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L’algérie au « siècle du blé » (1725-1815)

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  • L’algérie au « siècle du blé » (1725-1815)

    Conférence donnée aux Glycines le 23 janvier 2014

    Par Ismet Touati, Docteur en Histoire, CNRPAH, Alger



    Nous savons que le « coup d’éventail » a été le prétexte invoqué par la France pour rompre avec l’Algérie et préparer l’expédition d’Alger de 1830. Cet incident survient dans le contexte de ce qu’on appelle communément « l’affaire Bacri ».

    Il s’agit de la réclamation du montant de grosses fournitures de blé faites par l’Algérie à la France, durant les premières années de la Révolution française. L’exacerbation de cette affaire a mené au fameux « coup d’éventail », donné le 30 avril 1827, par le dey Hussein au consul de France à Alger, Deval ; ceci a eu comme suite le blocus des côtes algériennes par la marine française dès 1827 et le débarquement des troupes expéditionnaires françaises en Algérie, en juin 1830, avec les conséquences que l’on sait. Ces évènements ont marqué l’imaginaire collectif. Il s’agit pour nous de dépasser l’anecdotique et de s’inscrire dans le temps long de l’Histoire de l’Algérie, pour comprendre l’importance du commerce du blé sur l’évolution du pays et donner un meilleur éclairage sur les évènements de 1827.

    Notre point de départ va être une critique de l’historiographie française de l’époque coloniale. Les historiens de l’époque coloniale vont brosser un tableau sombre de l’époque ottomane de l’Algérie, pour légitimer leur présence en Algérie. Ils vont répandre un certain nombre d’idées pour le moins erronées, dont l’idée suivante : L’Algérie n’était qu’un repaire de corsaires vivant et s’enrichissant surtout du pillage de l’Europe. Or, si l’activité corsaire algérienne était florissante aux XVIe et XVIIe siècles, elle déclina au XVIIIe siècle.

    Décrivons les diverses phases de l’activité corsaire algérienne :

    De 1520 à 1580, environ, Alger est complètement alignée sur la politique extérieure du Sultan. La marine algérienne vient en appui de la flotte ottomane basée à Istanbul et s’attaque essentiellement à l’Espagne et à ses alliés dans le cadre d’un conflit de Titans qui opposa l’Empire Ottoman à l’Empire des Habsbourgs d’Espagne. L’activité corsaire algérienne est alors supplétive de la guerre entre l’Empire Ottoman et l’Empire des Habsbourgs. C’est l’époque des Khayr al-Din Barberousse, des Salah Raïs, des Euldj Ali, qui formés à l’école algérienne, en quelque sorte, sont devenus tous trois amiraux de la flotte ottomane, Qapudan pacha, en turc ; c’est-à-dire le 3e personnage de l’Empire après le Sultan et le Grand Vizir. Cela s’explique par le fait que l’Algérie était la province la plus occidentale de l’Empire et donc la plus en prise avec l’impérialisme espagnol en Afrique d’où l’expérience de ses marins. En 1580, l’Empire Ottoman sort épuisé de ce conflit de Titans et la flotte ottomane se retire du bassin occidental.

    La province ottomane d’Algérie acquiert dès lors une autonomie de fait et la flotte algérienne développe une activité corsaire systématique qui n’est plus simplement dirigée contre l’Espagne et ses alliés mais contre l’ensemble des puissances européennes. C’est l’apogée de la course algérienne, qui dure de l’année 1580 à l’année 1640, environ. C’est l’époque de l’enrichissement d’Alger qui de gros bourg de 20.000 habitants au début du XVIe siècle devient une ville importante d’environ 80.000 habitants. C’est l’époque de Mourad Raïs qui a donné son nom à un quartier de la ville et de Ali Bitchine, corsaire italien de naissance qui était le véritable maître d’Alger dans les années 1640. Ali Bitchine dont il nous reste une de ses fondations, la mosquée qui se trouve dans la Basse Casbah.

