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Bourgeois et notables Algériens en terre marocaine

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  • Bourgeois et notables Algériens en terre marocaine



    Comme dans toute ville frontière, la population d'Oujda comportait de nombreux éléments venus du pays limitrophe : l'Algérie, mais ici l'originalité tient au fait que cette population étrangère va dominer la ville.En effet, dès la période pré-coloniale l'élément algérien occupait une place importante dans la société oujdie et donnait une tonalité spéciale à cette ville marocaine.

    La pénétration française, en mars 1907, à partir de l'Algérie ne fera que renforcer la prédominance sociale des immigrants algériens : Européens d'Algérie, Musulmans ou Juifs algériens. Dans chacun de ces groupes se formera aisément une bourgeoisie puissante d'où émergeront des personnalités remarquables, des notables.
    I - Oujda à la veille de l'entrée des Français

    1. Une bourgade semi-rurale


    Dans la période pré-coloniale, Oujda ne faisait pas partie des villes dites hadrya, proprement citadines, comme Fez. C'était une ville de 6500 habitants dont 1200 Juifs. Elle nous apparaît comme une bourgade semi-rurale. En effet, un bon nombre de ses habitants vivait de l'agriculture : propriétaires fonciers dont certains semblent avoir été importants. Voinot (1) évoque une famille celle des Ouled Ramdan qui reçoit du Sultan douze propriétés ne représentant d'ailleurs, nous dit-il, que le tiers des terres que le souverain lui avait confisquées, pour des raisons politiques durant la révolte de Bou Hmara (1903- 1909).

    De nombreux fellahs qui travaillaient dans les jardins (cinq cent soixante dix hectares entourant la ville, comptantes de céréales et légumes au pied des oliviers et arbres fruitiers), habitaient la ville. C'est, en effet, pour leur permettre de regagner leur domicile qu'une porte : Bab Sidi Abd El Ouahab était laissée ouverte beaucoup plus tard que les autres, jusqu'à neuf heures le soir.

    2. Un carrefour commercial


    Cependant, du fait de sa situation, Oujda ne pouvait échapper à une vocation commerciale. Placée au croisement de la grande route de Fez à Tunis et d'une artère du Sahara à la Méditerranée, cette ville-carrefour voyait affluer les caravanes du désert et s'échanger les produits du Maroc et de l'Algérie. Ce commerce explique la présence,au sein d'une population modeste ou misérable, d'une bourgeoisie aisée de commerçants, le plus souvent d'origine étrangère, fassie ou algérienne.

    Parmi les Juifs, décrits généralement comme misérables, il semble que des fortunes se cachaient; les Juifs évitaient d'attirer l'attention des fonctionnaires du Makhzen par des signes extérieurs de richesse, somptueux habits ou belles demeures. D'après l'enquête que nous avons menée auprès de descendants de Juifs oujdis, en effet, il semble que les notables membres du Conseil de la Communauté avaient une assise financière confortable. Citons la famille de Chaya Lévy, dont la richesse immobilière à Oujda remontait bien au delà de l'installation des Français. L'origine de ces fortunes plus ou moins cachées est à chercher dans le commerce par caravanes avec le sud saharien ou les échanges avec l'Algérie.

    Les Fassis tenaient plus ouvertement le haut du pavé. Installés dans la Grande Kissaria construite par l'un d'eux, (de même que la Petite Kissaria ), ils semblent avoir considéré Oujda comme un simple "comptoir colonial" selon l'expression de Jean Hesse (2). Ces Fassis, en effet, ne fondaient pas de famille à Oujda, ils y vivaient avec des concubines noires en attendant de repartir à Fez où ils prenaient femmes, relayés à Oujda, pour les activités commerciales, par d'autres membres de leur famille. Leurs activités portaient essentiellement sur le commerce des étoffes (soieries lyonnaises surtout), les produits de l'artisanat, du cuir de Fez, les tapis de Debdou. Ils doivent avoir un chiffre d'affaires assez élevé, suppute Voinot, puisque dans les magasins minuscules de quelques uns on voit jusqu'à 40.000 francs de marchandises (3).Ismaël Hamet (4) et bien d'autres voyageurs : Isabelle Eberhardt (5), Jérôme et Jean Tharaud (6), décrivent ces Fassis comme des gens raffinés, instruits, éclairés.

