Dans une étude de l’IRMC, nois avons présenté un sujet de thèse portant sur l’alcool en Tunisie sous le Protectorat . Parallèlement à cette thèse, nous dirigeons depuis novembre 2014 un programme de recherche financé par l’Institut de Recherches et d’Études sur les Boissons (IREB), destiné dans un premier temps à regrouper des données sur l’alcool dans le monde arabe à l’époque de la colonisation puis, à terme, à établir une synthèse sur l’alcool dans l’empire colonial français, sujet presque totalement ignoré par l’historiographie française.
Le présent article présente un résumé de quelques unes des conclusions de ces recherches, en ce qui concerne l’Algérie. L’objectif de cet article, comme de nos recherches est de se demander s’il y a une politique commune à l’Afrique du Nord en matière de production, de commercialisation
et de consommation d’alcool pendant la colonisation, et sur chacun des points, de comparer la situation de l’Algérie avec ses voisins marocains et tunisiens
Le vin, produit phare de l’économie coloniale algérienne
Le premier constat qui saute aux yeux est tout d’abord celui de la place singulière de l’alcool dans l’économie algérienne de cette période. À la fin de la colonisation, l’alcool est l’activité économique la plus importante en Algérie, pouvant représenter, les bonnes années, jusqu’à deux tiers des bénéfices à l’exportation, alors que les vins représentent moins de 10 % des bénéfices de la Tunisie et du Maroc. Il faut cependant attendre les années 1880, pour observer le début d’une politique active de plantations de vignes en Algérie, qui s’explique par trois facteurs principaux : l’amélioration des outils de production et surtout de conservation du vin (élément essentiel dans un pays chaud), l’ouverture du crédit bancaire octroyé aux viticulteurs et surtout l’ouverture du marché français des vins, suite à la crise du phylloxéra de la fin du 19e siècle en France. Cette phase ascendante du vignoble algérien se poursuit jusqu’aux années 1930 et à la crise économique, avant de décliner par la suite.
Il n’en reste pas moins qu’en 1954, l’Algérie est le quatrième producteur de vin au monde, et le plus grand exportateur. L’Algérie produit cinq fois plus de vin que le Maroc et la Tunisie réunis, essentiellement grâce à la région de l’Oranais, qui concentre alors, par ses terrains plus calcaires et sablonneux et moins favorables qu’ailleurs à d’autres cultures, 60 % des viticulteurs et 70 % des surfaces de vignoble.
Une société enivrée ?
Si l’Algérie se distingue du Maroc et de la Tunisie par la part plus importante que tient la production de vin dans cette société, en revanche, les discours qui s’y développent concernant les conséquences de cette présence d’alcool sont les mêmes dans tout le Maghreb. En Algérie, comme ailleurs, un discours colonial relativement classique, insiste sur l’incapacité des musulmans à savoir reconnaître et « boire du bon vin » , et sur « l’immodération » et l’avidité singulière des arabes en la matière. Ces discours reviennent à dire que les populations d’Algérie n’ont pas la distinction et la culture, pour savoir boire du vin. Et la diffusion très rapide de l’alcoolisme au sein de la société algérienne, aux yeux de certains médecins , sont autant d’illustrations de la décadence de la race indigène, qui justifie et explique la colonisation.
Comme en Tunisie, la question de l’alcoolisation des indigènes est également liée à celle des nationalismes. La surveillance des débits de boissons, lieux d’agitations politiques, est cruciale pour les services de police, et certains voient dans l’alcool, un moyen pour les « agitateurs » d’avilir certains esprits et de permettre la propagation « d’idées subversives » . Les nationalistes algériens voient quant à eux, dans l’alcoolisation de la société indigène, l’illustration de la présence néfaste des colonisateurs outre-mer. Nationalistes et élites coloniales partagent donc le même constat, d’une montée de l’alcoolisme, mais les raisons données divergent selon les camps. Alors que les colonisateurs mettent souvent en cause, l’incapacité des populations à s’autogérer, notamment lors des séjours des indigènes en métropole, les nationalistes y voient davantage l’action de la puissance coloniale, qui cherche à affaiblir la société qu’elle domine.
Mesurer la part de vérité de ces discours n’est pas chose aisée. Si l’on regarde la consommation globale de vin, on s’aperçoit qu’une première augmentation de la consommation peut s’observer en Algérie à la fin du 19e siècle, sans doute en bonne partie due à l’arrivée de Français dans la colonie. Comme en Tunisie, une deuxième augmentation de la consommation a lieu par ailleurs dans l’entre-deux-guerres, sans doute davantage due à la baisse du prix de la bouteille de vin. L’explosion de la production et de l’offre en vin, entraînent en effet mécaniquement la démocratisation du produit. Entre les années 1927 et 1935, années d’apogée de production du vignoble algérien, le prix réel du vin baisse de 50 % . Signe d’une nouvelle préoccupation donnée à ce sujet, la part de l’ivresse publique récidiviste par rapport aux autres délits, augmente également dans les tribunaux correctionnels de l’entre-deux guerres.