    De 1640 à 1695, environ, l’activité corsaire algérienne décline pour une raison assez simple : l’Europe est en mesure de riposter car elle est sortie de ses Guerres de religion qui ont opposé catholiques et protestants et qu’elle est sortie de la Guerre de Trente Ans qui a duré de 1618 à 1648. Cette période de déclin de la course, a notamment été marquée par les bombardements d’Alger par la flotte de Louis XIV dans les années 1682, 1683 et 1688. Le dey Sha’ban qui a régné de 1689 à 1695 comprend alors qu’une époque est révolue, que l’Algérie ne peut pas affronter toutes les puissances européennes ; il consolide donc la paix que le pays a signé avec l’Angleterre en 1682 et avec la France en 1689, autrement dit, avec les deux plus grandes puissances de l’époque.

    A partir de 1695 et jusqu’à l’année 1725, environ, l’Algérie va traverser une phase de transition qui va se caractériser par une grande instabilité politique (10 deys vont se succéder au pouvoir pendant cette courte période et 6 beys de Constantine se succèdent en l’espace de 6 ans, de l’année 1707 à l’année 1713, dont trois dans la seule année 1710). Cette transition se caractérise aussi par des guerres contre les voisins tunisiens et marocain (1694-1695, 1700-1701 et en 1705). Ces guerres, menées en bonne partie dans une perspective de pillage, furent un expédient du régime pour faire face au déclin de la course.

    Après cet expédient sans lendemain et pour faire face à une dangereuse baisse de revenus, va débuter ce que Lemnouar Merouche a très justement nommé Le Siècle du Blé qui va durer de l’année 1725 à l’année 1815, environ. Les revenus tirés des exportations de blé vont permettre de faire face au déclin de la course. Les beys de Constantine et de Mascara, soutenus par le pouvoir central, vont encourager la production de blé pour l’exportation. Nous ne savons pas toujours avec précision quels sont les terroirs qui ont été concernés par ces défrichements. Nous ne pouvons pas de même connaître les quantités produites. Cependant nos sources indiquent que les cultures ont été décuplées dans le beylik de Constantine, par exemple.

    Pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle, l’activité corsaire est en revanche au plus bas et ne sert pratiquement plus que comme moyen de pression sur les petites puissances européennes pour en obtenir un tribut contre la sécurité des biens et des personnes. Elle ne constitue donc plus une source très importante de revenus et de profits. Ainsi, Alger qui avait signé une paix durable avec la France et l’Angleterre au XVIIe siècle, signe un traité avec les Hollandais dès 1726 et avec les Suédois dès 1728. D’autres traités seront signés au cours des décennies suivantes du Siècle du Blé.

    Ce climat de paix relative, car de petits conflits pouvaient toujours surgir en mer et c’était inhérent à la circulation maritime en Méditerranée, ce climat disions-nous a été très propice au développement des exportations algériennes. Aux XVIe et XVIIe siècles, il y a bien eu des campagnes d’exportations de blé algérien, mais le climat d’hostilité qui régnait entre l’Algérie et les puissances européennes de l’époque, la France en particulier, a considérablement entravé le commerce ; la mauvaise administration des compagnies commerciales françaises implantées en Algérie depuis le milieu du XVIe siècle a été une cause importante également.

    Car il faut le dire maintenant, et c’est très important pour la suite, au Siècle du Blé, la France, via le port de Marseille, était la principale importatrice de blé algérien et les négociants français implantés en Algérie les principaux intermédiaires du commerce international du blé algérien. Etudier les exportations de blé algérien vers Marseille, c’est donc avoir une idée précise des conséquences du commerce du blé sur l’évolution de l’Algérie. Il y avait alors une espèce d’interdépendance entre l’Algérie et la France. La France était le principal client de l’Algérie, et l’Algérie le principal fournisseur de blé nord africain à la France. Alors que durant les dernières décennies du XVIIe siècle et les premières décennies du XVIIIe siècle, la Tunisie était le principal fournisseur de la France en blé nord africain, l’Algérie se met au premier rang des exportateurs dans les années 1720. Et, en 1741, comme suite à la destruction du comptoir français du Cap Nègre en Tunisie, l’Algérie devient le fournisseur quasi exclusif de la France en blé nord-africain. Des années 1740 aux années 1790, les 9/10e du blé nord africain importé à Marseille proviennent d’Algérie.

