Dédicace à Elghifari 
Le populisme “socialiste” ou de “gauche” s’oppose-t-il à la lutte de classes ? C’est en tout cas ce que pensent les théoriciens populistes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, inspirateurs du mouvement espagnol Podemos et de Jean-Luc Mélenchon, qui estiment que le concept doit être abandonné. Le philosophe Jean-Claude Michéa, bien connu de nos lecteurs, s’oppose sur cette question aux deux post-marxistes, qu’il admire pourtant. Il écrit ainsi dans son dernier essai « Notre ennemi le capital » (Climats, 2017) que le populisme « n’implique pas forcément […] une remise en question du caractère central de la contradiction entre travail et capital ». Il revient pour nous sur cette question, en rappelant l’histoire du populisme et en expliquant la manière dont il peut s’articuler avec la lutte de classes.
Jean-Claude Michéa
Pour comprendre l’importance philosophique de la critique populiste originelle, il convient au préalable de s’interroger sur les implications politiques réelles des analyses développées par Marx dans le Capital. Or, il s’agit là, en réalité, d’un problème très complexe. On pourra en trouver une illustration particulièrement claire dans le débat qui avait opposé, au début des années 1970, Charles Bettelheim et Arnaud Berthoud (dont l’essai magistral paru en 1974, Travail productif et productivité du travail chez Marx, n’a pas pris une seule ride). Pour Bettelheim, représentant intelligent du léninisme orthodoxe, il allait en effet de soi que l’analyse de ce que Marx appelait la « loi économique du mouvement de la société moderne » contenait par elle-même tous les éléments de la politique socialiste, qu’il ne s’agissait plus dès lors que de savoir extraire et appliquer. Il existait par conséquent, à ses yeux, une continuité logique immédiate entre les trois livres du Capital et la définition d’un “socialisme scientifique”.
Pour Arnaud Berthoud, au contraire, si l’analyse économique de Marx permettait effectivement de « comprendre comment et selon quelles contradictions le capital s’accumule et le capitalisme s’étend », elle ne permettait pas pour autant d’en déduire mécaniquement, et encore moins de façon univoque, la nature précise d’un programme socialiste ni, par conséquent, celle du “bloc historique” – lui-même nécessairement pluriel – sur lequel il devait prendre appui (c’était déjà, en somme, la position de Bakounine qui, tout en reprenant à son compte l’ensemble des thèses du Capital – il avait même déjà commencé à le traduire en russe – s’opposait néanmoins à Marx sur sa vision autoritaire et centralisée de la société socialiste et sur ce qu’il appelait son « gouvernement des savants »). En d’autres termes, il existait bel et bien, pour Arnaud Berthoud, une distance philosophique irréductible entre les analyses économiques de Marx sur la loi de la valeur, la nature du travail productif, la baisse tendancielle du taux de profit ou la dynamique de l’accumulation du capital (analyses qui restent, aujourd’hui encore, le point de départ obligé de toute compréhension critique du capitalisme) et les conclusions politiques concrètes qu’il était possible d’en tirer par ailleurs (c’est un problème que j’ai d’ailleurs longuement traité dans Notre ennemi le capital). C’est pourquoi – concluait-il – la politique « ne vient ni après ni même avant, elle est plutôt ailleurs« (ce qui conduisait, bien sûr, Bettelheim à lui reprocher de vouloir ainsi « séparer analyse politique et analyse économique »).Narodniki contre Bolcheviks
Or, toutes choses étant égales, c’est bien le même type de débat qui avait opposé, à la fin du XIXe siècle, Lénine et les principaux représentants de ce populisme russe encore largement hégémonique dans le mouvement socialiste de l’époque et dont il faut toujours partir si l’on veut vraiment comprendre le sens exact du mot “populisme”. On pourra s’en convaincre en se reportant par exemple à sa célèbre brochure, publiée en 1894, sur Ce que sont les amis du peuple et comment ils luttent contre la social-démocratie. Tout au long de ce texte incroyablement polémique, Lénine s’irritait, en effet, de la référence continuelle des Narodniki (et notamment de