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(Article) Le Califat omeyyade selon Ibn-Khaldūn : Revanche des impies ou fondation de l'Empire ? ?

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  • (Article) Le Califat omeyyade selon Ibn-Khaldūn : Revanche des impies ou fondation de l'Empire ? ?

    G. Martinez-Gros
    in : "Umayad Legacies"

    Peut-on parler de "mémoire" des Omeyyades dans l’œuvre d’Ibn Khaldūn ? [...] Il y a presque de la sécheresse dans les 130 pages qu’il leur consacre, mais c’est pourtant beaucoup si on les compare à d’autres : 53 pages pour les Fatimides, 42 pour les Omeyyades de Cordoue, ou même 87 pourles Seldjoukides. On en déduira avec justesse que ce livre est une histoire ; qu’il ne retient des données accumulées dans ses sources que le petit nombre des faits signifiants nécessaires à sa démonstration. La disproportion de l’espace concédé à chaque dynastie, et qui peut nous surprendre, est déjà une amorce d’explication, une mise en place du problème.

    [...] La place relativement imposante faite aux Omeyyades de Damas tient donc à ce qu’ils sont l’Empire, et même les bâtisseurs de l’Empire. C’est une singularité à laquelle aucune autre dynastie musulmane, pas même les Abbassides, ne peut prétendre. Les Omeyyades frappent la première note, le premier rythme de l’histoire islamique. Tous les autres sont réglés sur leur pas, dans une histoire qui accorde la plus haute importance, comme le sait tout lecteur de la Muqaddima, aux durées des générations.

    Des générations et des questions

    Avant d’entreprendre de situer les articulations de l’histoire des Omeyyades, il nous faut en effet rappeler d’une part la grille de lecture qu’Ibn Khaldūn pose sur son information pour en tirer sens ; d’autre part les questions particulières à l’histoire des Omeyyades dont il héritait des historiens ses devanciers.

    L’unité fondamentale de durée de l’histoire d’Ibn Khaldūn est la génération de 40 ans ; trois générations forment une vie (ʿumr, plur. aʿmār) de 100 à 120 ans, qui borne d’ordinaire l’existence d’une dynastie. L’histoire de l’Islam, c’est-à-dire, pour Ibn Khaldūn, les 740 années lunaires qui séparent l’avènement de Muʿāwiya de la rédaction de la Muqaddima couvre 7 vies. La première est toute entière occupée par la dynastie omeyyade.

    Parmi toutes les formations dynastiques, celle des Omeyyades de Damas porte en outre l’une des charges historiographiques les plus lourdes. Peu de souverains ont été aussi discutés que les Omeyyades. Leur pouvoir naît d’une guerre civile et sombre dans une insurrection. Mais surtout, cette violence confine aux origines mêmes de l’Islam, et à l’héritage direct de Muḥammad, dont le père de Muʿāwiya, Abū Sufyān combattit la mission les armes à la main, dont Muʿāwiya évinça le gendre ʿAlī, dont Yazīd mit à mort le petit-fils Ḥusayn à Karbalāʾ. En bref, l’histoire des Omeyyades touche aux événements primordiaux, à la génération inspirée du Prophète et de ses Compagnons. Les raisons profanes d’Ibn Khaldūn se heurtent ici à un autre discours, où la Providence, la morale et la religion guettent l’explication séculière. La question, pour Ibn Khaldūn, revient à savoir si cette histoire première relève des mêmes mécanismes que les autres, ou si le souffle divin en fait un temps retranché, un harem historique, où les lois ordinaires du monde des hommes sont provisoirement suspendues.

    De l’Islam et des Omeyyades

    Ces interrogations, Ibn Khaldūn les a lui-même posées explicitement, en particulier dans le résumé de l’histoire islamique que donne la Riḥla. L’union des Arabes, et donc l’émergence de la ʿaṣabiya qui forgea l’empire islamique, tient à ses yeux du miracle et ne s’explique pas. Les conquêtes en revanche obéissent à la logique de la supériorité bédouine sur les armées sédentaires. Seule l’origine est dérobée dans l’insondable de la Providence. Une fois l’islam donné, son déploiement et son histoire – l’Islam – se soumettent en revanche à l’examen de l’intelligence.

