Par Christine Sourgins.
Avant nos guerres culturelles, a sévi la « guerre froide culturelle » formule de G. Orwell en 1945 : Moscou est vainqueur, son réalisme socialiste a défait le réalisme rival nazi ; l’autre géant, les USA, est un pays neuf réputé sans culture.
Au milieu, l’École de Paris, internationale, croit à la libre coopération des cultures. L’État s’étant alors désengagé de la direction de l’art, elle se soucie peu de géostratégie. La guerre nouvelle est d’abord sémantique : au « pour la paix contre le fascisme » des Russes, répond « pour la liberté de la culture » aux États-Unis.
Ce slogan plus consensuel et positif sera vainqueur et le demeure.
COLOMBE DE PICASSO CONTRE DRIPPING DE POLLOCK
Les Étas-Unis appliquent avec retard la stratégie communiste : eux aussi auront leurs publications, colloques, institutions apparemment indépendantes, donc crédibles, comme le Congrès pour la liberté de la culture, fondé en 1950 à Paris financé en sous-main par la CIA qui travaille avec des fondations ou musées privés, tel le Moma organisant à partir de 1952 des expositions d’art moderne américain, itinérantes en Europe.
Le choix américain s’est porté sur l’expressionnisme abstrait né en Europe : aucune narration ou figuration, nulle référence à un passé national, adoptable par tous car exprimant des états intérieurs universels. La grandeur et l’énergie de Pollock riment avec modernité. Ironie du sort, les peintres américains promus sont de gauche tout comme leurs soutiens critiques Greenberg et Rosenberg et, maccarthysme oblige, soupçonnés de communisme. Or, à l’étranger, ce sont eux que la CIA met en avant pour détourner les gauches européennes du communisme.
Détourner les plasticiens du voyage à Moscou a été facile : le réalisme socialiste, taxé d’académisme, a fait peu d’émules parmi les avant-gardes occidentales et surtout pas Picasso, pourtant encarté.
Dissuader du voyage à Paris s’appuiera sur un mixte de Pop art et d’art issu de Duchamp, ce que pratique Robert Rauschenberg vainqueur (peu loyal) de la biennale de Venise en 1964. Ainsi New-York « vola l’idée d’Art moderne à Paris ». L’art duchampien, de ready-made en performances, a une teneur conceptuelle : l’idée, l’intention, le discours priment sur la forme. L’art qui exprime le sens et vise la beauté grâce au métier devient archaïque voire risible : détruire en démodant est une constante d’une guerre culturelle.
Les discours progressistes vont pouvoir se diffuser via la mouvance duchampienne, dont la transgression inhérente rejoint la préoccupation américaine de repousser les frontières : conquête de l’Ouest, de la Lune puis transgression des limites du sexe et du genre humain (LGBT, spécisme…).
Ce dernier but s’inscrit dans une contestation de la civilisation occidentale dominée par l’homme blanc et débutée sur les campus tel Stanford, poursuivie par la french théorie, mère des études de genre.
La culture revue à l’aune de la classe, de l’ethnie ou du genre se mue en multiculturalisme, de concert avec la fin de la modernité (Lyotard et Fukuyama) et l’avènement de l’ère post-moderne : les « grands récits » mythiques (la Révolution, le progrès…) sont remplacés par un storytelling conditionnant électeurs, acheteurs ou spectateurs. L’identité n’est tolérée qu’à l’état de folklore ou disneylandisée au profit du tourisme culturel.
C’est justement au milieu des années 1970 que s’impose le terme « Art contemporain », passe-partout, plus vendeur que celui d’« avant-garde », militaire et engagé. Sa figure tutélaire est Marcel Duchamp, Français émigré aux États-Unis, dandy apolitique et blagueur, inventeur du ready-made, pionnier de performances où, déguisé en femme, il « questionne » le genre : un as des jeux de mots et du jeu d’échecs ; or la guerre culturelle vit de stratégies sémantiques.
Ses principes de détournement, d’appropriation, de re-contextualisation (en fonction du contexte, le sens d’une œuvre change) font de ses pratiques un cheval de Troie, apte à mettre en crise leur lieu d’accueil : l’urinoir est un précurseur. Duchamp ne crée plus, il décrète l’art, échange un savoir-faire (le métier) contre un faire-savoir qui construit la croyance que « c’est bien de l’art », celui du monde contemporain.