    A partir des années 1720, avec la politique d’encouragement de la production par les beys de Constantine et de Mascara, l’offre augmente, de même que la demande stimulée par l’essor démographique de l’Europe à cette époque. A cet égard, la France était le pays le plus peuplé d’Europe avec environ 20 millions d’habitants. Cette hausse de la demande tout au long du siècle provoqua une augmentation des prix, très rentable pour le fournisseur.

    Ces deux facteurs de l’augmentation de l’offre et de la demande plus un certain nombre d’autres facteurs importants vont faire que les exportations de blé algérien vers Marseille vont atteindre leur apogée dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, au cours du règne du dey le plus fameux qu’ait connu l’Algérie : Muhammad Ibn Uthman (1766-1791), contemporain de deux beys tout aussi fameux, Salah bey (1771-1792) à Constantine et Muhammad el-Kebir (1779-1797) à Mascara.

    Donnons des chiffres : de 1710 à 1830, soit en 120 ans, l’Algérie exporta plus de 2.193.000 charges de blé vers Marseille ; la charge de Marseille faisant 120 kg. Environ 1.434.000 charges, soit 65% du total, ont été exportées entre 1769 et 1795, soit en seulement 27 ans.

    Une série de facteurs ont été déterminants dans cet essor :

    – L’augmentation de l’offre et de la demande, on l’a dit.

    – Le climat de paix relative qui régnait entre l’Algérie et la plupart des pays d’Europe depuis le déclin de la course algérienne.

    – Retrait des Anglais de la Méditerranée à l’issue de la Guerre de Sept Ans (1756-1768)

    – La guerre russo-turque (1768-1774). En interrompant les arrivées de blé orienta, elle a provoqué une hausse de la demande en blé nord-africain, en fait algérien ;

    – La réalisation d’un certain nombre de réformes dans l’administration de la Compagnie commerciale française, la Compagnie Royale d’Afrique, les réformes de 1767 ayant été décisives et ayant permis d’éviter les échecs subis par les compagnies précédentes, etc.

    – Des changements significatifs dans les relations entretenues par la Compagnie d’Afrique avec un certain Abd Allah, shaykh de la tribu des Ulad Dhîb, et intermédiaire des Français dans le commerce avec les populations de l’Est algérien. Dettes du shaykh, commission.

    Cette période, le dernier tiers du XVIIIe siècle, se caractérise par une très forte stabilité politique, un développement économique qui toucha de larges fractions de la population on peut le dire, mais qui profita surtout à la minorité dirigeante, à des seigneurs féodaux comme le shaykh Abd Allah et aux intermédiaires français de ce commerce international. Parmi ces intermédiaires, les compagnies à monopole détentrices de concessions dans l’Est algérien, dominèrent largement le marché. Ce fut le cas, en particulier, de la Compagnie Royale d’Afrique, active de 1741 à 1793 et dont le succès, inégalé, fut un exemple unique dans l’histoire des compagnies à monopole françaises. Ce succès était basé essentiellement sur la revente en Europe méridionale du blé acheté dans les concessions de l’Est algérien.

    « Great minds discuss ideas; average minds, events; small minds, people. » Eleanor ROOSEVELT

  • #2
    Nous allons voir maintenant que c’est paradoxalement cet essor commercial de l’Algérie dans le dernier tiers du XVIIIe siècle qui, en mettant en jeu des facteurs internes et externes, mena à l’affaiblissement du pays. Cet affaiblissement exposa le pays aux appétits de l’impérialisme européen.