    À quel moment le miracle le cède-t-il à l’ordinaire des temps ? C’est en partie la question que résout la longue introduction de l’histoire omeyyade. Ibn Khaldūn y explique que les Omeyyades formaient le clan dominant des Quraysh. […] Paradoxalement, l’Hégire du Prophète, puis de la majorité des Banū Hāshim – le clan de Muhammad – et la guerre qui suivit renforcèrent l’hégémonie des Omeyyades demeurés seuls maîtres de La Mecque. La défaite des Mecquois à Badr, et la mort au combat de beaucoup de leurs chefs, assit l’autorité d’Abū Sufyān. C’est avec lui que le Prophète, par l’entremise d’al-ʿAbbās, conclut la paix. Les Quraysh furent ainsi d’un même coup libérés (de leur défaite et de la promesse de servitude qu’elle portait) et convertis et, paradoxalement, ils eurent Abū Sufyān pour parrain en Islam.

    Marginalisés pourtant par les Muhājirūn leurs compatriotes, les Quraysh s’en plaignirent, et reçurent d’Abū-Bakr, devenu calife, l’avis de s’élever par le jihād. C’est ce qu’ils firent en jouant le premier rôle dans la conquête de la Syrie. ʿUmar, qui leur avait désigné la cible, nomma Yazīd b. Abī Sufyān gouverneur du Shām conquis, et quand Yazīd mourut de la peste de ʿAmwās en 639, il le remplaça par son frère Muʿāwiya.

    [...]

    Un de ses partisans le rappelle à Muḥammad b. Abī-Bakr, fils du premier calife et l’un des chefs des meurtriers de ʿUthmān : “Si la question du califat devait être tranchée par la confrontation, ils (les Omeyyades) l’emporteraient”. C’est précisément ce que vérifie la guerre civile que provoque l’assassinat de ʿUthmān. Les forces de ʿAlī sont plus nombreuses, parce qu’il jouit du califat et de son prestige de meilleur musulman (faḍl), mais plus hétérogènes ; celles de Muʿāwiya sont plus soudées parce qu’elles rassemblent les seuls Quraysh, et leur ʿaṣabiya est donc plus tranchante.
    Dernière modification par Harrachi78, 21 mai 2021, 09h07.
    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

  • #2
    ................
    Dernière modification par Harrachi78, 21 mai 2021, 09h05.
    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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    • #3
      (ARTICLE) Note sur le patronialisme Omeyyade

      C. Décobert
      in "Umayad Legacies"

      […]

