Cette discussion fait suite à celle ouverte par Haddou ici.
Quelques bonnes feuilles de cet excellent roman:
Rahhal ne comprenait pas pourquoi certains le traitaient de singe et d’autres de rat. Ces comparaisons l’agaçaient. Il sentait bien qu’on l’insultait. Mais il ne se laissait pas démonter. Car, au fond de lui, il était convaincu que ces surnoms incohérents reflétaient en réalité l’ignorance de ceux qui les lui attribuaient, et trahissaient la médiocrité de leur sens de l’observation. Car Rahhal se sentait plus proche de l’écureuil que de tout autre animal. Et tous ceux qui parlaient de singe, de souris, de rat, ou même de grenouille, comme l’avait une fois surnommé une voisine bigleuse, manquaient de perspicacité et étaient incapables de transposer de manière rigoureuse les caractéristiques d’un être humain à un animal. La souris, le rat et l’écureuil ont beau appartenir à la même famille, celle des rongeurs, l’écureuil est d’une espèce tout à fait différente. D’un genre supérieur. Sans parler de la queue. Tout le monde sait que celle du rat est fine et longue, alors que l’écureuil s’enorgueillit d’un panache épais et touffu. Toute la différence réside dans le comportement, les mœurs, et le mode de vie, ainsi que dans les aspirations profondes de l’animal, et dans ce qui affecte inconsciemment le comportement de son homologue humain et sa performance au travail et dans la vie. Par exemple, il existe une espèce d’écureuil qui vole. Mais est-ce que les rats volent ? Il y a bien d’autres différences essentielles, comme la mémoire et le sens aigu de l’odorat. Jamais rat, au cours de la longue histoire des rongeurs, n’a espéré avoir une mémoire d’écureuil. Alors que l’écureuil n’oublie jamais l’endroit où il a un jour enterré ses noix. Jamais. En ce qui concernait Rahhal, il avait à la fois l’odorat aigu et la mémoire exceptionnelle de l’écureuil.
…
Voilà pourquoi Rahhal s’identifiait depuis toujours à un écureuil et non à un rat. Et il repérait sans peine dans tout être humain qui passait à sa portée l’animal qui lui faisait pendant. Une fois qu’il avait fait plus ample connaissance avec la personne, et avait compris sa façon de penser et d’argumenter ou son sens de l’humour, il confirmait son jugement initial. En cas d’erreur, il rajustait le tir en choisissant un autre animal, le plus souvent de la même famille que celle vers laquelle son instinct l’avait guidé la première fois. Ce savoir-là ne s’acquiert généralement pas à l’université. Dans le cas de Rahhal, c’était un don divin qui l’incitait depuis l’enfance à chercher dans les visages de ses camarades de classe et de ses voisins de rue l’animal qui s’y cachait. Ainsi dans son esprit et dans son imagination, Rahhal renvoyait-il l’humain à son animalité première, selon son atlas personnel du monde et des créatures qui l’habitent.
Aussi le jour où il rejoignit les rangs de l’Union nationale des étudiants du Maroc (Unem) qui se réunissait sur le campus de la faculté de lettres de Marrakech, il n’évalua pas les intervenants selon leur affiliation comme il est courant de le faire – un tel est de la Voie démocratique basiste, un tel du Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste, une telle est de l’Organisation de l’action démocratique populaire, et une telle de l’Union socialiste des forces populaires ou du Parti du progrès et du socialisme. Pas du tout. Rahhal ne se préoccupait ni de parti ni d’idéologie, il allait droit au cœur. Il évaluait la silhouette, la stature, la relation œil sourcil, la taille de la bouche, sa courbe, la longueur de l’arête nasale ou la largeur des narines, la place qu’occupait le nez par rapport aux mâchoires et aux joues. Voilà ce qui de prime abord l’intéressait. Venaient ensuite les caractéristiques fondamentales qui rendaient plus évident le lien entre l’intervenant et l’animal enfoui en lui : les gestes, le regard, le sourire, la façon de se tenir et de parler, les mouvements des mains, le froncement des sourcils, la respiration plus ou moins rapide, en plus de la façon de s’exprimer et de raisonner. Voilà pourquoi Rahhal attendait avec impatience les interventions du camarade Ahmed la Hyène, alors que les plaidoyers d’Atiqa la Vache l’ennuyaient profondément.