HOSTILITÉS NOUVELLES
Si la CIA s’occupe du travail d’influence à l’étranger, à l’intérieur œuvre la NEA créée en 1965, subventionnée par l’État mais relativement indépendante. Elle ne donne la priorité ni à la high-culture menacée pourtant par la culture de masse, ni à l’avant-garde qui se pique de duchampisme mais à une culture plus démocratique et populaire (folklore, puis dans les années 1970, graffiti, hip hop, rap…) intervenant dans les prisons, écoles, ghettos. En 1980 le Congrès lui impose « la diversité culturelle » : la mise en valeurs des arts et cultures des minorités ethniques et sociales (Blacks, Latinos, Indiens).
Rapidement, féministes, gays et lesbiennes, s’identifient comme communautés et « minorités sexuelles » : avec eux, l’Art contemporain1, dans sa composante duchampienne transgressive, revient en force. « Les guerres culturelles » proprement dites commencent, le mot culture renvoyant moins à une excellence intellectuelle ou artistique qu’à un mode de vie.
La crise éclate en mai 1989 quand des associations religieuses protestent contre une photo d’André Serrano, un crucifix baignant dans une « belle » lumière orangée, en fait un bocal d’urine : Piss Christ. Le culturel s’origine dans un culte et le christianisme, surtout le catholicisme avec 2000 ans d’images à détourner, est un terrain de jeu pour cette mouvance artistique. Des sénateurs et membres de la Chambre des représentants protestent auprès de la NEA qui a financé l’œuvre.
En juin 1989 une exposition du sulfureux Mapplethorpe subventionnée par la NEA est annulée par peur de troubles, mais le photographe est mort du sida en mars : l’émotion mobilise artistes et intellectuels contre la censure jusqu’au boycott du musée.
D’autres œuvres consacrées aux malades du sida retourneront le directeur de la NEA, qui, éploré, finit piégé dans le cycle infernal subversion/subvention : chaque scandale faisant monter la cote des artistes transgresseurs. Mais ce jeu ambigu, rétribuer l’art transgresseur pour (tenter de) le circonvenir, a servi de modèle à de nombreuses politiques culturelles à travers le monde.
Tous les coups sont permis : Serrano, qui nie tout blasphème, a attaqué en justice un pasteur qui, pour dénoncer le Piss christ, l’a diffusé par photocopies sans payer les droits. Les culture wars commencées à Washington s’étendent à toute l’Amérique et à nombre d’institutions, universités, bibliothèques, fondations, etc. : dix ans de manifestations (et contre-manifs), pétitions (et contre-pétitions) et moult procès dont celui des « NEAfour » (quatre artistes queer et militants gays privés de subvention pour cause d’obscénité).
Vainqueurs en première instance, ils seront déboutés devant la Cour suprême en 1998 : la décence, le respect des croyances et valeurs du public américain peuvent compter pour l’attribution d’argent public. Si l’argent privé est libre, dans une société multiculturelle, l’État doit pouvoir ménager les susceptibilités de ses citoyens.
Globalisation aidant, des sociétés s’américanisent, les migrations installent une diversité dont New York est la plaque tournante : taggers, rappeurs, danseurs, etc. multiplient les tournées à l’étranger grâce aux ambassades. Ce soft power aboutit à une uniformisation des cultures, une mosaïque où l’AC protéiforme (du gore de McCarthy au glamour de Koons) est une référence, sa visibilité étant relancée à chaque scandale ou record financier du haut marché, la masse étant atteinte par les produits dérivés. Désormais le Parisien connaît davantage les artistes new-yorkais que locaux.
Officiellement, la diversité est facteur de créativité, d’atténuation des identités suspectes de nationalisme donc de guerre. En fait, l’Art non duchampien est un empêcheur de globaliser car porteur de sens, valeurs, identité, frictions néfastes pour le mercantilisme éliminant tout frein à la mobilité des hommes et des produits. Quand, après et à côté d’un cochon, Wim Delvoye tatoue le dos d’un homme, qui par contrat sera dépecé à sa mort pour être exposé, il signifie que l’Homme est une marchandise comme une autre.
Cette culture globale, mainstream, inexorable sens de l’histoire, démode toute tradition : le musée national des Arts et Traditions populaires parisien a fermé en 2005 lâché par le ministère. Un musée d’ethnologie consacré à la France rurale et artisanale passée ne peut être que populiste et rétrograde.