    Un autre groupe d'étrangers, les Algériens, présentaient à peu près les mêmes caractères que les Fassis qu'ils concurrençaient dans le domaine commercial, comme auprès du Makhzen. Mouhadjirin, "émigrés pour la foi", les Algériens bénéficiaient d'un traitement spécial de la part du Makhzen qui, non seulement ne leur faisait payer ni impôt, ni charge mais leur attribuait de plus, une indemnité "d'exil". C'était parmi eux, gens lettrés souvent, que le Sultan choisissait le cadi d'Oujda et bien des Algériens occupaient d'autres postes de fonctionnaires de la ville comme chaouchsy ou même comme amin des douanes. Leurs activités commerciales favorisées par leurs relations avec des amis ou des parents d'Algérie portaient sur les tissus, les cuirs et peaux, la laine.Ils étaient parfois associés avec des habitants d'au delà de la frontière, de Marnia, ou même d'Oran. On voit l'un d'eux associé à un Juif, Dahan, d'Oran.

    Tandis que les Fassis orientaient leurs opérations vers le Maroc occidental, les Algériens étaient tournés vers leur pays d'origine et leur commerce portait essentiellement sur des produits français qu'ils faisaient entrer au Maroc.Tout cela rendait les Marocains méfiants envers ces gens qui avaient laissé prendre leur pays par les Neçranis et que l'on pouvait soupçonner de favoriser les entreprises françaises au Maroc. D'ailleurs les observateurs français de l'époque pensaient de même et se complaisaient à décrire ces Algériens comme meilleurs artisans que les Marocains, plus ouverts à l'innovation (n'était-ce pas un Tlemcenien, Si Ben Salem Fessala, qui, le premier, avait installé un moteur à pétrole à Oujda?). Les mille cinq cents Algériens installés à Oujda apparaissaient comme des collaborateurs naturels dans les projets de "pénétration pacifique" des Français à partir de l'Algérie.

    Ainsi les activités les plus lucratives et prestigieuses étaient en grande partie accaparées par des étrangers. Avec la colonisation ce caractère d'extranéité du groupe dominant allait évidemment se renforcer mais pas seulement du fait de l'arrivée des Français. En effet, des autochtones de l'Algérie, musulmans ou juifs, arrivés dans les fourgons du colonisateur, allaient imposer leur domination en écartant, voire écrasant, leurs coréligionaires marocains.

    « Great minds discuss ideas; average minds, events; small minds, people. » Eleanor ROOSEVELT

  • #2
    II - Pénétration française et développement de bourgeoisies algériennes


    Le 19 Mars 1907,Lyautey pénètre à Oujda accompagné et suivi de nombreux Algériens des trois confessions; des vagues successives d'immigrants pénètrent par l'Est du Maroc dont un certain nombre s'arrête à Oujda tandis que d'autres poursuivent leur route vers le Maroc occidental. Oujda connait alors un gonflement démographique qui fait éclater le cadre étroit de la ville ancienne, enfermée dans des remparts, qui seront détruits totalement en 1931. Une nouvelle médina résulte de ce débordement au Nord, tandis qu'à l'Ouest de la ville, s'étend démesurément la ville européenne criblée de terrains vagues gelés par la spéculation foncière.

    De plus en plus, les Algériens des trois confessions vont dominer économiquement, administrativement et culturellement la ville. Quels furent les facteurs du succès des trois groupes d'Algérie?

    Tout d'abord leur connaissance de la langue arabe en même temps que du français, leur familiarité avec les moeurs maghrébines. L'armée, l'administration, trouvaient en eux des collaborateurs zélés et efficaces dans leurs relations avec les Marocains. De même, leur familiarité avec les mécanismes de l'économie moderne leur assura rapidement une prédominance économique éclatante.

    Fournisseurs aux armées, vivandiers, commerçants, tous animés du même dynamisme, des mêmes appétits, liés par les mêmes intérêts, imposeront leur pouvoir dans la ville et coloniseront la région en s'emparant des terres par l'intermédiaire d'ailleurs d'acheteurs fictifs, les Algériens musulmans qui seuls pouvaient acquérir des terres au Maroc en vertu du traité de Madrid (du moins dans la période précédant le protectorat) qui interdit l'achat de biens fonciers par des non musulmans sans autorisation du Sultan.
    1. Les Algériens musulmans : formation d'une classe moyenne


    Les Algériens remplissent dans l'armée ou l'administration le rôle d'interprètes, de petits cadres subalternes. Les services qu'ils rendent ainsi au colonisateur leur valent la méfiance des Marocains qui étaient bien obligés, dans les premières décennies, de passer par leur intermédiaire, pour leurs relations avec l'administration, ne sachant eux-mêmes ni parler, ni écrire le français.