D’une manière générale, l’offre et la consommation d’alcool en Algérie, semblent bien plus importantes qu’en Tunisie et qu’au Maroc. La consommation de vin par habitant est quatre fois plus grande en Algérie qu’en Tunisie à la fin de la période. À cette époque, le nombre de débits par habitant, dans les villes de plus de 10.000 habitants est trois fois plus important en Algérie qu’au Maroc et une fois et demi plus important qu’en Tunisie . Cette réalité s’explique par le nombre d’Européens bien plus important en Algérie qu’ailleurs, même si ceux-ci ne sont évidemment pas les seuls consommateurs d’alcool. Alger et Oran sont peuplées à 75 % par les Européens, et sont aussi les deux seules grandes villes d’Afrique du Nord à compter plus d’un débit de boisson pour 1000 habitants en 1956. Dans tout le Maghreb, à l’échelle locale, les cafés se concentrent dans les quartiers européens. Ainsi à Bab el Oued en 1905, on recense une petite vingtaine de cafés dans les 150 mètres autour du marché central.
Les mesures prises en Algérie : des mesures originales
Si, en raison du plus grand nombre de colons, l’alcoolisation de la société est plus importante en Algérie qu’au Maroc ou en Tunisie sous la période coloniale, la vraie originalité du cas algérien réside sans doute davantage dans la réponse donnée à cette alcoolisation. En effet, face au phénomène global qu’est l’augmentation de la consommation et/ou de l’intérêt public pour l’alcool à partir de la Première Guerre mondiale, la Tunisie et le Maroc choisissent très tôt de mettre en place des législations ethniques. La Tunisie interdit de vendre de l’alcool aux musulmans, par l’intermédiaire du Code pénal de 1913 , imité par le Maroc en 1926. Ces dispositions, bien que largement inappliquées restent officielles jusqu’à la fin de la période coloniale. En Algérie, la seule période où l’administration décide d’interdire la vente d’alcool aux musulmans concerne le Gouvernement de Vichy, où une loi votée en octobre 1941 (abrogée en 1944), interdit la vente d’alcool aux musulmans. Pendant les 129 autres années de la présence française en Algérie, l’administration n’indique jamais clairement une mesure d’exception pour la vente d’alcool aux Algériens musulmans. Plusieurs explications peuvent être données ici. Tout d’abord, l’Algérie est une part de la République française à partir de 1870. De ce point de vue, adopter une législation qui s’adresse à une religion en particulier aurait pu être attaquée par les défenseurs de l’ordre républicain. D’autre part, la forte présence d’alcool rendait peut être de toute façon inapplicable une éventuelle loi. Enfin, il n’est pas impossible qu’un lobby colonial, soutenu par celui des viticulteurs du midi à partir du début du 20e siècle n’ait pas voulu se priver d’une source d’écoulement supplémentaire du vin. Une entorse au principe d’égalitarisme républicain survient toutefois lors de l’application de la loi du 29 décembre 1851 sur l’ouverture des débits de boisson. Cette mesure, votée alors que Louis-Napoléon Bonaparte a réalisé son coup d’État quelques jours plus tôt, prévoit que toute ouverture de débit de boisson soit soumise à l’autorisation du préfet. Cette loi est appliquée en Algérie, comme en métropole, mais lorsqu’elle est abrogée en 1880 en France, elle reste appliquée pour les indigènes d’Algérie, tandis que les Français d’Algérie se voient donnés l’autorisation d’ouvrir un débit de boisson sans contrainte. Cette inégalité devant la loi dure une vingtaine d’années, jusqu’au décret du 25 mars 1901, qui fixe de nouvelles règles applicables à tous en matière d’ouverture de débits de boissons, en fixant notamment un quota de débits par villes. Par cette mesure, l’Algérie innove en matière de gestion de l’ordre colonial, et de nombreuses lois prises par la suite en Tunisie et au Maroc s’inspireront du laboratoire algérien.
L’Algérie coloniale se différencie donc du Maroc et de la Tunisie dans sa gestion de la question alcoolique de plusieurs points de vue. La présence d’alcool sur ce territoire est bien plus importante qu’ailleurs. Si les discours sur l’alcoolisation des sociétés sont relativement similaires à ceux du Maroc et de la Tunisie, c’est que l’alcool est un moyen à l’époque pour juger l’efficacité d’une administration, ou le degré de civilisation d’une société, selon les camps. Mais contrairement à la Tunisie et au Maroc, peu de mesures de prohibition radicale sont prises au cours de la période. L’administration applique les mêmes lois qu’en métropole, et sur le papier, rares sont les politiques spécifiques appliquées aux musulmans. Le vin reste bien cependant un marqueur colonial dont on attribue la culture aux Européens ou les mauvais effets aux arabes, selon les temps.