      Le passé des Omeyyades : déviance

      Le passé des Omeyyades n’est pas tant le passé du fondateur de la dynastie califale que celui de son père, Abū-Sufyān. La famille mecquoise des Banū Umayya fut très divisée par le surgissement de la prédication de Muḥammad. Certains se rallièrent à sa cause religieuse, tels Abū-Ḥudhayfa b. ʿUtba, Khālid b. Saʿīd b. al-ʿĀs, tel évidemment ʿUthmān b. ʿAfān. Mais d’autres lui résistèrent, tel Abū-Sufyān b. Ḥarb, qui prit la tête de l’opposition mecquoise à l’emprise grandissante du nouveau prophète. L’on sait, par la Sīra, qu’Abū Sufyān, chef d’un clan puissant de commerçants caravaniers, s’inquiétait fort des attaques de Muḥammad et ses compagnons contre les caravanes mecquoises ; et l’on comprend qu’il les avait farouchement combattus, notamment à Uḥud, où la défaite du Prophète fut lourde, et au Khandaq, où il avait réussi à organiser une véritable coalition, des Aḥzāb. Mais la même tradition dessine une figure subtile d’Abū-Sufyān : homme de raison, dénué de tout fanatisme et de toute violence gratuite, homme qui se donnait tout simplement les moyens de perpétuer une économie qui profitait à quelques clans d’entrepreneurs mercantiles, dont le sien, une économie que l’activisme du prédicateur Muḥammad mettait en péril. L’on sait surtout qu’il négocia une reddition pacifique de La Mecque, obtint une amnistie générale pour ceux qui ne levaient pas les armes contre les assaillants. Qu’il a ensuite été protégé et récompensé, en quelque sorte, de sa politique réaliste ; qu’après la victoire de Ḥunayn contre la forte tribu des Hawāzin, le Prophète lui accorda une part importante du butin, dans l’intention explicite de rallier les cœurs des notables mecquois et de leurs gens (Abū-Sufyān est, en l’occurrence, le premier des notables mentionnés par la Sīra, une préséance qui signalait sa prééminence). À l’évidence, si la puissance politique des Banū Umayya s’était effondrée après la victoire de Muḥammad, leur puissance mobilière et commerciale ne s’en trouvait guère affectée. Les événements de la conquête de la Syrie montrent que le clan n’est pas resté sur une prudente réserve, mais qu’il a réellement et vaillamment combattu, se soumettant à la politique unificatrice du calife ʿUmar b. al-Khaṭṭāb. A la bataille du Yarmūk, notamment, le clan laissa sur le champ de nombreuses victimes, et l’on raconte qu’au cours de cette bataille décisive, le vieil Abū-Sufyān, qui n’avait aucun commandement, n’eut de cesse d’haranguer les siens et de les encourager au combat.

      Concluons sur Abū-Sufyān. L’homme était, selon la tradition, un fin politique, un meneur d’hommes efficace, un chef de clan qui savait préserver ses intérêts et ceux des siens, dans la lutte contre Muḥammad lorsque celle-ci était possible, dans la soumission à lui lorsqu’elle devenait illusoire. Mais rien, dans cette même tradition, permet de douter de son ralliement et ses deux fils, Yazīd et Muʿāwiya, eurent la même attitude que leur père et, encore une fois, il n’est pas nécessaire d’en douter, faute d’élément probant pour instruire une contradiction. C’est bien leur attitude lors de la conquête du Bilād al-Shām qui a incité le calife ʿUmar à leur accorder, à Yazīd puis à Muʿāwiya, le commandement des régions conquises : Palestine et circonscriptions militaires de Syrie à Yazīd, Syrie (al-Shām) à Muʿāwiya. La thèse semble juste, selon laquelle la Syrie a été le véritable laboratoire où se testait la idéalisation des Quraysh à l’entreprise « islamique », entreprise à la fois impériale et religieuse.

      Au total, que pouvait-on reprocher à Muʿāwiya b. Abī Sufyān ? Lequel, rappelons-le n’avait jamais combattu personnellement le Prophète . . . Est-ce que les postures et actions du père – ennemi de Muḥammad et rallié de la onzième heure – créaient, en quelque sorte, la nature du fils ? Est-ce que la famille des Banū Umayya était irrémédiablement frappée d’une sorte de péché originel ? Et que faire, dans ce contexte, d’un ʿUthmān b. ʿAfān ? Pour tenter de répondre, il faut revenir à que c’était la motivation de l’entreprise historiographiquedes premiers siècles, tant la Sīra d’Ibn Isḥāq que le Futūḥ al-Buldān de Balādhurī, et enfin que le Taʾrīkh de Ṭabarī.