Nikolaï Mikhaïlovski – qui avait été, avec Pierre Lavrov et Vera Zassoulitch, l’un des principaux correspondants populistes de Marx pour la Russie) au Capital de Marx, dont il se considérait déjà comme le seul interprète autorisé. Cette approbation explicite par les « amis du peuple » de la critique économique de Marx (et donc du « caractère central de la contradiction entre travail et capital ») ne pouvait trouver sa source, à ses yeux, que dans toute une série de contresens et d’erreurs (ce qui, avec la mauvaise foi habituelle de Lénine, devenait très vite une série de « falsifications éhontées » dictées par leurs positions “objectivement” réactionnaires). « Ils font la révérence à Marx – écrivait-il ainsi –, le couvrent d’éloges, mais ils laissent échapper en même temps le contenu essentiel de sa doctrine. »
Or, si l’on regarde de plus près les trois reproches principaux que Lénine adressait inlassablement à ses adversaires, on comprend mieux, par contraste, tout ce qui faisait en réalité l’intérêt politique fondamental de la position populiste (et de ce point de vue, on peut regretter qu’en dehors d’un remarquable ouvrage de Jacques Baynac, publié en 1979, il n’existe que très peu d’études consacrées au parti “socialiste-révolutionnaire” russe, pourtant si influent jusqu’au début des années 1920). En premier lieu, se scandalisait ainsi Lénine, leur adhésion clairement revendiquée aux thèses de Marx sur la « loi économique du mouvement de la société moderne » – et sur la façon dont elle conduit logiquement à désagréger le mode de vie collectif des sociétés paysannes traditionnelles et à dissoudre progressivement leurs structures originales d’auto-gouvernement (structures qui fascinaient déjà Bakounine) – se trouvait viciée, dès le départ, par un axiome philosophique inacceptable. Elle s’accompagnait toujours, en effet, du rejet simultané de l’idée – effectivement défendue par Marx dans ses différentes préfaces au Capital – selon laquelle les “sciences sociales” ne constituaient qu’un simple secteur des sciences de la nature (Darwin étant le grand modèle de Marx) et qu’elles devaient donc, à ce titre, bannir tout usage théorique des concepts “idéalistes” d’acteur ou de sujet (un usage que Lénine dénonçait comme le principe de toute « sociologie subjective »).

Lénine, à droite
Or, pour le futur leader du parti bolchevik, les analyses du Capital perdaient inévitablement tout leur sens révolutionnaire dès lors qu’on refusait par ailleurs de considérer le « développement des formations sociales comme un processus d’histoire naturelle« . Processus soumis, à ce titre, au même type de lois que celles de la biologie ou de la géologie (on retrouverait aujourd’hui une idée semblable dans la sociologie “scientifique” de Bernard Lahire) et telles qu’elles interdisaient – selon la formule de Marx – de « rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en dégager. » Le second reproche portait donc sur le refus corrélatif par les « amis du peuple » des principes mêmes du « matérialisme historique » (un terme que Marx n’avait d’ailleurs lui-même jamais employé) et de ses deux postulats fondamentaux. Celui, d’une part, qui conduit à voir dans la sphère économique, pour reprendre l’expression de Mikhaïlovski, la « clé de toutes les serrures historiques » (alors que pour les populistes précurseurs en cela de Marcel Mauss et de Karl Polanyi – l’autonomisation de plus en plus marquée de cette sphère ne caractérisait, en réalité, que les seules sociétés occidentales modernes). Et, de l’autre, celui qui invitait, dans la foulée, à relire toute l’histoire de l’humanité y compris celle des sociétés dites “primitives” – à la lumière d’une « théorie des stades » (dont le principe remonte d’ailleurs à Adam Smith), c’est-à-dire d’une théorie qui considérait les différents « modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne » comme « autant d’époques progressives de la formation économique de la société » (il faut néanmoins souligner que, dans la pratique, la position de Marx était souvent beaucoup plus complexe, comme en témoigne justement sa correspondance avec Mikhaïlovski, et notamment sa célèbre lettre de novembre 1877).