Atiqa était une fille de la campagne, originaire des environs de Marrakech, révolutionnaire dans l’âme, marrante et le cœur sur la main. Rahhal enviait ses camarades de faction et l’extrême dévouement qu’elle leur témoignait. C’était une mère pour eux. Son corps puissant et plantureux, son visage qui rayonnait de gentillesse – sinon d’intelligence, mais on l’en excusait –, la limpidité de ses grands yeux, tout ceci avait poussé Rahhal à l’assimiler dès le départ à une vache. Et ce que les frères des factions islamistes murmuraient à son propos, comme quoi c’était elle qui cuisinait pour les camarades dans l’antre secret qu’ils louaient dans un quartier populaire voisin de la faculté, un bouge qu’ils appelaient la maison rouge, comme quoi encore elle buvait autant qu’eux, coup sur coup, et ils se l’envoyaient après, consentante et conciliante, parce que les principes du communisme sexuel dont ils se gargarisaient l’obligeaient à soulager les besoins biologiques des camarades du coin, avec une conviction d’activiste engagée et une foi révolutionnaire à toute épreuve, bref cet arrangement que nous qualifierons faute de mieux de “coït militant” revint tant et si bien aux oreilles de Rahhal qu’il s’ancra en lui et devint une évidence, ce qui lui permit du même coup de vérifier la pertinence de son système de classement. Car les vaches servent à labourer et fendre la terre, on les attelle pour faire tourner les meules, et elles ne refusent leur pis ou leur lait ni aux veaux ni aux hommes. De même qu’une fois égorgées, elles offrent leur viande, leur graisse et même leur cuir à qui les veut. Qu’est-ce qui aurait donc empêché la vache des camarades de souscrire avec loyauté aux obligations que lui dictait sa nature ?
Au début, Rahhal s’était donc amusé à effeuiller un à un les vêtements d’Atiqa quand elle intervenait lors des réunions, et s’était imaginé rejoignant les rangs de ses camarades éméchés et être l’un des leurs, buvant à leur coupe, mangeant à leur râtelier et se soulageant où ils se soulageaient. Mais il avait hélas toujours le temps de terminer sa p’tite affaire, de tirer son coup en pensée, de laver sa faute et d’implorer la clémence divine en invoquant les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu, alors qu’elle en était encore à débiter sa tirade ennuyeuse. De sorte qu’il lui semblait voir en l’oratrice, dès lors qu’il avait eu d’elle ce qu’il voulait, une vache léthargique qui ruminait et ruminait bêtement, sans se soucier de savoir s’il s’agissait de luzerne ou d’orge.
Quelques bonnes feuilles de cet excellent roman:
Rahhal ne comprenait pas pourquoi certains le traitaient de singe et d’autres de rat. Ces comparaisons l’agaçaient. Il sentait bien qu’on l’insultait. Mais il ne se laissait pas démonter. Car, au fond de lui, il était convaincu que ces surnoms incohérents reflétaient en réalité l’ignorance de ceux qui les lui attribuaient, et trahissaient la médiocrité de leur sens de l’observation. Car Rahhal se sentait plus proche de l’écureuil que de tout autre animal. Et tous ceux qui parlaient de singe, de souris, de rat, ou même de grenouille, comme l’avait une fois surnommé une voisine bigleuse, manquaient de perspicacité et étaient incapables de transposer de manière rigoureuse les caractéristiques d’un être humain à un animal. La souris, le rat et l’écureuil ont beau appartenir à la même famille, celle des rongeurs, l’écureuil est d’une espèce tout à fait différente. D’un genre supérieur. Sans parler de la queue. Tout le monde sait que celle du rat est fine et longue, alors que l’écureuil s’enorgueillit d’un panache épais et touffu. Toute la différence réside dans le comportement, les mœurs, et le mode de vie, ainsi que dans les aspirations profondes de l’animal, et dans ce qui affecte inconsciemment le comportement de son homologue humain et sa performance au travail et dans la vie. Par exemple, il existe une espèce d’écureuil qui vole. Mais est-ce que les rats volent ? Il y a bien d’autres différences essentielles, comme la mémoire et le sens aigu de l’odorat. Jamais rat, au cours de la longue histoire des rongeurs, n’a espéré avoir une mémoire d’écureuil. Alors que l’écureuil n’oublie jamais l’endroit où il a un jour enterré ses noix. Jamais. En ce qui concernait Rahhal, il avait à la fois l’odorat aigu et la mémoire exceptionnelle de l’écureuil.