Avant nos guerres culturelles, a sévi la « guerre froide culturelle » formule de G. Orwell en 1945 : Moscou est vainqueur, son réalisme socialiste a défait le réalisme rival nazi ; l’autre géant, les USA, est un pays neuf réputé sans culture.
Au milieu, l’École de Paris, internationale, croit à la libre coopération des cultures. L’État s’étant alors désengagé de la direction de l’art, elle se soucie peu de géostratégie. La guerre nouvelle est d’abord sémantique : au « pour la paix contre le fascisme » des Russes, répond « pour la liberté de la culture » aux États-Unis.
Ce slogan plus consensuel et positif sera vainqueur et le demeure.
COLOMBE DE PICASSO CONTRE DRIPPING DE POLLOCK
Les Étas-Unis appliquent avec retard la stratégie communiste : eux aussi auront leurs publications, colloques, institutions apparemment indépendantes, donc crédibles, comme le Congrès pour la liberté de la culture, fondé en 1950 à Paris financé en sous-main par la CIA qui travaille avec des fondations ou musées privés, tel le Moma organisant à partir de 1952 des expositions d’art moderne américain, itinérantes en Europe.
Le choix américain s’est porté sur l’expressionnisme abstrait né en Europe : aucune narration ou figuration, nulle référence à un passé national, adoptable par tous car exprimant des états intérieurs universels. La grandeur et l’énergie de Pollock riment avec modernité. Ironie du sort, les peintres américains promus sont de gauche tout comme leurs soutiens critiques Greenberg et Rosenberg et, maccarthysme oblige, soupçonnés de communisme. Or, à l’étranger, ce sont eux que la CIA met en avant pour détourner les gauches européennes du communisme.
Détourner les plasticiens du voyage à Moscou a été facile : le réalisme socialiste, taxé d’académisme, a fait peu d’émules parmi les avant-gardes occidentales et surtout pas Picasso, pourtant encarté.
Dissuader du voyage à Paris s’appuiera sur un mixte de Pop art et d’art issu de Duchamp, ce que pratique Robert Rauschenberg vainqueur (peu loyal) de la biennale de Venise en 1964. Ainsi New-York « vola l’idée d’Art moderne à Paris ». L’art duchampien, de ready-made en performances, a une teneur conceptuelle : l’idée, l’intention, le discours priment sur la forme. L’art qui exprime le sens et vise la beauté grâce au métier devient archaïque voire risible : détruire en démodant est une constante d’une guerre culturelle.
Les discours progressistes vont pouvoir se diffuser via la mouvance duchampienne, dont la transgression inhérente rejoint la préoccupation américaine de repousser les frontières : conquête de l’Ouest, de la Lune puis transgression des limites du sexe et du genre humain (LGBT, spécisme…).
Ce dernier but s’inscrit dans une contestation de la civilisation occidentale dominée par l’homme blanc et débutée sur les campus tel Stanford, poursuivie par la french théorie, mère des études de genre.
La culture revue à l’aune de la classe, de l’ethnie ou du genre se mue en multiculturalisme, de concert avec la fin de la modernité (Lyotard et Fukuyama) et l’avènement de l’ère post-moderne : les « grands récits » mythiques (la Révolution, le progrès…) sont remplacés par un storytelling conditionnant électeurs, acheteurs ou spectateurs. L’identité n’est tolérée qu’à l’état de folklore ou disneylandisée au profit du tourisme culturel.
C’est justement au milieu des années 1970 que s’impose le terme « Art contemporain », passe-partout, plus vendeur que celui d’« avant-garde », militaire et engagé. Sa figure tutélaire est Marcel Duchamp, Français émigré aux États-Unis, dandy apolitique et blagueur, inventeur du ready-made, pionnier de performances où, déguisé en femme, il « questionne » le genre : un as des jeux de mots et du jeu d’échecs ; or la guerre culturelle vit de stratégies sémantiques.
Ses principes de détournement, d’appropriation, de re-contextualisation (en fonction du contexte, le sens d’une œuvre change) font de ses pratiques un cheval de Troie, apte à mettre en crise leur lieu d’accueil : l’urinoir est un précurseur. Duchamp ne crée plus, il décrète l’art, échange un savoir-faire (le métier) contre un faire-savoir qui construit la croyance que « c’est bien de l’art », celui du monde contemporain.