      Il s’agissait primordialement d’écrire une histoire prophétique, cela va de soi. Mais ce qui va aussi de soi, c’est qu’une histoire prophétique est une histoire de double articulation. Elle est d’abord – et ici les deux mots comptent, « histoire » et « prophétique » – l’inscription d’une prophétie dans l’histoire, c’est-à-dire en l’occurrence la description de ce que la prophétie muhammadienne a changé dans le cours des choses et du sens qu’elle a donné à ce qui s’était déroulé depuis la création du monde. [...] le monde, tel que l’historiographe le voit, est la scène proprement historique de la réalisation d’une prédication métahistorique : la conquête, l’empire, la communauté des croyants, sont à la fois des réalités inscrites dans le temps et l’ici-bas et les signes de la réalité d’une prédication qui est inscrite dans la relation avec l’au-delà. Mais une histoire prophétique est également une représentation de ces réalités. Celles-ci sont évidemment mises en forme, par l’historiographe, en fonction du message qu’il (ou plutôt : que son milieu) tire de la prédication prophétique. En d’autres termes, et pour prendre un exemple qui ne doit rien au hasard, l’histoire qui est faite de la communauté des croyants est irréductiblement traversée par une certaine vision de la relation que le Prophète entretenait avec ses compagnons. Ce qui veut dire que lorsque l’on écrit ce qui touche aux Banū Umayya, on écrit cette histoire en fonction de la représentation que l’on a de la « vraie » communauté des premiers croyants – ce qui permet de juger, c’est-à-dire d’y placer les Banū Umayya…

      La question est donc celle-ci : comment voyait-on cette communauté primitive, au temps d’un Ibn Isḥāq, d’un Balādhurī, d’un Ṭabarī ?

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      Dernière modification par Harrachi78, 21 mai 2021, 09h06.
      "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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      • #4
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        Globalement, la communauté primitive était vue comme au croisement de deux principes : de proximité, de conversion. L’image que les compilations historiographiques difusaient était celle d’une communauté où l’autorité légitime revenait au proche du Prophète – qu’il fût sage conseiller (Abū Bakr), combattant idèle (ʿUmar) ou fils adoptif (ʿAlī). Mais des récits montrent que cette relation de proximité ne prenait sens – c’est-à-dire ne s’exprimait comme position de distinction au sein de la communauté – que si les acteurs concernés étaient soumis à l’épreuve de la conversion, de la soumission explicite au Dieu unique et de la reconnaissance de son Envoyé. Une telle conversion n’entraînait pas nécessairement un changement de statut des acteurs, elle confirmait souvent ce qu’ils étaient. Pour autant, la relation directe, immédiate, avec le Prophète constituait le modus operandi de ce fait proprement religieux, qui certes rendait les hommes à leur état antérieur mais surtout les définissait comme des hommes nouveaux. Par là même, le Prophète avait une posture polymorphe, il était le chef de guerre pour ʿUmar, le sayyid pour Abū-Bakr, le père adoptif pour ʿAlī, le protecteur sédentaire pour le nomade Abū Dharr al-Ghifārī, le maître pour tel affranchi ... etc. L’institution communautaire se vivait ainsi, ou plutôt était vue ainsi : dans la proximité personnelle au Messager de Dieu. La conversion de ces hérauts de l’islam qu’étaient les compagnons de l’âge primitif était, au total, vue par les historiographes comme un véritable rite de pouvoir, un rite de prise d’autorité, pour instruire un ordre, c’est-à-dire au vrai une hiérarchie, au sein du groupement communautaire.

        Il s’agit là d’un cas exemplaire d’installation du charisme au sein d’un mouvement religieux naissant. La situation prophétique de Muḥammad l’instaure comme homme de charisme. Sa prophétie repose sur une révélation, c’est-à-dire un rapport de communication avec l’au-delà, l’extrahumain. Proprement, cette révélation est extraordinaire et extraquotidienne. Elle est ce qui confère à Muḥammad un charisme, à la fois une certaine distinction par rapport aux autres hommes et une certaine autorité sur ceux qui croient en sa qualité, à lui en particulier, de porteur du message divin. Mais le charisme n’est pas circonscrit au Prophète, ensuite il se répand, il se difuse ; il atteint d’autres personnes qui ne sont pas, comme lui, touchés par la révélation divine, mais qui, de ce fait, acquièrent un même type d’autorité que lui. C’est ce que Max Weber appelle la quotidianisation (Veralltäglichung) du charisme, c’est-à-dire en l’occurrence le fait que le charisme frappe, par contamination, des hommes qui n’ont pas été touchés par l’extrahumain. Mais si ces hommes ont été ainsi élus (Abū Bakr, ʿUmar, ʿAlī . . .), c’est en vertu du fait qu’ils ont été proches du Prophète. C’est la proximité de laprophétie qui fait d’eux des hommes d’autorité, des hommes d’un charisme quotidianisé.

