Les voix d’une patrie perdue : la poésie du Sahara occidental
La poésie sahraouie retrace des expériences allant de la guerre et du déplacement aux odes de Badi à « une douce existence pleine de vie »
Badi, décédé en novembre 2019, était à son apogée en tant que poète lorsqu’il n’écrivait pas sur la guerre (Emma Brown Photography)
Par Sam Berkson
–
TINDOUF, Algérie
Published date: Samedi 3 octobre 2020 - 07:45 | Last update: 8 months 2 weeks ago480Shares
Cela fait près d’un an que le poète sahraoui Mohamed Mustafa Mohamed Salem, connu sous le nom de « Badi », est mort à l’âge de 83 ans.
Sa mort a fait l’objet de peu de nécrologies, mais sa poésie continue d’inspirer les jeunes générations exilées si loin de la patrie dont il parle, et qui n’en gardent aucun souvenir.
Badi a vécu la seconde moitié de sa vie dans les camps de réfugiés autour de Tindouf, une région aride de l’ouest de l’Algérie.
Comme des milliers d’autres réfugiés, il a fui son foyer après l’annexion du Sahara occidental par le Maroc en 1975.
Vivre dans les camps, avec leurs ressources limitées et leur isolement géographique, signifiait une publication et une distribution restreintes de sa poésie sous forme écrite. Mais elle a survécu pendant des années par la récitation.
Badi a appris la poésie et la chanson en grandissant auprès des femmes dans sa région (Emma Brown Photography)
La poésie sahraouie elle-même, composée en hassanya (un dialecte arabe), est peu connue au-delà de son propre peuple. Dans les territoires occupés, elle est souvent réprimée, avec d’autres initiatives culturelles hassanya.
Selon Amnesty International, en 2019 au Sahara occidental, « les autorités ont harcelé des journalistes, des blogueurs, des artistes et des activistes pour avoir exprimé leurs opinions pacifiquement, en ont condamné au moins cinq à des peines de prison pour avoir ‘’insulté’’ des fonctionnaires et en avoir apparemment pris pour cible d’autres avec des logiciels espions ».
Les dangers pour les poètes y sont démontrés par ce qu’a connu Hadjatu Aliat Swelm, qui a publié des poèmes en ligne sous pseudonyme.
Après la découverte de son identité, elle dit avoir été soumise à ce qu’elle appelle la « pression » de fréquentes descentes de police et avoir été suivie dans la rue. En 1999, elle a choisi de se faire réfugiée plutôt que de disparaître, comme cela est arrivé à beaucoup d’autres dans sa situation.
Ces mots issus d’une langue orale sont pratiquement oubliés, leur récitation dans la poésie est elle-même un acte de résistance
Le poème de Badi, Tishuash, recrée avec une beauté mélancolique la vie traditionnelle des Bédouins, que de nombreux Sahraouis n’ont jamais connue.
Tishuash est un hymne à la gloire d’un mode de vie perdu. Le titre signifie, à peu près, « le plaisir de se souvenir de choses qui sont passées ».
Il regorge de mots que même les traducteurs locaux ne connaissaient pas : des mots comme srei, signifiant « le voyage fait avant l’aube », torda, qui est « un petit trou creusé où l’on trouve de l’eau près de la surface après les pluies au milieu d’une vallée », ou as’geig, « l’eau qui forme des flaques sur les rochers concaves sur le lit d’une rivière asséchée ».
Ces mots issus d’une langue orale sont pratiquement oubliés après 45 ans de colonisation forcée.
Ainsi, leur récitation dans la poésie est elle-même un acte de résistance. Il s’agit des apocryphes « centaines de mots désignant la neige » des Inuits et d’un intéressant défi de traduction.
Cependant, se souvenir de ces lieux perdus et de la connaissance perdue était, pour Badi, presque un devoir sacré. Comme il le dit dans son poème Paysage :
Après toute cette douleur,
incapable de marcher à L’juad,
sachez que louer les noms de ces lieux
les rapproche du Tout Miséricordieux.
« Douce existence pleine de vie »
Né berger dans la ville d’Aousserd en 1936, Badi a appris la poésie et le chant auprès des femmes de sa région. Il a voyagé en Algérie, en Libye et en Mauritanie, et après une sécheresse qui l’a privé de son troupeau, il a rejoint l’armée espagnole.