    Attirés par les possibilités ainsi offertes par l'administration ou par la possibilité d'ouvrir boutiques dans une ville en croissance rapide, de nombreux Algériens musulmans affluèrent de toute l'Oranie, de Nédroma (pépinières de fonctionnaires), de Marnia, de Tlemcen..., par familles entières. Ils formèrent dans les années vingt un groupe social relativement privilégié, "petite classe moyenne" essentielle dans l'économie de la ville et, à ce titre, favorisée un temps par le colonisateur.

    Cependant un ralentissement fut imposé à l'expansion de cette classe, formée en grande partie de fonctionnaires, lorsque, en 1926, un arrêté viziriel déplaça les fonctionnaires algériens du cadre français dans le deuxième cadre spécial marocain beaucoup moins favorisé financièrement. La protestation vigoureuse de la Fédération des Algériens musulmans du Maroc, qui rappelait que de nombreux fonctionnaires algériens ont répondu à l'appel de la France, se sont expatriés, ont donné au Maroc sa première armature et ont rendu au Protectorat de réels services , resta vaine. En fait, pour l'Administration française comme pour les Marocains, les avantages accordés jusque là aux Algériens ne se justifiaient plus du moment que les Marocains avaient acquis une certaine familiarité avec le français et les moeurs occidentales, ce qui rendait inutile la présence d'intermédiaires algériens.

    Peu de fonctionnaires algériens demandèrent la nationalité française pour continuer à bénéficier des avantages liés à la citoyenneté française (en particulier la majoration de traitement par le tiers colonial ) et l'afflux des Algériens se poursuivit en particulier sous l'effet de la crise de 1930 qui ferma la France à l'immigration maghrébine. Un certain nombre d'Algériens chassés de France par la crise, soucieux de ne pas retomber sous la coupe des caïds dans leur tribu d'origine, préférèrent venir s'installer au Maroc, en ville, malgré les restrictions mises, ici aussi à l'immigration.



    Ainsi, les Algériens qui étaient en 1926 2471 sur une population de 20.000 habitants, se chiffraient en 1936 à 4594. A cette date, Oujda contenait plus de la moitié des Algériens installés au Maroc.

    Cependant, à partir de cette époque l'immigration, qui était surtout le fait d'ouvriers peu qualifies, introduisit une diversification sociale du groupe des Algériens Musulmans qui devait encore s'accentuer quand, après 1945, une dernière vague d'immigrants, sans contrat de travail, forçait la barrière de la frontière et venait grossir les rangs des prolétaires marocains des villages périphériques de la ville.

    Le recensement de 1936 permet d'appréhender cette diversification et l'évolution de la bourgeoisie musulmane algérienne qui occupe un large éventail de professions englobant des métiers nouveaux, modernes, de l'électricité, de l'automobile, de la banque, des entreprises de transports etc...La place dans la profession étant précisée, on peut voir que 314 Algériens sont chefs d'entreprises ( soit 31,8 % des actifs) parmi eux trois hommes et deux femmes occupent des professions libérales. Ces dernières indiquent que l'enseignement secondaire français (le seul qui débouchât sur l'enseignement supérieur) avait été un peu plus ouvert aux Algériens qu'aux Marocains.

    Après 1947, les Algériens sont confondus avec les autres Français et ne sont donc plus repérables dans les recensements. On peut néanmoins se reporter à une enquête de M.Lombard(8), contrôleur civil à Oujda, qui relève neuf membres de professions libérales parmi les Algériens ( deux médecins, trois pharmaciens, un dentiste, trois avocats), alors que les Marocains n'en ont que deux : un médecin et un avocat. Le nombre des professions libérales chez les Algériens doublera entre 1952 et 1956.

    Significative de l'impact de l'arrêté viziriel de 1926 est la baisse relative des fonctionnaires dans ce groupe, fls formaient 14,1 % des actifs en 1936, ils n'en forment plus que 8,2 % en 1951. A cette même date, Lombard signale que, un quart des 760 commerçants recensés sont des commerçants en gros, industriels, transporteurs, importateurs etc.. Ainsi le contour de cette bourgeoisie algérienne résultat d'une sorte de sédimentation par strates successives, formée de fonctionnaires parfois de haut niveau, d'intellectuels, de riches commerçants ou même d'industriels, nous semble assez précis pour nous conforter dans l'appréciation du caractère dominant de ce groupe.

