors, mais comment ?"

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