Modes de production dont la succession historique était censée trouver son véritable principe moteur, en dernière instance, dans le développement continuel, et supposé autonome, de la technique et des « forces productives » (de là, entre autres, cette conviction profondément enracinée chez Lénine que le rôle historique « révolutionnaire » du capitalisme, comme système économique et social « transitoire », était de favoriser à son insu la mise en place de la « base matérielle » de la future société communiste mondiale, conviction qui le conduira d’ailleurs – tout comme Trotski – à s’enthousiasmer ultérieurement pour le système Taylor). Quant au dernier reproche, il découlait évidemment des deux précédents. À partir du moment, en effet, où le mode de production capitaliste – et donc la formation d’un prolétariat industriel de plus en plus puissant – avait déjà commencé à prendre pied dans la Russie tsariste, il ne pouvait plus y avoir le moindre sens, pour Lénine, à considérer le monde paysan et celui de la « petite bourgeoisie » précapitaliste (même s’il constituait encore l’immense majorité du peuple russe) comme un élément social et politique qui pourrait conserver une place en tant que tel dans une forme d’organisation « socialiste » entièrement fondée sur la grande industrie moderne et le développement illimité des forces productives dont l’avènement lui semblait désormais « historiquement inéluctable » et dans laquelle, pour reprendre une formule de L’État et la révolution, « la société toute entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire ». Si ces classes “précapitalistes” pouvaient encore jouer, malgré tout, un rôle révolutionnaire – Lénine ne le niait pas – c’était donc seulement dans la mesure où elles étaient déjà capables d’anticiper leur propre « chute imminente dans le prolétariat » (le mot d’ordre populiste, « la terre aux paysans », ne pouvant dès lors être que profondément « réactionnaire » – une leçon que Staline retiendra – même si Lénine n’hésitera pas à l’instrumentaliser cyniquement, en octobre 1917, dans le cadre de sa lutte pour le pouvoir). Et sous la seule condition, cela va sans dire, que ces classes « condamnées par l’histoire » acceptent dorénavant de jeter leurs derniers feux sous la seule direction éclairée du parti social-démocrate russe.

Le populisme “socialiste” ou de “gauche” s’oppose-t-il à la lutte de classes ? C’est en tout cas ce que pensent les théoriciens populistes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, inspirateurs du mouvement espagnol Podemos et de Jean-Luc Mélenchon, qui estiment que le concept doit être abandonné. Le philosophe Jean-Claude Michéa, bien connu de nos lecteurs, s’oppose sur cette question aux deux post-marxistes, qu’il admire pourtant. Il écrit ainsi dans son dernier essai « Notre ennemi le capital » (Climats, 2017) que le populisme « n’implique pas forcément […] une remise en question du caractère central de la contradiction entre travail et capital ». Il revient pour nous sur cette question, en rappelant l’histoire du populisme et en expliquant la manière dont il peut s’articuler avec la lutte de classes.

Jean-Claude Michéa
Pour comprendre l’importance philosophique de la critique populiste originelle, il convient au préalable de s’interroger sur les implications politiques réelles des analyses développées par Marx dans le Capital. Or, il s’agit là, en réalité, d’un problème très complexe. On pourra en trouver une illustration particulièrement claire dans le débat qui avait opposé, au début des années 1970, Charles Bettelheim et Arnaud Berthoud (dont l’essai magistral paru en 1974, Travail productif et productivité du travail chez Marx, n’a pas pris une seule ride). Pour Bettelheim, représentant intelligent du léninisme orthodoxe, il allait en effet de soi que l’analyse de ce que Marx appelait la « loi économique du mouvement de la société moderne » contenait par elle-même tous les éléments de la politique socialiste, qu’il ne s’agissait plus dès lors que de savoir extraire et appliquer. Il existait par conséquent, à ses yeux, une continuité logique immédiate entre les trois livres du Capital et la définition d’un “socialisme scientifique”.