    Celui-ci tentait de sauvegarder son originalité en ne fusionnant pas avec ses coréligionaires marocains même si parmi ces derniers, surtout depuis la guerre, se formait une classe de bourgeois, résultat d'un enrichissement par le commerce des textiles ou du cuir et en partie toujours originaires du Maroc occidental (150 gros commerçants sont de Fez en 1952) ou formant une élite issue des écoles franco-marocaines (le recensement de 1952 donne 565 emplois administratifs et professions intellectuelles dont un avocat et un médecin, soit 4,9 % seulement des actifs marocains). Dans la demière période du Protectorat cependant, on assiste à une fusion, au moins idéologique, des élites dans l'opposition au colonisateur.




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    • #3
      2. Les Juifs algériens


      Les Juifs algériens formaient un groupe plus modeste numériquement parlant. On en comptait quarante quatre en 1909, cinquante en 1910, ensuite les statistiques les confondent avec les autres Français. On les évalue à 4065 individus en 1948, ils auraient été 5000 à la veille de l'indépendance. Comparés aux 12.986 Français musulmans du recensement de 1952, ils apparaissent très minoritaires dans une population totale de 80.718 habitants comportant par ailleurs, 14.357 Européens. Pourtant leur importance sociale dépassait et de loin, leur représentation numérique. Même si parmi eux on comptait des familles modestes, voire pauvres, globalement leur groupe occupait dans la ville une position dominante et, n'étaient les préjugés anti-juifs dont ils étaient l'objet, comparable même à celle des Européens. Parmi eux émergent de fortes personnalités et quelques notables dont nous donnons l'itinéraire.

      Comme les Musulmans algériens, en effet, ils avaient dans les débuts de la colonisation, du fait de leur connaissance de l'arabe, de leur familiarité avec les moeurs maghrébines, servi d'intermédiaires efficaces entre, d'une part, l'armée ou l'administration française et, d'autre part, les Marocains juifs ou musulmans. Issus d'un pays colonisé par la France depuis deux générations, ils savaient le français, avaient généralement une instruction primaire, au moins, et une connaissance ou une familiarité avec les techniques occidentales de production. Enfin, et ce fut peut-être l'atout le plus déterminant, la nationalité française octroyée par le décret du 24 octobre 1870, leur permettait de bénéficier totalement des privilèges des colonisateurs; par exemple, l'accès à l'école française, mieux dotée que l'école franco-musulmane ou franco- israëlite.

      L'administration française leur était en principe ouverte à tous les échelons et les fonctionnaires profitaient de la majoration de salaires de tous les Français : le tiers colonial. Tous ces avantages cumulatifs ont joué pour assurer progressivement une situation privilégiée aux Juifs algériens et leur permettre de concurrencer efficacement leur coréligionaires marocains, infériorisés du fait qu'ils ne connaissaient pas la langue de l'administration et de l'économie.

      On peut, pour ce groupe aussi, distinguer une première vague d'immigrants "pionniers" arrivés dans les fourgons de l'armée. Certains avaient déjà rempli le rôle de fournisseurs de l'armée en Algérie. C'est le cas des deux notables juifs algériens dont on retrouvera l'itinéraire en annexe. Tout naturellement, installés au Maroc, et pour mieux maîtriser l'approvisionnement de l'armée française (pendant la conquête, puis la guerre du Rif...), ils acquièrent des terres agricoles, bénéficient parfois de lots de colonisation, s'intéressent à l'agriculture et à l'élevage où ils introduisent des méthodes modernes.

      Le frère d'un de nos notables crée ainsi deux fermes-modèles dans la région d'Oujda, une de chaque côté de la frontière algéro-marocaine.

      Un autre type d'immigrants arrivés jeunes, parfois très jeunes, sans capital, à la recherche de travail dans un pays neuf, dans une ville en plaine expansion, pouvait accéder à la réussite.

      On peut citer un de ces "self-made men": M.Benarous Marc arrivé à treize ans, en 1912, mis en apprentissage dans une menuiserie et qui réussira à construire une solide situation en se portant adjudicataire pour toutes les constructions administratives : P.T.T., services municipaux, hôpital Loustaud, Maison de France etc. Il se lança ensuite dans la construction immobilière et finit même par créer avec un associé européen, une entreprise de construction de bâtiments locatifs. L'arrivée des Américains, le regain d'activité qu'elle entraîna, lui permirent de faire des affaires lucratives.