Après la formation d’un mouvement d’indépendance sahraoui unificateur, le Front Polisario, Badi a rejoint sa nouvelle « Armée de libération du peuple sahraoui », mais il n’a jamais été porté sur la poésie politique de la guerre.
Les poèmes de Badi sont un hymne à la gloire d’un mode de vie perdu (Emma Brown Photography)
Selon sa fille, Sumaya Mohamed Salem, Badi « ne pouvait pas écrire ce que les gens voulaient qu’il écrive ». Comme l’a dit Badi un jour : « Les poètes expliquent l’humanité et ce que signifie être humain. La véritable poésie doit être proche de la vérité, honnête vis-à-vis de ce que vous ressentez et fidèle à vous-même. »
Mohamed Salem confie qu’il y a beaucoup de choses qu’elle ne savait pas sur son père : « Une étrange coutume que nous avons, c’est que nous ne pouvons pas parler de quoi que ce soit avec nos parents. Nous ne pouvons pas demander leur avis sur les choses ou leurs véritables sentiments. »
« Badi était plus ouvert d’esprit que la plupart des gens, mais il était toujours très strict sur les coutumes. Il était très résistant à toute nouveauté. Pour lui, les jeunes étaient l’ennemi, plus encore que les Marocains. »
Tishuash parle de la « douce vie pleine de vie » du nomade du désert que la génération de sa fille n’a jamais connue
Mohamed Salem a très peu de liens avec la terre à laquelle son père faisait référence avec tant d’émotion.
En 2011, elle a rejoint son père lors de son voyage vers ce que les Sahraouis appellent al-Bedir, littéralement la « campagne », mais c’est-à-dire la « zone libre » – les 20 % à l’est du territoire du Sahara occidental qui n’ont pas été bouclés par la « berme », les 2 700 km de mur défensif du Maroc, un espace extrêmement miné et faisant l’objet de patrouilles intensives, achevé en 1987.
Badi a pleuré de revoir sa patrie, mais sa fille explique n’avoir rien ressenti : « Le Sahara occidental pour moi, c’est comme Paris ou Berlin – un endroit dont j’ai entendu parler, mais où je ne suis jamais allée. »
Écrit après son voyage dans la zone libérée, Tishuash parle de la « douce existence pleine de vie » du nomade du désert que la génération de sa fille n’a jamais connue. Le poète est transporté dans cette vie à travers ses souvenirs des vues, sons et odeurs, un peu comme, en un autre lieu et un autre temps, John Keats a été transporté par le chant du rossignol.
Badi a pleuré quand il a revu sa patrie en 2011, mais sa fille n’a rien ressenti (Emma Brown Photography)
Les souvenirs sensoriels ramènent Badi dans ce monde perdu, mais quand il s’approche si près qu’il peut « sentir la peau de cet animal à côté de la broche / et voir les os propres à côté de cette peau », cette image de la mort termine brusquement le voyage imaginaire.
Il arrive à la même prise de conscience que Keats, quand il a été forcé de reconnaître que, « Car malgré ce qu’on dit, les chimères / Ne peuvent tout à fait nous abuser, – elfe joueur ».
Dans le présent, Badi s’interroge dans le vide, « comment se fait-il, mon frère, que tu ne te souviens pas de cela ? » Il répond pour le lecteur :
Il n’est plus avec nous,
et si tishuash pourrait le ramener
il ajouterait tishuash
au tishuash
de mon tishuash.
Pourtant, le tishuash de Badi fait renaître quelque chose. Il ravive la perte : il ranime le sentiment de privation, mais aussi ce mode de vie perdu pendant le court laps de temps que dure le récit du poème. Nous l’entendons dans le « bruissement de la queue des chameaux / avant que le soleil ne se lève jusqu’à nos yeux » ; sentir, avec le poète, « le sable humide » sur lequel il dort près de « la bouche d’un puits » ; et goûter son thé, aromatisé aux herbes du désert.
Sa poésie préserve les pratiques, la langue et les coutumes qui sont étrangères même à sa fille, qui parle le rabouni hassinaya (la langue des camps, pas celle du Sahara occidental).
Comme la poésie traditionnelle d’avant la guerre, on retrouve la fonction et l’esthétique dans la composition de son travail – la préservation et la transmission de la connaissance. Pourtant, à cause de la rupture qui s’est produite entre les générations, même sa fille déclare : « Je ne comprends pas ses poèmes. »
.../...
Commentaire