Le présent article présente un résumé de quelques unes des conclusions de ces recherches, en ce qui concerne l’Algérie. L’objectif de cet article, comme de nos recherches est de se demander s’il y a une politique commune à l’Afrique du Nord en matière de production, de commercialisation
et de consommation d’alcool pendant la colonisation, et sur chacun des points, de comparer la situation de l’Algérie avec ses voisins marocains et tunisiens
Le vin, produit phare de l’économie coloniale algérienne
Le premier constat qui saute aux yeux est tout d’abord celui de la place singulière de l’alcool dans l’économie algérienne de cette période. À la fin de la colonisation, l’alcool est l’activité économique la plus importante en Algérie, pouvant représenter, les bonnes années, jusqu’à deux tiers des bénéfices à l’exportation, alors que les vins représentent moins de 10 % des bénéfices de la Tunisie et du Maroc. Il faut cependant attendre les années 1880, pour observer le début d’une politique active de plantations de vignes en Algérie, qui s’explique par trois facteurs principaux : l’amélioration des outils de production et surtout de conservation du vin (élément essentiel dans un pays chaud), l’ouverture du crédit bancaire octroyé aux viticulteurs et surtout l’ouverture du marché français des vins, suite à la crise du phylloxéra de la fin du 19e siècle en France. Cette phase ascendante du vignoble algérien se poursuit jusqu’aux années 1930 et à la crise économique, avant de décliner par la suite.
Il n’en reste pas moins qu’en 1954, l’Algérie est le quatrième producteur de vin au monde, et le plus grand exportateur. L’Algérie produit cinq fois plus de vin que le Maroc et la Tunisie réunis, essentiellement grâce à la région de l’Oranais, qui concentre alors, par ses terrains plus calcaires et sablonneux et moins favorables qu’ailleurs à d’autres cultures, 60 % des viticulteurs et 70 % des surfaces de vignoble.
Une société enivrée ?
Si l’Algérie se distingue du Maroc et de la Tunisie par la part plus importante que tient la production de vin dans cette société, en revanche, les discours qui s’y développent concernant les conséquences de cette présence d’alcool sont les mêmes dans tout le Maghreb. En Algérie, comme ailleurs, un discours colonial relativement classique, insiste sur l’incapacité des musulmans à savoir reconnaître et « boire du bon vin » , et sur « l’immodération » et l’avidité singulière des arabes en la matière. Ces discours reviennent à dire que les populations d’Algérie n’ont pas la distinction et la culture, pour savoir boire du vin. Et la diffusion très rapide de l’alcoolisme au sein de la société algérienne, aux yeux de certains médecins , sont autant d’illustrations de la décadence de la race indigène, qui justifie et explique la colonisation.
Comme en Tunisie, la question de l’alcoolisation des indigènes est également liée à celle des nationalismes. La surveillance des débits de boissons, lieux d’agitations politiques, est cruciale pour les services de police, et certains voient dans l’alcool, un moyen pour les « agitateurs » d’avilir certains esprits et de permettre la propagation « d’idées subversives » . Les nationalistes algériens voient quant à eux, dans l’alcoolisation de la société indigène, l’illustration de la présence néfaste des colonisateurs outre-mer. Nationalistes et élites coloniales partagent donc le même constat, d’une montée de l’alcoolisme, mais les raisons données divergent selon les camps. Alors que les colonisateurs mettent souvent en cause, l’incapacité des populations à s’autogérer, notamment lors des séjours des indigènes en métropole, les nationalistes y voient davantage l’action de la puissance coloniale, qui cherche à affaiblir la société qu’elle domine.
Mesurer la part de vérité de ces discours n’est pas chose aisée. Si l’on regarde la consommation globale de vin, on s’aperçoit qu’une première augmentation de la consommation peut s’observer en Algérie à la fin du 19e siècle, sans doute en bonne partie due à l’arrivée de Français dans la colonie. Comme en Tunisie, une deuxième augmentation de la consommation a lieu par ailleurs dans l’entre-deux-guerres, sans doute davantage due à la baisse du prix de la bouteille de vin. L’explosion de la production et de l’offre en vin, entraînent en effet mécaniquement la démocratisation du produit. Entre les années 1927 et 1935, années d’apogée de production du vignoble algérien, le prix réel du vin baisse de 50 % . Signe d’une nouvelle préoccupation donnée à ce sujet, la part de l’ivresse publique récidiviste par rapport aux autres délits, augmente également dans les tribunaux correctionnels de l’entre-deux guerres.