      Sans réussir aussi bien, nombreux furent ceux qui commencèrent aussi comme ouvriers, puis créèrent leurs petites entreprises de meubles, de plomberie etc.. formant une petite bourgeoisie active, se mouvant avec aisance dans le système économique occidental, ayant compris et utilisant à bon escient les mécanismes bancaires (lettres de change, escompte) contrairement aux Juifs marocains qui se montraient imprudents dans leur utilisation du crédit, ou se faisaient gruger en signant des traites de complaisance. ..qu'ils ne savaient pas lire.

      La crise de 1930 toucha toutes les professions et toutes les classes et confessions mais s'en sortirent plus facilement les mieux armés dans la connaissance des mécanismes économiques. L'éventail des professions occupées par les Juifs algériens s'élargit encore plus que celui des Algériens musulmans, l'écart entre Juif marocains et Juifs algériens s'agrandit. Ainsi les professions libérales (quinze personnes en 1951) sont occupées uniquement par des Juifs algériens, soit venus d'Algérie avec leurs diplômes, soit formés à Oujda même. Pour ces derniers notons que le régime de Vichy et la mobilisation ensuite, ont retardé leur installation jusque dans les années cinquante.

      Après l'arrivée des Américains en 1942, du fait de l'effervescence des tractations, du marché noir, on assista à la formation de nombreuses fortunes parmi les Juifs marocains. Les Algériens voyaient aussi d'un mauvais oeil leurs coreligionaires venir s'installer en ville européenne et une concurrence très vive, encore qu'à armes inégales, s'instaurer entre les deux groupes juifs. C'est essentiellement au sein de l'élément algérien qu'émergèrent, du fait des facilités offertes à ce groupe, des notables.

      ISRAELITES ALGERIENS (9)
      ​​Israélites algériens


      Y.KATAN : Bourgeoisie et notables algériens en terre marocaine. 144
      ​​Israélites algériens3. Les notables


      La notoriété publique, dont les échos arrivent jusqu'à nous encore aujourd'hui, désignent les notables. Une enquête auprès de contemporains résidant à Paris et auprès de leurs descendants, nous à permis d'établir les critères sur lesquels un "consensus" se fait pour désigner les notables dans le groupe juif. On peut s'attendre à ce que quelques différences significatives apparaissent lors de la poursuite des enquêtes auprès des autres groupes confessionnels.

      La réussite sociale apparait logiquement comme le critère pour désigner le notable. Cependant, la fortune n'est pas apparue comme le critère suffisant à mes interlocuteurs (bien que tous les notables nommés aient eu au moins une grande aisance). Certains personnages riches ont été récusés comme notables du fait de leur moralité (ils étaient joueurs par exemple, ou peu honnêtes, ou avares...).

      Le notable devait être irréprochable sur le plan éthique. C'était un modèle de réussite sociale mais pas acquise à n'importe quel prix. A la chance, au succèsjl devait ajouter la vertu. Il devait en quelque sorte avoir mérité sa baraka . Sa sagesse en faisait aussi un médiateur. Celui à qui l'on s'adresse pour demander conseil, ou pour solliciter son arbitrage dans des conflits même d'ordre familial. Il peut aussi être l'intermédiaire écouté et puissant auprès d'une Administration inaccessible aux démunis, aux illettrés.

      La générosité, et pas seulement pour sa communauté d'origine, apparait comme un élément nécessaire de son prestige. Tel gros propriétaire foncier, qui avait fait construire tout un quartier de la ville que l'on nommait d'ailleurs par son nom, est récusé comme notable du fait de son avarice. Les notables dont on trouvera les itinéraires en annexe sont le résultat d'un choix moral autant que social, l'histoire de leur vie racontée par des parents semble tenir du panégyrique. Souvent issus de milieu modeste, leur réussite est due à un travail acharné, une vie simple voire ascétique.

      On ne trouve pas chez les Juifs algériens, comme chez les Musulmans, une référence insistante au respect des principes religieux, mais l'accent est mis sur leur contribution à la modernisation de la ville, à son développement économique. Le notable est beaucoup plus un self-made man à l'américaine. On cite de plus son rôle dans les institutions municipales où ils représentent les intérêts économiques de leurs concitoyens. Leur action sociale, politique, militaire reconnue par l'octroi de décorations (même la plus haute, la Légion d'Honneur, ce qui me dit-on n'allait pas de soi pour des Juifs!) indiquait bien son intégration dans la cité et dans le pays (la France!). A l'inverse, semble-t- il, chez les Musulmans, si le notable doit répondre aux mêmes critères de moralité, s'y ajoute une exigence de niveau intellectuel en ce qui concerne la connaissance du Coran et d'un dévouement à la cause de l'Islam qui exclut toute compromission ou collaboration avec les Français.