HOSTILITÉS NOUVELLES
Si la CIA s’occupe du travail d’influence à l’étranger, à l’intérieur œuvre la NEA créée en 1965, subventionnée par l’État mais relativement indépendante. Elle ne donne la priorité ni à la high-culture menacée pourtant par la culture de masse, ni à l’avant-garde qui se pique de duchampisme mais à une culture plus démocratique et populaire (folklore, puis dans les années 1970, graffiti, hip hop, rap…) intervenant dans les prisons, écoles, ghettos. En 1980 le Congrès lui impose « la diversité culturelle » : la mise en valeurs des arts et cultures des minorités ethniques et sociales (Blacks, Latinos, Indiens).
Rapidement, féministes, gays et lesbiennes, s’identifient comme communautés et « minorités sexuelles » : avec eux, l’Art contemporain1, dans sa composante duchampienne transgressive, revient en force. « Les guerres culturelles » proprement dites commencent, le mot culture renvoyant moins à une excellence intellectuelle ou artistique qu’à un mode de vie.
La crise éclate en mai 1989 quand des associations religieuses protestent contre une photo d’André Serrano, un crucifix baignant dans une « belle » lumière orangée, en fait un bocal d’urine : Piss Christ. Le culturel s’origine dans un culte et le christianisme, surtout le catholicisme avec 2000 ans d’images à détourner, est un terrain de jeu pour cette mouvance artistique. Des sénateurs et membres de la Chambre des représentants protestent auprès de la NEA qui a financé l’œuvre.
En juin 1989 une exposition du sulfureux Mapplethorpe subventionnée par la NEA est annulée par peur de troubles, mais le photographe est mort du sida en mars : l’émotion mobilise artistes et intellectuels contre la censure jusqu’au boycott du musée.
D’autres œuvres consacrées aux malades du sida retourneront le directeur de la NEA, qui, éploré, finit piégé dans le cycle infernal subversion/subvention : chaque scandale faisant monter la cote des artistes transgresseurs. Mais ce jeu ambigu, rétribuer l’art transgresseur pour (tenter de) le circonvenir, a servi de modèle à de nombreuses politiques culturelles à travers le monde.
Tous les coups sont permis : Serrano, qui nie tout blasphème, a attaqué en justice un pasteur qui, pour dénoncer le Piss christ, l’a diffusé par photocopies sans payer les droits. Les culture wars commencées à Washington s’étendent à toute l’Amérique et à nombre d’institutions, universités, bibliothèques, fondations, etc. : dix ans de manifestations (et contre-manifs), pétitions (et contre-pétitions) et moult procès dont celui des « NEAfour » (quatre artistes queer et militants gays privés de subvention pour cause d’obscénité).
Vainqueurs en première instance, ils seront déboutés devant la Cour suprême en 1998 : la décence, le respect des croyances et valeurs du public américain peuvent compter pour l’attribution d’argent public. Si l’argent privé est libre, dans une société multiculturelle, l’État doit pouvoir ménager les susceptibilités de ses citoyens.
Globalisation aidant, des sociétés s’américanisent, les migrations installent une diversité dont New York est la plaque tournante : taggers, rappeurs, danseurs, etc. multiplient les tournées à l’étranger grâce aux ambassades. Ce soft power aboutit à une uniformisation des cultures, une mosaïque où l’AC protéiforme (du gore de McCarthy au glamour de Koons) est une référence, sa visibilité étant relancée à chaque scandale ou record financier du haut marché, la masse étant atteinte par les produits dérivés. Désormais le Parisien connaît davantage les artistes new-yorkais que locaux.
Officiellement, la diversité est facteur de créativité, d’atténuation des identités suspectes de nationalisme donc de guerre. En fait, l’Art non duchampien est un empêcheur de globaliser car porteur de sens, valeurs, identité, frictions néfastes pour le mercantilisme éliminant tout frein à la mobilité des hommes et des produits. Quand, après et à côté d’un cochon, Wim Delvoye tatoue le dos d’un homme, qui par contrat sera dépecé à sa mort pour être exposé, il signifie que l’Homme est une marchandise comme une autre.
Cette culture globale, mainstream, inexorable sens de l’histoire, démode toute tradition : le musée national des Arts et Traditions populaires parisien a fermé en 2005 lâché par le ministère. Un musée d’ethnologie consacré à la France rurale et artisanale passée ne peut être que populiste et rétrograde.

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