    Ce sont surtout les facteurs internes à l’Algérie, liés à l’essor des exportations de blé algérien, qui provoquèrent paradoxalement l’affaiblissement du pays : l’enrichissement d’un certain nombre de privilégiés algériens grâce à l’essor des exportations, finit par déstabiliser le régime, à cause des rivalités au sein du pouvoir. C’est une des grandes caractéristiques du Siècle du Blé algérien que la participation des dirigeants algériens au commerce et cette activité provoqua un enrichissement très important de la minorité dirigeante. Dans un premier temps, l’enrichissement grâce aux exportations de blé profita surtout aux beys de l’Est et de l’Ouest qui contrôlaient les zones de production et les ports d’où était évacué le blé. Les beys de Constantine, à la tête de la province la plus riche en blé de l’Algérie, profitèrent plus particulièrement de cet essor. Les deys percevaient certainement le danger de voir les chefs-lieux de province s’enrichir alors qu’Alger s’appauvrissait en raison du déclin de la course, une activité qui avait été à l’origine de sa richesse. Dans ces conditions, soit le dey permettait le développement des exportations de blé avec le risque de voir se développer des pouvoirs centrifuges, soit il tentait de limiter ce développement, avec le risque, cette fois-ci, de voir diminuer les contributions provenant des provinces et d’accentuer ainsi les effets du déclin de la course algéroise sur le Trésor. Jusqu’en 1792, les deys firent le choix d’encourager le développement des exportations pour assurer la rentrée des impôts, prélever des droits de sortie sur le blé, mais aussi pour obtenir des beys des sommes assez considérables en échange de leur bienveillance. En revanche, à partir de 1792, les deys d’Alger dirigèrent le mouvement des exportations de blé à partir de la capitale, en mettant l’activité des beys de l’Est et de l’Ouest sous leur contrôle. La formidable hausse des prix du blé à l’exportation en raison, d’une part, du déclenchement des guerres de la Révolution française et, d’autre part, de la normalisation des relations algéro-espagnoles, à partir de 1786, fut une des principales causes du changement de politique deylicale. L’Espagne payait cher le blé algérien avec ses piastres qui était la monnaie la plus recherchée de l’époque. Une autre cause, non moins importante, fut le renforcement dangereux du pouvoir centrifuge des beys, du bey de Constantine, en particulier, grâce aux revenus issus des exportations de blé. Le bey achetait son blé au producteur à un prix relativement réduit et le revendait plus cher aux intermédiaires européens quand il n’envoyait pas ses propres intermédiaires vendre directement le blé en Europe. Salah, bey de Constantine (1771-1792), personnifia parfaitement bien ce danger de pouvoir centrifuge et c’est très probablement la raison essentielle pour laquelle il fut éliminé par le dey Sidi Hasan. Son assassinat peut être considéré comme un tournant dans l’histoire du pays.