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      • #4
        Annexe I. Touboul Makhlouf


        C'était le plus gros notable juif de la ville; gros propriétaire foncier d'Oujda mais possédant aussi des terres agricoles dans les environs et dont l'activité principale était la minoterie.

        Si l'on remonte au grand-père, journalier, comme l'indique un certificat d'état civil établi en 1845 à Oran, il est issu de famille modeste. Cependant ce grand-père, fait assez exceptionnel, avait en vertu du Sénatus Consulte de 1865, obtenu la nationalité française dès cette année là,en raison des services rendus à la France, dans les Spahis en Kabylie. De plus, il a épousé la fille de Yaya Amselem, personnalité très connue de Mascara et qui avait même été décorée de la Légion d'Honneur, à titre civil, pour services rendus à la France.

        Donc une famille d'origine déjà sortie du rang en Algérie, du fait de son ralliement précoce à la France.

        Makhlouf, né en 1877, devient fournisseur aux armées stationnées à Mamia. Toute la famille, parents, oncles, tantes..., est regroupée dans une grande maison de ce village à 25 kilomètres de la frontière marocaine.Lyautey aurait dit à Makhlouf le 28 mars 1907 : préparez les fourgons nous entrons demain au Maroc .

        Oujda était déjà connue de M.Touboul, il y allait se fournir en bestiaux, avait des relations avec l'Amel qui l'avait invité avec des officiers français déjà avant l'occupation.

        Pendant un certain nombre d'années, Makhlouf, qui a acheté une maison à Oujda, partage son temps entre Oujda et Marnia où ses enfants naissent. Ayant reçu de Lyautey un lot de colonisation dans la région de Fez, il le confie à son frère Abraham (qui fut fournisseur aux armées pendant la guerre du Rif).

        A Oujda, Makhlouf achète à Chaya Lévy un moulin qu'il modernise en y installant des machines importées de Suisse qui en font, un temps, la minoterie



        Y.KATAN : Bourgeoisie et notables algériens en terre marocaine. 146

        la plus performante du Maroc. L'achat de terres irriguables le long de la Moulouya fait de lui, en plus d'un commerçant et d'un industriel, un agriculteur exportateur de céréales vers le Maroc occidental, de même qu'un viticulteur et fournisseur d'agrumes.

        En 1925, signe de réussite, il fait l'acquisition d'une très belle villa, 13 avenue de France, avec piscine et jardin exotique sur 4000 mètres carrés de terrain. Il devient propriétaire à Oujda de plusieurs immeubles et contribue à la création de la Chambre de Commerce de cette ville, sans pouvoir la présider du fait, dit-on, de sa qualité de Juif. De même son frère David, créateur de fermes-modèles n'était que Vice-Président de la Chambre d'Agriculture.

        Ainsi Makhlouf Touboul apparaît comme un homme actif, entreprenant, ayant largement participé au développement de la ville, mais resté modeste, nous dit-on, il a refusé toute décoration. Il mène une vie privée discrète, simple, voire ascétique. Ses vacances dans les villes d'eau en France semblent des parenthèses dans cette vie assez sévère puisqu'il y joue et perd un budget fixé d'avance.

        D'où vient son charisme auprès de la population oujdie ? D'une générosité discrète qui s'étend à tous les gens en difficulté quelle que soit leur appartenance confessionnelle. Aux pauvres de la communauté juive, il permet de fêter dignement Pâques par une distribution de pain azyme et de viande chaque année. Il est un des principaux soutiens financiers du Conseil de la communauté. Sa générosité s'exerce aussi en faveur de l'orphelinat catholique de Saint Antoine à qui il a assuré, sans publicité aucune, le pain quotidien en fournissant à un boulanger la farine nécessaire à la confection du pain dont il payait la façon. Les soeurs, en reconnaissance, offraient chaque année des dentelles et broderies effectuées par les jeunes orphelines. Aussi fût-il le seul Juif à être invité à la réception offerte lors de la Légion d'Honneur de la soeur Philomène!

        Pour le jour de l'An, suprême honneur, la clique d'Oujda venait donner l'aubade sous les fenêtres de ce simple citoyen, après celles du chef de Région.

        A sa mort, en 1964, le Pacha d'Oujda suivit le cortège mortuaire tandis que de nombreux commerçants musulmans et juifs fermaient leur boutique en signe de deuil.