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Voilà pourquoi Rahhal s’identifiait depuis toujours à un écureuil et non à un rat. Et il repérait sans peine dans tout être humain qui passait à sa portée l’animal qui lui faisait pendant. Une fois qu’il avait fait plus ample connaissance avec la personne, et avait compris sa façon de penser et d’argumenter ou son sens de l’humour, il confirmait son jugement initial. En cas d’erreur, il rajustait le tir en choisissant un autre animal, le plus souvent de la même famille que celle vers laquelle son instinct l’avait guidé la première fois. Ce savoir-là ne s’acquiert généralement pas à l’université. Dans le cas de Rahhal, c’était un don divin qui l’incitait depuis l’enfance à chercher dans les visages de ses camarades de classe et de ses voisins de rue l’animal qui s’y cachait. Ainsi dans son esprit et dans son imagination, Rahhal renvoyait-il l’humain à son animalité première, selon son atlas personnel du monde et des créatures qui l’habitent.
Aussi le jour où il rejoignit les rangs de l’Union nationale des étudiants du Maroc (Unem) qui se réunissait sur le campus de la faculté de lettres de Marrakech, il n’évalua pas les intervenants selon leur affiliation comme il est courant de le faire – un tel est de la Voie démocratique basiste, un tel du Parti de l’avant-garde démocratique et socialiste, une telle est de l’Organisation de l’action démocratique populaire, et une telle de l’Union socialiste des forces populaires ou du Parti du progrès et du socialisme. Pas du tout. Rahhal ne se préoccupait ni de parti ni d’idéologie, il allait droit au cœur. Il évaluait la silhouette, la stature, la relation œil sourcil, la taille de la bouche, sa courbe, la longueur de l’arête nasale ou la largeur des narines, la place qu’occupait le nez par rapport aux mâchoires et aux joues. Voilà ce qui de prime abord l’intéressait. Venaient ensuite les caractéristiques fondamentales qui rendaient plus évident le lien entre l’intervenant et l’animal enfoui en lui : les gestes, le regard, le sourire, la façon de se tenir et de parler, les mouvements des mains, le froncement des sourcils, la respiration plus ou moins rapide, en plus de la façon de s’exprimer et de raisonner. Voilà pourquoi Rahhal attendait avec impatience les interventions du camarade Ahmed la Hyène, alors que les plaidoyers d’Atiqa la Vache l’ennuyaient profondément.
Atiqa était une fille de la campagne, originaire des environs de Marrakech, révolutionnaire dans l’âme, marrante et le cœur sur la main. Rahhal enviait ses camarades de faction et l’extrême dévouement qu’elle leur témoignait. C’était une mère pour eux. Son corps puissant et plantureux, son visage qui rayonnait de gentillesse – sinon d’intelligence, mais on l’en excusait –, la limpidité de ses grands yeux, tout ceci avait poussé Rahhal à l’assimiler dès le départ à une vache. Et ce que les frères des factions islamistes murmuraient à son propos, comme quoi c’était elle qui cuisinait pour les camarades dans l’antre secret qu’ils louaient dans un quartier populaire voisin de la faculté, un bouge qu’ils appelaient la maison rouge, comme quoi encore elle buvait autant qu’eux, coup sur coup, et ils se l’envoyaient après, consentante et conciliante, parce que les principes du communisme sexuel dont ils se gargarisaient l’obligeaient à soulager les besoins biologiques des camarades du coin, avec une conviction d’activiste engagée et une foi révolutionnaire à toute épreuve, bref cet arrangement que nous qualifierons faute de mieux de “coït militant” revint tant et si bien aux oreilles de Rahhal qu’il s’ancra en lui et devint une évidence, ce qui lui permit du même coup de vérifier la pertinence de son système de classement. Car les vaches servent à labourer et fendre la terre, on les attelle pour faire tourner les meules, et elles ne refusent leur pis ou leur lait ni aux veaux ni aux hommes. De même qu’une fois égorgées, elles offrent leur viande, leur graisse et même leur cuir à qui les veut. Qu’est-ce qui aurait donc empêché la vache des camarades de souscrire avec loyauté aux obligations que lui dictait sa nature ?
Au début, Rahhal s’était donc amusé à effeuiller un à un les vêtements d’Atiqa quand elle intervenait lors des réunions, et s’était imaginé rejoignant les rangs de ses camarades éméchés et être l’un des leurs, buvant à leur coupe, mangeant à leur râtelier et se soulageant où ils se soulageaient. Mais il avait hélas toujours le temps de terminer sa p’tite affaire, de tirer son coup en pensée, de laver sa faute et d’implorer la clémence divine en invoquant les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu, alors qu’elle en était encore à débiter sa tirade ennuyeuse. De sorte qu’il lui semblait voir en l’oratrice, dès lors qu’il avait eu d’elle ce qu’il voulait, une vache léthargique qui ruminait et ruminait bêtement, sans se soucier de savoir s’il s’agissait de luzerne ou d’orge.

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