        La quotidianisation est une procédure de reproduction : la communauté issue de la prophétie peut ainsi devenir pérenne. La succession du Prophète est possible : le choix est à faire parmi ses proches. La proximité donc, comme un principe de légitimation. Pour conclure, la quotidianisation, qui est le passage du charisme à des hommes qui ne sont pas touchés par l’expérience de la prophétie, est ici fondée sur le principe de proximité. Mais, comme tout principe de légitimité religieuse, la proximité renvoie à une manière de vivre. Car l’homme légitime a un comportement qui se voit – qui fait qu’on le reconnaît. Dans l’islam naissant, il y a des signes de légitimité et, parmi ces signes, le plus évident est la piété. Fred Donner a montré comme le thème de la piété a été central dans l’historiographie islamique naissante, comme il est devenu le discriminant qui subsumait, plutôt qu’il ne les niait, toutes les autres distinctions, telles que l’ancienneté de l’allégeance à Muḥammad, l’intégration dans le présumé « premier cercle » de ses compagnons, l’appartenance à son lignage (les Banū Hāshim) ou à sa lignée (les Ahl al-bayt).

        Pour autant, Fred Donner dit bien que cette piété, si largement évoquée, est de double articulation : elle est à la fois ce qui distingue certains hommes au sein de la communauté des croyants et ce qui est communément partagé dans cette même communauté, elle est à la fois la piété singulière et la piété légale. Et à la suite du propos de Fred Donner, nous dirons que la piété dessine, en conséquence, les contours de la communauté, son champ d’application (ou plutôt : de pratique) circonscrit rigoureusement le groupement communautaire, et en même temps, elle n’est vraie que pour certains hommes, les hommes de la légitime autorité, elle constitue l’évidence des qualités intimes de ceux qui prétendent à l’exercice de la fonction autoritaire sur les autres membres de la communauté. Cette double définition de la piété – d’une manière spécifique de vivre du croyant –, c’est-à-dire cette mise en branle d’une représentation stable de l’ordre humain, fut à vrai dire une création historiographique. Un ordre humain fondé hiérarchiquement en trois rangs, les hommes de la piété singulière (les hommes d’autorité), les hommes de la piété légale (les vrais croyants), les hommes de l’impiété (les autres hommes). Dans ce cadre de représentation, la narration historiographique marquait du sceau du récit singulier ceux à qui, effectivement, la fonction autoritaire était légitime, en rapportant des récits de conversion. Où l’homme, dans un geste d’approche du Prophète, se faisait humble, soumis, fragile et sans défense, et se mettait entièrement entre les mains d’un Prophète qui lui signifiait ce qu’il était, ce qu’était son essence d’homme de croyance et d’homme fort. C’est dans ce cadre sémantique que s’est inscrite l’image du walī, comme ami de Dieu (walī Allāh), mais au sens où l’amitié (la proximité de, l’immédiateté à) était signe de la puissance – on aurait certainement tort de réduire l’acception du terme à la sainteté, de faire simplement du walī le « holy man » –, au sens où le doublet que formaient les quasi synonymes walīya et wilāya désignait à la fois la piété accomplie et la gouvernance.