Pour Arnaud Berthoud, au contraire, si l’analyse économique de Marx permettait effectivement de « comprendre comment et selon quelles contradictions le capital s’accumule et le capitalisme s’étend », elle ne permettait pas pour autant d’en déduire mécaniquement, et encore moins de façon univoque, la nature précise d’un programme socialiste ni, par conséquent, celle du “bloc historique” – lui-même nécessairement pluriel – sur lequel il devait prendre appui (c’était déjà, en somme, la position de Bakounine qui, tout en reprenant à son compte l’ensemble des thèses du Capital – il avait même déjà commencé à le traduire en russe – s’opposait néanmoins à Marx sur sa vision autoritaire et centralisée de la société socialiste et sur ce qu’il appelait son « gouvernement des savants »). En d’autres termes, il existait bel et bien, pour Arnaud Berthoud, une distance philosophique irréductible entre les analyses économiques de Marx sur la loi de la valeur, la nature du travail productif, la baisse tendancielle du taux de profit ou la dynamique de l’accumulation du capital (analyses qui restent, aujourd’hui encore, le point de départ obligé de toute compréhension critique du capitalisme) et les conclusions politiques concrètes qu’il était possible d’en tirer par ailleurs (c’est un problème que j’ai d’ailleurs longuement traité dans Notre ennemi le capital). C’est pourquoi – concluait-il – la politique « ne vient ni après ni même avant, elle est plutôt ailleurs« (ce qui conduisait, bien sûr, Bettelheim à lui reprocher de vouloir ainsi « séparer analyse politique et analyse économique »).Narodniki contre Bolcheviks
Or, toutes choses étant égales, c’est bien le même type de débat qui avait opposé, à la fin du XIXe siècle, Lénine et les principaux représentants de ce populisme russe encore largement hégémonique dans le mouvement socialiste de l’époque et dont il faut toujours partir si l’on veut vraiment comprendre le sens exact du mot “populisme”. On pourra s’en convaincre en se reportant par exemple à sa célèbre brochure, publiée en 1894, sur Ce que sont les amis du peuple et comment ils luttent contre la social-démocratie. Tout au long de ce texte incroyablement polémique, Lénine s’irritait, en effet, de la référence continuelle des Narodniki (et notamment de Nikolaï Mikhaïlovski – qui avait été, avec Pierre Lavrov et Vera Zassoulitch, l’un des principaux correspondants populistes de Marx pour la Russie) au Capital de Marx, dont il se considérait déjà comme le seul interprète autorisé. Cette approbation explicite par les « amis du peuple » de la critique économique de Marx (et donc du « caractère central de la contradiction entre travail et capital ») ne pouvait trouver sa source, à ses yeux, que dans toute une série de contresens et d’erreurs (ce qui, avec la mauvaise foi habituelle de Lénine, devenait très vite une série de « falsifications éhontées » dictées par leurs positions “objectivement” réactionnaires). « Ils font la révérence à Marx – écrivait-il ainsi –, le couvrent d’éloges, mais ils laissent échapper en même temps le contenu essentiel de sa doctrine. »
Or, si l’on regarde de plus près les trois reproches principaux que Lénine adressait inlassablement à ses adversaires, on comprend mieux, par contraste, tout ce qui faisait en réalité l’intérêt politique fondamental de la position populiste (et de ce point de vue, on peut regretter qu’en dehors d’un remarquable ouvrage de Jacques Baynac, publié en 1979, il n’existe que très peu d’études consacrées au parti “socialiste-révolutionnaire” russe, pourtant si influent jusqu’au début des années 1920). En premier lieu, se scandalisait ainsi Lénine, leur adhésion clairement revendiquée aux thèses de Marx sur la « loi économique du mouvement de la société moderne » – et sur la façon dont elle conduit logiquement à désagréger le mode de vie collectif des sociétés paysannes traditionnelles et à dissoudre progressivement leurs structures originales d’auto-gouvernement (structures qui fascinaient déjà Bakounine) – se trouvait viciée, dès le départ, par un axiome philosophique inacceptable. Elle s’accompagnait toujours, en effet, du rejet simultané de l’idée – effectivement défendue par Marx dans ses différentes préfaces au Capital – selon laquelle les “sciences sociales” ne constituaient qu’un simple secteur des sciences de la nature (Darwin étant le grand modèle de Marx) et qu’elles devaient donc, à ce titre, bannir tout usage théorique des concepts “idéalistes” d’acteur ou de sujet (un usage que Lénine dénonçait comme le principe de toute « sociologie subjective »).