    Après l’assassinat de Salah Bey, le dey Sidi Hasan (qui régna de 1791-1798) exerça un contrôle étroit sur les exportations de blé, et ce pour son profit et pour celui des négociants qu’il protégeait. Durant les règnes précédents, les beys parvenaient toujours à se soustraire au contrôle deylical en distribuant régulièrement des sommes importantes aux deys et aux grands dignitaires d’Alger, mais devant la mesure de l’enrichissement de Salah Bey, cette façon d’agir n’opéra plus à partir du règne de Sidi Hasan. Mustafa Pacha (1798-1805), le successeur de Sidi Hasan, contrôla tout aussi fermement le négoce mais ce contrôle fut de plus en plus mal ressenti par les beys de l’Est et de l’Ouest qui ne tardèrent pas à se révolter. En effet, l’accaparement du négoce par les deys, avec l’intermédiaire des négociants juifs algériens, a mécontenté les beys qui se sont vus frustrés d’une partie substantielle de leurs anciens profits. Ces derniers ont réagi en pressurant davantage leurs administrés, provoquant ainsi de graves révoltes dont ils attribuèrent la responsabilité au dey et aux juifs que ce dernier protégeait, avant d’entrer eux-mêmes en révolte contre le chef du pays. Par conséquent, les crises alimentaires se sont succédées et le niveau des exportations de blé s’est effondré, au début du XIXe siècle et n’a plus jamais retrouvé son ancienne importance. Certes, une série de catastrophes naturelles (épidémies, sécheresses, invasions acridiennes, etc.) s’est abattue sur l’Algérie ottomane durant les trente dernières années de son existence et jamais crise ne semble avoir été plus grave. Néanmoins, il apparaît clairement que les révoltes qui ont secoué le pays à partir du début du XIXe siècle ont considérablement contribué à la gravité de la situation. En particulier, la révolte de Bel Harch, qui se déclencha dans l’Est algérien en 1804 et qui se répandit sur tout le territoire. Ainsi, la course à la rente qui eut pour moteur le succès du commerce du blé algérien finit par provoquer l’effondrement de ce même commerce et, plus grave encore, un profond affaiblissement de l’autorité ottomane en Algérie, en prélude à l’effondrement de cette même autorité entre 1830 et 1837.

    A côté de cette cause interne à l’Algérie et qui fut, à notre sens, la plus décisive, il y eut des causes externes à l’effondrement du commerce et à l’affaiblissement du pays. La plus importante a été le conflit acharné que se sont livrés la France révolutionnaire et l’Angleterre à partir de 1792. Ce conflit eut de graves conséquences sur le commerce algérien bien qu’il contribua tout d’abord à porter les profits engrangés grâce aux exportations de blé, à leur paroxysme, par l’intermédiaire de négociants juifs algériens, une situation inédite pour l’Algérie dont le commerce du blé se faisait jusqu’alors par l’intermédiaire des Européens essentiellement, des Français en particulier. Le déclenchement des guerres de la Révolution française provoqua un profond bouleversement des conditions du commerce en Méditerranée. En effet, contrairement aux guerres européennes antérieures, les conséquences de la guerre déclenchée en 1792 furent gravissimes pour le commerce maritime de la France. La supériorité navale anglaise et la prise de Toulon, entraînèrent la disparition de la flotte de guerre française en Méditerranée, dès l’été 1793. Le négoce français en fut profondément atteint. Les juifs algériens purent alors combler le vide laissé par le retrait du négoce français et se rendre indispensables comme fournisseurs quasi exclusifs de blé algérien à l’Europe, après avoir supplanté tous leurs concurrents potentiels. D’ailleurs on peut s’interroger sur le fait que parmi les Algériens, ce soient des juifs qui ont dominé le commerce. Quelle en est la raison ? On peut émettre quelques hypothèses solides. Bacri et Bujnah sont issus de familles qui se sont établies en Algérie au cours du XVIIIe siècle. Ils font partie d’une vague d’immigration juive très différente de celle de l’Antiquité et de celle consécutive à la Reconquista de l’Espagne, achevée en 1492. Les Bacri et les Bujnah font partie de ces Sépharades, qui après l’expulsion, se sont établis à Livourne en Italie où ils ont été bien accueillis. Contrairement aux Andalous établis en Algérie depuis le XVe siècle, ils étaient bien au fait des pratiques commerciales modernes, nées en Europe et avaient un réseau solide dans tout le continent européen. Quant aux musulmans, ils privilégiaient les relations avec l’Orient, de même qu’ils privilégiaient l’importation à l’exportation. Mais surtout, la minorité dirigeante algérienne n’avait aucunement l’intention de laisser se développer une bourgeoisie marchande musulmane qui aurait constitué un danger politique, une menace exercée contre la domination de la Milice des janissaires sur le pays, ce qui n’était pas le cas pour les juifs, une minorité religieuse qui, de par son statut de dhimmie, de protégée ne constituait aucunement une menace politique. La mainmise des juifs algériens sur le commerce du blé après deux siècles et demi de prépondérance européenne, française en particulier, est un fait inédit, répétons-le ; un fait d’autant plus important que les profits furent décuplés en raison des nouvelles conditions du commerce en Méditerranée occidentale à partir de 1792. En effet, la France révolutionnaire ayant été confrontée à un énorme besoin en grains, l’offre fut considérablement stimulée ; les négociants européens, victimes de l’état de guerre, ayant été complètement écartés par les juifs algériens, ces derniers, maîtres du marché, profitèrent de ce fait pour imposer des prix prohibitifs. Le processus d’enrichissement des membres privilégiés du régime algérien s’en trouva accéléré et accru.