        Annexe II. Choukroun Jacques


        C'était un des principaux colons de la région d'Oujda. Né en Algérie, à Nemours en mai 1894 dans une famille modeste, il connait dans son enfance les privations. Son père Yasmin, simple employé de commerce, se lance dans l'approvisionnement des troupes françaises stationnées à Nemours. En 1907,



        Y.KATAN : Bourgeoisie et notables algériens en terre marocaine. 147

        ces troupes faisaient mouvement vers le Maroc et établissaient leur camp à Berkane; le jeune Jacques, qui a passé son certificat d'études, part rejoindre l'armée pour permettre à son père d'honorer le contrat passé avec l'intendance. Il a alors moins de 14 ans et le 8 janvier 1908, de son proche chef, il renouvelle ce contrat, ce que son père se fait un devoir de confirmer ensuite. Vivant sous la tente, couchant sur un sac de jute bourré de paille, faisant cuire pour la semaine une purée de pois cassés ou une soupe de pois chiches , Jacques mène une vie très rude jusqu'à ce que sa famille vienne le rejoindre à Berkane.

        Le père, Yasmin Choukroun, va s'imposer par sa droiture dans les affaires, sa générosité et un certain charisme qui le fait choisir comme arbitre dans différents conflits entre gens de la région. Ce rôle de médiateur, Yasmin peut le jouer entre les Français et les Musulmans car il a des amis dans les deux camps. N'est-il pas à la fois, l'ami de Lyautey qui mange à sa table et appelle ses enfants par leurs prénoms, mais aussi du chef religieux musulman le Cheikh de Ouezzane qui, lors de ses déplacements dans le Maroc oriental, est reçu fastueusement chez lui ? Plus tard, Jacques aussi deviendra l'ami du caïd Mansouri connu pour ses options nationalistes, à qui il a sauvé la vie en lui donnant son sang après un accident. Ceci malgré le dévouement total de Jacques aux intérêts français.

        Yasmin a inauguré une politique de largesses qui sera poursuivie par son fils; c'est ainsi qu'il offrit à la communauté juive un terrain de sport, aux Catholiques un terrain pour un couvent et une école religieuse, à ses coréligionaires une synagogue. Même les pauvres d'Oujda prenaient le car pour Berkane afin de profiter de la distribution de pain azyme qu'il assurait à Pâques.

        Jacques va ajouter au prestige de son père le fleuron de la gloire militaire. Devançant l'appel, il s'engage comme volontaire pour reprendre aux Allemands l'Alsace et la Lorraine , il est versé dans les zouaves et combat sur le front du chemin des Dames où il s'illustre par un certain nombre d'actes héroïques qui lui valent la médaille militaire et la croix de guerre 1914-1918. Il se marie en 1920 et, avec sa femme Rachel, participe à de nombreuses oeuvres caritatives. C'est Rachel qui lui suggère aussi de laisser ses ouvriers utiliser un petit terrain, des pierres, du bois, pour qu'ils puissent construire une petite maison "en dur" et cultiver autour un petit jardin.

        Jacques laisse à son frère Joseph les affaires proprement commerciales, pour s'adonner avec passion à l'agriculture. Il achète des terres, introduit les méthodes les plus modernes et les plus productives, investissant dans les machines, la sélection des semences etc.. les bénéfices réalisés dans la vente des produits maraîchers, du raisin et des agrumes. Mais l'épée de Damoclès des échéances bancaires est toujours suspendue au dessus de lui.

        La crise de 1929 atteindra durement les affaires de la famille qui s'est agrandie des parents arrivés d'Algérie mais par un travail acharné et de dures privations , dit l'un d'eux, les difficultés furent surmontées et la situation redressée avant 1939. La famille a une antenne à Oujda avec la présence de Joseph à la Chambre de commerce.

        Au moment où éclate la guerre, Jacques, âgé de 45 ans et père de cinq enfants, s'engage à nouveau. Il est affecté à l'Etat Major de Rabat. Diverses "actions patriotiques" (on ne nous précise pas davantage en quoi elles ont consisté), lui valent la croix de guerre 1939-1945 et, en 1954, la Légion d'Honneur à titre militaire.

        Malgré un enlèvement par les fellagas en 1956, Jacques Choukroun, ami personnel du Berkanais Si Bekkai, nommé Premier Ministre du premier gouvernement du Maroc indépendant, ne quittera ce pays qu'à l'âge de soixante dix huit ans, après la nationalisation des terres agricoles en 1972.