        ... /…
        Dernière modification par Harrachi78, 21 mai 2021, 13h17.
        "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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        • #5
          ... /…

          Il faut certainement lire les accusations dont les Banū Umayya, et en premier lieu Muʿāwiya, ont été les cibles dans ce contexte d’émergence de la piété, avec ses entours qu’étaient, en amont, la conversion, et, en aval, l’autorité légitime. Mais continuons à nous attacher à ce qui relève du passé des Omeyyades. Abū-Sufyān n’a pas été un proche de Muḥammad, il s’est rallié très tardivement, tactiquement, pourrait-on dire, au moment de la reddition de La Mecque. Il n’a pas été un converti : il faisait partie, rapportait la tradition, de ceux « dont les cœurs ont été réunis » (muʾallafa qulūbuhum). Nous avons vu que la Sīra le présentait explicitement comme tel, à propos de la bataille de Ḥunayn. Ibn-Isḥāq écrivait exactement ceci : « Et le messager de Dieu [...] donna à ceux dont les cœurs ont été réunis (wa-ʾaʿṭā rasūl Allāh [...] al-muʾallafa qulūbuhum), qui étaient des seigneurs parmi les seigneurs, il les réunit et par eux il réunit leurs peuples (yataʾallafahum wa-yataʾallafa bihim qawmahum), il donna à Abū-Sufyān b. Ḥarb cent chameaux et il donna à son fils Muʿāwiya cent chameaux ». Mais arrêtons-nous un instant sur cette expression, laquelle a fait précisément l’objet d’un vrai travail historiographique. Un mot de précision : la racine du participe passif muʾallaf a les sens de « être joint à » et « être apprivoisé », pour une dénotation générale de réunion, de rapprochement ; c’est ainsi, sans connotation particulière, que nous pouvons l’appréhender.

          La Sourate dite médinoise "L’immunité" mentionne l’expression muʾallafa qulūbuhum dans la liste (IX, 60) des attributaires de l’aumône (sadaqa), avec notamment les pauvres et les nécessiteux, les voyageurs, les combattants dans la chemin de Dieu. Mais il y a deux autres variantes, également d’époque « médinoise », de l’expression. Dans la Sourate "La famille de ʿImrān", Dieu exhorte les croyants (III, 103) : puisqu’ils ont reçu le message divin, qu’ils sont sous la protection de Dieu qui a réuni leurs cœurs tous ensemble (fa-ʾallafa bayna qulūbikum), il ne faut pas que les croyants se divisent. Le thème central de la section de la Sourate qui comprend ce verset est le rapport aux gens du Livre. Ceux-ci, incrédules, se détournent du message divin (« Alors que le Prophète est parmi vous » : III, 101), mais il faut que les croyants restent liés dans leur idélité à Dieu (« Attachez-vous tous, fortement, au pacte de Dieu, ne vous divisez pas » : III, 103). La réunion des cœurs signifie donc ici le rassemblement entre eux des cœurs des croyants, de ceux qui sont irrévocablement liés à Dieu, sachant que leur cœur n’est pas tant le siège de leurs sentiments que de leur raison et de leur volonté. La troisième occurrence de l’expression est un peu plus complexe. Dans la Sourate "Le butin", Dieu dit (VIII, 63) que c’est Lui qui a réuni les cœurs (wa-ʾallafa bayna qulūbihim) des croyants – la séquence est dite trois fois, ce qui lui confère une valeur fortement assertive. Le contexte de la séquence des versets 60 à 63 est comme suit. Dieu demande aux croyants d’être prêts à afronter les incroyants, à rassembler matériel et armements, de faire dépense (anfaqa) en vue du combat ; aussi bien, tout ce qui sera dépensé leur sera ensuite rendu. Puis Dieu s’adresse à Muḥammad pour lui signiier que Lui seul réunit les cœurs des croyants, que si Muḥammad avait dépensé tout ce que la terre contient il n’aurait pas pu réunir les cœurs, Lui seul étant puissant et juste.

