Comme dans toute ville frontière, la population d'Oujda comportait de nombreux éléments venus du pays limitrophe : l'Algérie, mais ici l'originalité tient au fait que cette population étrangère va dominer la ville.En effet, dès la période pré-coloniale l'élément algérien occupait une place importante dans la société oujdie et donnait une tonalité spéciale à cette ville marocaine.
La pénétration française, en mars 1907, à partir de l'Algérie ne fera que renforcer la prédominance sociale des immigrants algériens : Européens d'Algérie, Musulmans ou Juifs algériens. Dans chacun de ces groupes se formera aisément une bourgeoisie puissante d'où émergeront des personnalités remarquables, des notables.
I - Oujda à la veille de l'entrée des Français
1. Une bourgade semi-rurale
Dans la période pré-coloniale, Oujda ne faisait pas partie des villes dites hadrya, proprement citadines, comme Fez. C'était une ville de 6500 habitants dont 1200 Juifs. Elle nous apparaît comme une bourgade semi-rurale. En effet, un bon nombre de ses habitants vivait de l'agriculture : propriétaires fonciers dont certains semblent avoir été importants. Voinot (1) évoque une famille celle des Ouled Ramdan qui reçoit du Sultan douze propriétés ne représentant d'ailleurs, nous dit-il, que le tiers des terres que le souverain lui avait confisquées, pour des raisons politiques durant la révolte de Bou Hmara (1903- 1909).
De nombreux fellahs qui travaillaient dans les jardins (cinq cent soixante dix hectares entourant la ville, comptantes de céréales et légumes au pied des oliviers et arbres fruitiers), habitaient la ville. C'est, en effet, pour leur permettre de regagner leur domicile qu'une porte : Bab Sidi Abd El Ouahab était laissée ouverte beaucoup plus tard que les autres, jusqu'à neuf heures le soir.
2. Un carrefour commercial
Cependant, du fait de sa situation, Oujda ne pouvait échapper à une vocation commerciale. Placée au croisement de la grande route de Fez à Tunis et d'une artère du Sahara à la Méditerranée, cette ville-carrefour voyait affluer les caravanes du désert et s'échanger les produits du Maroc et de l'Algérie. Ce commerce explique la présence,au sein d'une population modeste ou misérable, d'une bourgeoisie aisée de commerçants, le plus souvent d'origine étrangère, fassie ou algérienne.
Parmi les Juifs, décrits généralement comme misérables, il semble que des fortunes se cachaient; les Juifs évitaient d'attirer l'attention des fonctionnaires du Makhzen par des signes extérieurs de richesse, somptueux habits ou belles demeures. D'après l'enquête que nous avons menée auprès de descendants de Juifs oujdis, en effet, il semble que les notables membres du Conseil de la Communauté avaient une assise financière confortable. Citons la famille de Chaya Lévy, dont la richesse immobilière à Oujda remontait bien au delà de l'installation des Français. L'origine de ces fortunes plus ou moins cachées est à chercher dans le commerce par caravanes avec le sud saharien ou les échanges avec l'Algérie.
Les Fassis tenaient plus ouvertement le haut du pavé. Installés dans la Grande Kissaria construite par l'un d'eux, (de même que la Petite Kissaria ), ils semblent avoir considéré Oujda comme un simple "comptoir colonial" selon l'expression de Jean Hesse (2). Ces Fassis, en effet, ne fondaient pas de famille à Oujda, ils y vivaient avec des concubines noires en attendant de repartir à Fez où ils prenaient femmes, relayés à Oujda, pour les activités commerciales, par d'autres membres de leur famille. Leurs activités portaient essentiellement sur le commerce des étoffes (soieries lyonnaises surtout), les produits de l'artisanat, du cuir de Fez, les tapis de Debdou. Ils doivent avoir un chiffre d'affaires assez élevé, suppute Voinot, puisque dans les magasins minuscules de quelques uns on voit jusqu'à 40.000 francs de marchandises (3).Ismaël Hamet (4) et bien d'autres voyageurs : Isabelle Eberhardt (5), Jérôme et Jean Tharaud (6), décrivent ces Fassis comme des gens raffinés, instruits, éclairés.
Un autre groupe d'étrangers, les Algériens, présentaient à peu près les mêmes caractères que les Fassis qu'ils concurrençaient dans le domaine commercial, comme auprès du Makhzen. Mouhadjirin, "émigrés pour la foi", les Algériens bénéficiaient d'un traitement spécial de la part du Makhzen qui, non seulement ne leur faisait payer ni impôt, ni charge mais leur attribuait de plus, une indemnité "d'exil". C'était parmi eux, gens lettrés souvent, que le Sultan choisissait le cadi d'Oujda et bien des Algériens occupaient d'autres postes de fonctionnaires de la ville comme chaouchsy ou même comme amin des douanes. Leurs activités commerciales favorisées par leurs relations avec des amis ou des parents d'Algérie portaient sur les tissus, les cuirs et peaux, la laine.Ils étaient parfois associés avec des habitants d'au delà de la frontière, de Marnia, ou même d'Oran. On voit l'un d'eux associé à un Juif, Dahan, d'Oran.
Tandis que les Fassis orientaient leurs opérations vers le Maroc occidental, les Algériens étaient tournés vers leur pays d'origine et leur commerce portait essentiellement sur des produits français qu'ils faisaient entrer au Maroc.Tout cela rendait les Marocains méfiants envers ces gens qui avaient laissé prendre leur pays par les Neçranis et que l'on pouvait soupçonner de favoriser les entreprises françaises au Maroc. D'ailleurs les observateurs français de l'époque pensaient de même et se complaisaient à décrire ces Algériens comme meilleurs artisans que les Marocains, plus ouverts à l'innovation (n'était-ce pas un Tlemcenien, Si Ben Salem Fessala, qui, le premier, avait installé un moteur à pétrole à Oujda?). Les mille cinq cents Algériens installés à Oujda apparaissaient comme des collaborateurs naturels dans les projets de "pénétration pacifique" des Français à partir de l'Algérie.
Ainsi les activités les plus lucratives et prestigieuses étaient en grande partie accaparées par des étrangers. Avec la colonisation ce caractère d'extranéité du groupe dominant allait évidemment se renforcer mais pas seulement du fait de l'arrivée des Français. En effet, des autochtones de l'Algérie, musulmans ou juifs, arrivés dans les fourgons du colonisateur, allaient imposer leur domination en écartant, voire écrasant, leurs coréligionaires marocains.

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