        C'est en France qu'il finit ses jours à l'âge de quatre-vingt dix-huit ans. D'après divers témoignages, il a laissé, comme son père, le souvenir d'un homme droit et généreux.
        Annexe III. Enquête auprès d'un étudiant originaire d'Oujda sur sa famille


        Cheikh Mohamed Ben Ahmed, né en 1885 environ, d'une famille originaire d'Algérie (fondatrice de la Zawiyya al Sheikh dans la région d'El Aïoun), vint vers 1917/1920 (?) s'installer à Oujda (à Sidi Yaya exactement, oasis près de la ville). Grand propriétaire foncier, particulièrement dans la région de Taforalt où se trouvaient des vergers (amandiers) et oliveraies hérités de son père, il ajoute aux revenus de ces terres, ceux de son métier d'armurier.

        Mais ce qui fait du Cheikh Mohamed un notable c'est, en plus de sa richesse et comme pour son père déjà, son attachement à la religion, aux règles et aux principes de la chari'a suivant le rite male kite. Comme la plupart des membres de sa famille, il avait, de ce point de vue, reçu une éducation rigoureuse dans le cercle de la Zawiyya. En effet, déjà le père, Ahmed, était "poète mystique", nous dit-on, très connu par sa piété. Devenu ascète, il s'était retiré à Djebel El Aïoun où il composa des poèmes portant sur le zund (l'ascétisme) et la critique de la société qui ne respectait pas les enseignements divins .

        On retrouve chez le fils ce don pour la langue et le savoir religieux qu'il enseigna dans les écoles coranique. Il y ajouta la pratique de guérisseur. En tant que faqîh (savant) et Imam, il s'occupait des derniers soins aux morts, aucun enterrement ne se faisait sans lui ; mais non plus aucune fête, aucun mariage. Sa grande maison était ouverte à tous les pèlerins et voyageurs qui profitaient de leur séjour pour discuter, réciter le Coran, chanter des poèmes religieux. Ses qualités, son savoir, sa piété faisait de lui un conseiller écouté.



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        En plus d'une personnalité morale et spirituelle qui le plaçait au sommet de la société , il bénéficiait d'une présence physique impressionnante du fait de sa grande taille, de sa force physique qu'il dépensait dans ce qui était devenu sa passion : la fantasia.

        Il participa au jïhad (guerre sainte) en rejoignant Abd El Krim dans la résistance riffaine. Après la mort d'Abd El Krim, il revint à Oujda, qu'il abandonna ensuite pour un petit village de la région de Guercif.

        Parmi tous ces éléments qui faisaient de lui un notable et un guide spirituel, il semble que sa culture était un élément important de son prestige social. Polyglotte, il maîtrisait tous les parlers berbères du Maroc, en plus de l'arabe dialectal et de l'arabe classique. Mais ce qui faisait son originalité c'est qu'il savait aussi l'hébreu ou du moins le dialecte hébraïque de la communauté juive marocaine. Cela révèle ses contacts avec les Juifs avec lesquels il avait des relations commerciales mais aussi amicales qui lui permirent, dit son fils, de mettre fin à plusieurs attentats visant la synagogue du petit village de Méridja où il était retiré.

        Sa connaissance du français faisait de lui, pour les officiers français à Oujda, ou plus tard à Méridja, un intercesseur auprès de ses coréligionaires ou auprès d'une tribu rebelle, sans que jamais, dit son fils, d'une manière qui nous parait contradictoire, il n'accepte de collaborer avec les Français.

        On retrouve chez ce notable musulman bien des caractères des notables juifs, avec cependant une dimension spirituelle et culturelle inconnue chez ces "hommes nouveaux" qu1 étaient les Juifs algériens partiellement acculturés par la culture française qui les coupait de leurs racines maghrébines et les éloignait des préocupations spirituelles.



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        Ouvrages cités


        (1) VOINOT : Oujda et l'Amalat, Oran 1912.

        (2) Jean HESSE : Une Algérie nouvelle, Paris 1909.

        (3) VOINOT : Oujda et l'Amalat, Oran 1912.

        (4) Ismaè'l HAMET: Cinq mois au Maroc, Alger 1901.

        (5) Isabelle EBERHARDT: Notes de routeMaroc/dgérieJunisie, Paris 1923.

        (6) Jérôme et Jean THARAUD : Fez ou les bourgeois de l'Islam- Pion 1930.

        (7) LOMBARD : Aspects de la situation et du rôle de l'immigration algérienne musulmane dans la région d'Oujda, CHEAM 1953.

        (8) Annuaire marocain 1951.

        « Great minds discuss ideas; average minds, events; small minds, people. » Eleanor ROOSEVELT

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