Lénine, à droite
Or, pour le futur leader du parti bolchevik, les analyses du Capital perdaient inévitablement tout leur sens révolutionnaire dès lors qu’on refusait par ailleurs de considérer le « développement des formations sociales comme un processus d’histoire naturelle« . Processus soumis, à ce titre, au même type de lois que celles de la biologie ou de la géologie (on retrouverait aujourd’hui une idée semblable dans la sociologie “scientifique” de Bernard Lahire) et telles qu’elles interdisaient – selon la formule de Marx – de « rendre l’individu responsable de rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en dégager. » Le second reproche portait donc sur le refus corrélatif par les « amis du peuple » des principes mêmes du « matérialisme historique » (un terme que Marx n’avait d’ailleurs lui-même jamais employé) et de ses deux postulats fondamentaux. Celui, d’une part, qui conduit à voir dans la sphère économique, pour reprendre l’expression de Mikhaïlovski, la « clé de toutes les serrures historiques » (alors que pour les populistes précurseurs en cela de Marcel Mauss et de Karl Polanyi – l’autonomisation de plus en plus marquée de cette sphère ne caractérisait, en réalité, que les seules sociétés occidentales modernes). Et, de l’autre, celui qui invitait, dans la foulée, à relire toute l’histoire de l’humanité y compris celle des sociétés dites “primitives” – à la lumière d’une « théorie des stades » (dont le principe remonte d’ailleurs à Adam Smith), c’est-à-dire d’une théorie qui considérait les différents « modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne » comme « autant d’époques progressives de la formation économique de la société » (il faut néanmoins souligner que, dans la pratique, la position de Marx était souvent beaucoup plus complexe, comme en témoigne justement sa correspondance avec Mikhaïlovski, et notamment sa célèbre lettre de novembre 1877).
« La société toute entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire » Lénine
Modes de production dont la succession historique était censée trouver son véritable principe moteur, en dernière instance, dans le développement continuel, et supposé autonome, de la technique et des « forces productives » (de là, entre autres, cette conviction profondément enracinée chez Lénine que le rôle historique « révolutionnaire » du capitalisme, comme système économique et social « transitoire », était de favoriser à son insu la mise en place de la « base matérielle » de la future société communiste mondiale, conviction qui le conduira d’ailleurs – tout comme Trotski – à s’enthousiasmer ultérieurement pour le système Taylor). Quant au dernier reproche, il découlait évidemment des deux précédents. À partir du moment, en effet, où le mode de production capitaliste – et donc la formation d’un prolétariat industriel de plus en plus puissant – avait déjà commencé à prendre pied dans la Russie tsariste, il ne pouvait plus y avoir le moindre sens, pour Lénine, à considérer le monde paysan et celui de la « petite bourgeoisie » précapitaliste (même s’il constituait encore l’immense majorité du peuple russe) comme un élément social et politique qui pourrait conserver une place en tant que tel dans une forme d’organisation « socialiste » entièrement fondée sur la grande industrie moderne et le développement illimité des forces productives dont l’avènement lui semblait désormais « historiquement inéluctable » et dans laquelle, pour reprendre une formule de L’État et la révolution, « la société toute entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire ». Si ces classes “précapitalistes” pouvaient encore jouer, malgré tout, un rôle révolutionnaire – Lénine ne le niait pas – c’était donc seulement dans la mesure où elles étaient déjà capables d’anticiper leur propre « chute imminente dans le prolétariat » (le mot d’ordre populiste, « la terre aux paysans », ne pouvant dès lors être que profondément « réactionnaire » – une leçon que Staline retiendra – même si Lénine n’hésitera pas à l’instrumentaliser cyniquement, en octobre 1917, dans le cadre de sa lutte pour le pouvoir). Et sous la seule condition, cela va sans dire, que ces classes « condamnées par l’histoire » acceptent dorénavant de jeter leurs derniers feux sous la seule direction éclairée du parti social-démocrate russe.


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