          [...] L’hypothèse que nous pouvons formuler est que, d’un côté, la mise en connexion du concept de « réunion des cœurs » à la nébuleuse thématique de la guerre et du butin et, de l’autre, la mise en situation historique de la révélation coranique, ont contribué à donner à ce concept un sens conjoncturel et contraint. Un sens que l’écriture historiographique a scellé. Nous le savons, et le fait a été signalé plus haut, Ibn-Isḥāq et Ṭabarī ont dressé des listes d’hommes dont les cœurs ont été réunis (muʾallafa qulūbuhum) et auxquels Muḥammad distribue prioritairement des biens pris aux Hawāzin, après leur défaite à Ḥunayn. Comment une telle liste a-t-elle pu être pensée ? Si nous considérons que l’attention aux circonstances événementielles de la révélation coranique a constitué l’une des motivationspremières au travail de tafsīr, cette attention a été aiguisée par la mention coranique selon laquelle le Prophète a fait dépense au proit des muʾallafa qulūbuhum : dans quelle circonstance, devait-on se demander, le Prophète avait-il fait dépense pour de tels attributaires ? Si, par ailleurs, nous considérons que l’expression de la réunion des cœurs est reliée à ce qui touche à la guerre et au butin, la réponse à cette dernière question est toute trouvée : en une circonstance de distribution de butin. D’où l’inscription du groupe des hommes aux cœurs réunis dans une histoire de guerre et de butin. Que l’expression muʾallafa qulūbuhum qualifie un Abū-Sufyān ou un Muʿāwiya devient dès lors parfaitement compréhensible. Mais il convient de signaler qu’une telle qualification est la résultante d’un véritable renversement de sens. Pour La famille de ʿImrān III, 103 et Le butin VIII, 63, les hommes aux cœurs réunis sont les vrais croyants et il apparaît qu’il n’y eut aucun désaccord entre les commentateurs du Coran sur ce sens, ils sont les hommes d’une croyance volontaire et résolue, d’une croyance du cœur précisément . . . Or la liste des attributaires du butin de Ḥunayn est celle d’hommes dont la croyance doit être confortée, d’hommes qu’il faut rallier, par l’allocation de biens, à la communauté croyante. Ceux-ci ne sont évidemment pas les vrais croyants – pour lesquels il n’est nul besoin de dépenser, dans le but qu’ils soient idèles –, ils sont les hommes d’une faible croyance.
          L’histoire de cette expression, et en déinitive son attribution à des ralliés de la dernière heure, nous paraît devoir être comprise comme une construction normative, en cohérence avec la description de la piété comme comportement par lequel se reconnaissait le vrai croyant. Elle avait pour fin de compléter le classement des hommes en trois groupes – les hommes de la piété singulière, de la piété légale, de l’impiété –; elle introduisait une classe supplémentaire, celle d’hommes dont la piété devait être proprement achetée et qui risquaient de tomber dans le monde de l’impiété, hors de l’islam. L’attribution du qualifiant de « cœurs ralliés » (nous pouvons désormais traduire ainsi l’expression) à Abū-Sufyān et à son fils Muʿāwiya était en stricte adhérence avec l’accusation que l’on faisait aux Omeyyades d’être une famille impie. Il s’agit là d’un processus de création de déviance, dont les acteurs étaient des entrepreneurs de morale.
          Dernière modification par Harrachi78, 22 mai 2021, 09h18.
          "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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          • #6
            ... Suite ....
            "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

            Commentaire


            • #7
              La suite ?
              L’ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit.”Aristote

              Commentaire


              • #8
                C'est une compilation de longs articles. J'essayes d'abréger un peu au fur et à mesure. C'est assez prenant... lol
                "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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                • #9
                  Ibn Khaldun était un personnage très cupide et particulièrement cynique qui ne croyait en rien à part l'argent, c'était un savant de palais comme on dit aujourd'hui. Je pense qu'il faut lire son amour pour les Omeyades non pas comme un acte de foi mais plutôt comme un outil de propagande Mamelouk contre les fatimides, car à son époque en Égypte la rivalité entre les résidus de l'aristocratie Kutama/Fatimides et la nouvelle aristocratie Mamelouk faisait encore rage et Ibn KHALDUN a certainement fait du zèle sunnite pour mieux draguer les Mamelouks, car durant son époque Maghrébine à Fès il ne se montrait pas aussi catégorique envers les Fatimides.

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