Par : HOSNI KITOUNI
CHERCHEUR EN HISTOIRE ET AUTEUR
“Je veux, dans ce court texte, montrer combien la controverse sur l’émir Abdelkader n’est pas d’ordre historique, comme le prétendent nos deux universitaires, mais idéologique, qu’elle relève des usages publics du passé sur lesquels il arrive qu’aucune unanimité ne se réalise, y compris dans les sociétés les plus démocratiques.”
La polémique autour de l’émir Abdelkader ne cesse de faire des vagues, et voilà que des universitaires connus, Hend Sadi, mathématicien, et Lahouari Addi, sociologue, y ajoutent une couche, apportant de nouveaux éléments à la controverse née, rappelons-le, de l’intervention d’Aït Hamouda à la télévision El-Hayat, accusant l’émir Abdelkader d’avoir été un “traître” à son pays, en signant le traité de la Tafna (1837) reconnaissant la souveraineté de la France sur l’Algérie. Les prolongements judiciaires sont venus donner une nouvelle ampleur à la controverse, suscitant une réelle émotion au sein de l’opinion. Ce qui apparaissait comme une énième bravade d’un personnage connu pour ses sorties intempestives est devenu une vraie affaire politique : a-t-on le droit de poser des questions à notre passé et de porter des jugements sur les figures historiques ?
La contribution de M. Hend Sadi (Liberté, 7 juillet 2021) faisant suite au post de Lahouari Addi (20 juin) et une nouvelle contribution de ce dernier (Liberté, 10 juillet 2021), loin d’apporter des clarifications et un apaisement à la controverse, l’ont au contraire attisée en manifestant leur opposition totale sur l’opportunité de l’insurrection de 1871 et sa place dans le récit national.
Je veux pour ma part, dans ce court texte, montrer combien la controverse sur l’émir Abdelkader n’est pas d’ordre historique, comme le prétendent nos deux universitaires, mais idéologique, qu’elle relève des usages publics du passé sur lesquels il arrive qu’aucune unanimité ne se réalise, y compris dans les sociétés les plus démocratiques.
Enfin, je souhaite établir la filiation historique de nos usages nationaux, et donc aussi ceux de MM. Hend Sadi et Lahouari Addi, pour montrer combien ils demeurent dépendants de la matrice épistémique coloniale. J’espère ainsi faire le lien entre la crise du récit national et les perspectives culturelles ouvertes par le Hirak.
“ABDELKADER L’ORANAIS” CONTRE “EL-MOKRANI LE KABYLE”
Commençons par Lahouari Addi. Sous le titre sans ambiguïté, “Honneur et gloire à l’émir Abdelkader “, il écrit : “Une polémique aussi stérile qu’indigne a été lancée par Noureddine Aït Hamouda récemment au sujet de l’émir Abdelkader, et aussi de leaders nationalistes originaires de l’Oranie (…) la finalité de cette entreprise était de monter l’Oranie contre la Kabylie.” Pour lui, les documents à charge contre l’émir Abdelkader sont “apocryphes”, œuvre des Français. L’échec de l’Émir en 1847 s’explique “en partie (par) l’absence de la conscience nationale” et “l’avance économique, politique, scientifique et militaire de la France”. Lahouari Addi aurait pu s’en tenir là, mais il lui restait à justifier “l’opposition” de l’Émir à l’insurrection de 1871, qui, selon lui, était conscient de son inopportunité et l’aurait par conséquent vivement déconseillée aux deux chefs charismatiques : “Sans porter atteinte à la mémoire d’El-Mokrani et de Cheikh Haddad, nous pouvons dire que cette insurrection a été une erreur au vu des conséquences subies par la société. Cette insurrection a été la cause du plus grand désastre humanitaire de l’histoire de l’Algérie. Des dizaines de milliers de personnes tuées, des milliers de déportés à Cayenne, des centaines de milliers d’hectares confisqués.”
Cette assertion rapportée aux tensions régionalistes, dont le contexte est chargé en ce moment, ne pouvait pas manquer de donner une connotation polémique à son intervention. Lui, l’universitaire “oranais” venant à la rescousse de “leader oranais” et portant un jugement discutable sur l’insurrection de 1871 associée à des personnalités “kabyles”.
L’assertion de Lahouari Addi est, certes, inhabile, car ni Abdelkader, ni Benbadis, ni Boumediene, ni Messali ne sont marqués historiquement par leurs lieux de naissance ; aucun d’eux ne s’est revendiqué comme portevoix d’une région et n’est devenu célèbre pour cette raison. En outre, être oranais (au sens régional) est une identification plutôt récente à laquelle par exemple les “Tlemcéniens” refusent d’y consentir. Pourquoi dès lors L. Addi régionalise-t-il le débat et de manière aussi anachronique ?
Hend Sadi dans sa réponse n’accuse pas Lahouari Addi de “régionaliste”, mais d’ “Arabo-islamiste”, ce qui, à ses yeux, semble être sensément synonyme. Il lui reproche de tenir “pour donnée acquise l’idée que l’identité fondamentale et authentique de Tamazgha, et donc de l’Algérie, est arabe et islamique”.