D’une manière générale, l’offre et la consommation d’alcool en Algérie, semblent bien plus importantes qu’en Tunisie et qu’au Maroc. La consommation de vin par habitant est quatre fois plus grande en Algérie qu’en Tunisie à la fin de la période. À cette époque, le nombre de débits par habitant, dans les villes de plus de 10.000 habitants est trois fois plus important en Algérie qu’au Maroc et une fois et demi plus important qu’en Tunisie . Cette réalité s’explique par le nombre d’Européens bien plus important en Algérie qu’ailleurs, même si ceux-ci ne sont évidemment pas les seuls consommateurs d’alcool. Alger et Oran sont peuplées à 75 % par les Européens, et sont aussi les deux seules grandes villes d’Afrique du Nord à compter plus d’un débit de boisson pour 1000 habitants en 1956. Dans tout le Maghreb, à l’échelle locale, les cafés se concentrent dans les quartiers européens. Ainsi à Bab el Oued en 1905, on recense une petite vingtaine de cafés dans les 150 mètres autour du marché central.
Les mesures prises en Algérie : des mesures originales
Si, en raison du plus grand nombre de colons, l’alcoolisation de la société est plus importante en Algérie qu’au Maroc ou en Tunisie sous la période coloniale, la vraie originalité du cas algérien réside sans doute davantage dans la réponse donnée à cette alcoolisation. En effet, face au phénomène global qu’est l’augmentation de la consommation et/ou de l’intérêt public pour l’alcool à partir de la Première Guerre mondiale, la Tunisie et le Maroc choisissent très tôt de mettre en place des législations ethniques. La Tunisie interdit de vendre de l’alcool aux musulmans, par l’intermédiaire du Code pénal de 1913 , imité par le Maroc en 1926. Ces dispositions, bien que largement inappliquées restent officielles jusqu’à la fin de la période coloniale. En Algérie, la seule période où l’administration décide d’interdire la vente d’alcool aux musulmans concerne le Gouvernement de Vichy, où une loi votée en octobre 1941 (abrogée en 1944), interdit la vente d’alcool aux musulmans. Pendant les 129 autres années de la présence française en Algérie, l’administration n’indique jamais clairement une mesure d’exception pour la vente d’alcool aux Algériens musulmans. Plusieurs explications peuvent être données ici. Tout d’abord, l’Algérie est une part de la République française à partir de 1870. De ce point de vue, adopter une législation qui s’adresse à une religion en particulier aurait pu être attaquée par les défenseurs de l’ordre républicain. D’autre part, la forte présence d’alcool rendait peut être de toute façon inapplicable une éventuelle loi. Enfin, il n’est pas impossible qu’un lobby colonial, soutenu par celui des viticulteurs du midi à partir du début du 20e siècle n’ait pas voulu se priver d’une source d’écoulement supplémentaire du vin. Une entorse au principe d’égalitarisme républicain survient toutefois lors de l’application de la loi du 29 décembre 1851 sur l’ouverture des débits de boisson. Cette mesure, votée alors que Louis-Napoléon Bonaparte a réalisé son coup d’État quelques jours plus tôt, prévoit que toute ouverture de débit de boisson soit soumise à l’autorisation du préfet. Cette loi est appliquée en Algérie, comme en métropole, mais lorsqu’elle est abrogée en 1880 en France, elle reste appliquée pour les indigènes d’Algérie, tandis que les Français d’Algérie se voient donnés l’autorisation d’ouvrir un débit de boisson sans contrainte. Cette inégalité devant la loi dure une vingtaine d’années, jusqu’au décret du 25 mars 1901, qui fixe de nouvelles règles applicables à tous en matière d’ouverture de débits de boissons, en fixant notamment un quota de débits par villes. Par cette mesure, l’Algérie innove en matière de gestion de l’ordre colonial, et de nombreuses lois prises par la suite en Tunisie et au Maroc s’inspireront du laboratoire algérien.
L’Algérie coloniale se différencie donc du Maroc et de la Tunisie dans sa gestion de la question alcoolique de plusieurs points de vue. La présence d’alcool sur ce territoire est bien plus importante qu’ailleurs. Si les discours sur l’alcoolisation des sociétés sont relativement similaires à ceux du Maroc et de la Tunisie, c’est que l’alcool est un moyen à l’époque pour juger l’efficacité d’une administration, ou le degré de civilisation d’une société, selon les camps. Mais contrairement à la Tunisie et au Maroc, peu de mesures de prohibition radicale sont prises au cours de la période. L’administration applique les mêmes lois qu’en métropole, et sur le papier, rares sont les politiques spécifiques appliquées aux musulmans. Le vin reste bien cependant un marqueur colonial dont on attribue la culture aux Européens ou les mauvais effets aux arabes, selon les temps.

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