    Cependant, cet essor fut brisé net en raison de facteurs internes à l’Algérie, que nous avons évoqués plus haut, mais aussi en raison d’un facteur externe : l’acuité du conflit entre la France et l’Angleterre qui eut pour conséquence la prise en otage des petites puissances, dont l’Algérie, par les deux grandes puissances de l’époque. Certes, les juifs supplantèrent les négociants français comme intermédiaires du négoce algérien, mais la France restait le principal débouché du blé algérien. Pour dissuader les juifs de commercer avec les ennemis de la France, le gouvernement révolutionnaire remit donc à plus tard le remboursement des grosses avances faites par les juifs et le dey pour l’achat de blé algérien. C’est ce qui fut à l’origine de l’affaire Bacri. Les corsaires anglais s’attaquaient par ailleurs aux bâtiments transportant des cargaisons algériennes et l’on peut dire que l’extension du blocus continental napoléonien et du blocus anglais coupa l’Algérie de ses clients traditionnels, Marseille, Livourne et les ports espagnols depuis la trêve de 1786. La domination anglaise en Méditerranée à partir de 1805, après la bataille de Trafalgar, aboutit au durcissement de l’attitude française vis-à-vis d’Alger et à l’exacerbation de l’affaire Bacri. Le développement des exportations de blé algérien vers l’Espagne pour compenser la quasi disparition de la demande française s’est révélé insuffisant et a été, de toutes les manières, gravement compromis par la crise intérieure qui a secoué l’Algérie à partir du début du XIXe siècle.

    Le bouleversement complet de l’équilibre politique et commercial en Méditerranée à partir de 1792 provoqua le renouveau de la course algérienne durant les années 1793-1815. C’est l’époque du Raïs Hamidou. Ce renouveau fut relatif et les profits retirés de la course par l’Algérie à cette époque ont été sans commune mesure avec ceux de l’apogée de l’activité (1580-1640, environ). En effet, les corsaires algériens ont été mis en échec par la marine européenne, dans le contexte de la guerre entre les deux grandes puissances anglaise et française et par les pressions de Napoléon Bonaparte sur les dirigeants algériens afin qu’ils arrêtent de s’attaquer aux petites puissances européennes intégrées dans le domaine français ou dans la sphère d’influence française. La conversion de la marine algérienne dans le transport de marchandises vers l’Europe au début du XIXe siècle s’est révélé être un expédient sans lendemain, en raison du retour de la paix en Europe en 1815 et de la réapparition des marines marchandes européennes. Une nouvelle tentative pour faire renaître la course en l’absence d’exportations de blé a été anéantie à la suite du bombardement d’Alger par la flotte anglo-hollandaise de Lord Exmouth, en 1816. A partir de la même année 1816, le blé ukrainien se substitue au blé algérien au moment où l’Algérie, par suite de graves difficultés intérieures, se révèle incapable de redonner un nouvel essor à ses exportations. La minorité ottomane, sans ressources et sans légitimité forte, paraît dès lors gravement menacée face à la contestation intérieure et à la rivalité impérialiste franco-anglaise en Méditerranée.

    Fin de l'article
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