C’est donc fort logiquement, ajoute Hend Sadi, “qu’il voit en l’émir Abdelkader et en Ben Badis les figures de proue du ‘patriotisme’, là où d’autres seraient fondés à voir de l’aliénation et du reniement”.
Dans cette formulation, Hend Sadi postule que reconnaître un quelconque mérite “patriotique” aux deux personnages historiques, c’est forcément se revendiquer de l’“arabo-islamisme” ou que contester l’intemporelle “identité amazighe”, cela relève de la même tendance “arabo-islamiste”.
M. Hend Sadi ne prend même pas soin d’interroger ces catégories “identité fondamentale et authentique” et “arabo-islamisme”, comme si leurs sens échappaient au temps et aux circonstances. Or, l’arabisme, l’islamisme et encore plus l’“arabo-islamisme” sont d’origine moderne.
La seule “unité monde” pour les musulmans de l’époque de l’Émir, c’était l’Empire ottoman. En outre, M. Hend Sadi prétendrait-il que “ l’identité de l’Algérie” aurait été façonnée dans le marbre d’une unité indivisible depuis la nuit des temps ? C’est aller à contresens de ce qu’il prétend défendre. Poursuivons : pointant quelques “documents” et “faits”, Hend Sadi réitère ses accusations de traîtrise contre l’Émir, pour s’être rallié à la France en 1847, et refusé en 1871 son soutien à El-Mokrani et aux insurgés au moment où ils en avaient le plus besoin. N’est-ce pas, s’interroge-t-il, “par réminiscences des rancunes emmagasinées contre les Kabyles qui étaient acquis à l’union dans la lutte – dès 1830, ils avaient envoyé des contingents pour se battre à Alger contre le débarquement des troupes françaises –, mais avaient refusé de se soumettre à son pouvoir féodal ?” Et voilà comment l’Émir se retrouve embarqué dans l’ “anti-kabylisme” par ce raisonnement renversant.
L’ARBRE QUI CACHE LA FORÊT
En déboulonnant la statue de l’Émir, en voulant effacer son nom du roman national, Hend Sadi ne compte pas en rester là et laisser la page historique vierge et l’hagiographie orpheline de héros. Car, pour lui, “la question qui reste posée aujourd’hui est le crédit que peut recueillir la décision d’attacher symboliquement la naissance d’un État à un personnage (Abdelkader) aussi ambigu et dont l’acte dernier a été de tourner le dos au destin de son peuple et à son pays qu’il s’engage à quitter définitivement”. Au “traître” Abdelkader, il oppose El Mokrani et “son insurrection (pour) faire tomber un système colonial particulièrement inique”.
Et le voilà déroulant son propre récit de remplacement : “Au bout de dix mois, le soulèvement qui a embrasé la Kabylie et une bonne partie des Hauts-Plateaux, du Centre et de l’Est est écrasé et les insurgés, en premier lieu leurs chefs, en paient le prix fort. Le premier d’entre eux, Mokrani, est tué sur le champ de bataille d’une balle entre les deux yeux”, alors que son frère Boumezrag, le vieux Cheikh Aheddad, chef confrérique des Rahmaniya, son fils Aziz qui avoue lutter “pour l’indépendance avec le peuple kabyle” sont tous faits prisonniers.
Et Hend Sadi d’asséner : “Au regard du sort d’Abdelkader devenu un des plus riches propriétaires terriens de Damas où il vit entouré de sa cour en seigneur respecté (…) et de celui réservé aux chefs de l’insurrection de 1871, le contraste est violent.”
Et il poursuit que loin d’être un désastre humanitaire comme le voit Lahouari Addi, “le souvenir de 1871 a nourri notre aspiration à la libération, (il) a structuré et habité notre mémoire collective dans laquelle Mokrani, même vaincu, est resté “astre parmi les étoiles’”. Pour lui, il n’y a aucun doute : “Le sursaut de 1954 n’a été possible que par cet esprit de résistance nourri aux sacrifices de 71.”
Cette narration est évidemment très personnelle et ne restitue pas les faits de l’insurrection de 1871 de manière objective et fidèle à leur réalité. Elle ne rend surtout pas justice à tous ceux qui sont morts sur le champ de bataille, dans les prisons ou en déportation.
Aux 147 chefs jugés par la cour d’Assise de Constantine, elle passe sous silence les 360 tribus insurgées depuis Cherchell jusqu’à Tébessa, depuis Dellys jusqu’à Ouargla. Comme l’écrit l’historien Idir Hachi, l’insurrection “fut transterritoriale, transrégionale et translinguistique”. Attribuer en outre, en insultant les faits, un rôle démesuré à El-Mokrani, dépassant de loin sa stature réelle dans l’insurrection, c’est tomber dans les mêmes travers de l’historiographie dominante et de son hagiographie facultative. En outre, Hend Sadi s’est-il vraiment assuré que son héros est inattaquable, réunissant toutes les qualités pour représenter “la langue du non” et la “lutte contre l’asservissement” ?
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