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Dépossession et disqualification des droits de propriété à Alger dans les années 1830

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  • Dépossession et disqualification des droits de propriété à Alger dans les années 1830

    L’historiographie consacrée aux conditions de la dépossession des Algériens de leurs propriétés foncières eu tendance à privilégier ses dimensions agraires, cruciales pour le développement de la colonie, à compter de la seconde moitié au 19e siècle. Pourtant, les processus bien plus précoces de disqualification des droits locaux et de dépossession à l’échelle d’Alger, radicaux et massifs pour leurs contemporains, furent sans doute plus actifs qu’on ne l’a pensé jusqu’ici sur les conditions générales de la colonisation.

    ________________

    Isabelle Grangaud

    L’occupation d’Alger par les troupes françaises, le 5 juillet 1830, s’est très vite accompagnée d’une intense activité administrative, qui a abouti à une dépossession massive des droits de propriété des habitants de la ville.

    Les juristes coloniaux qui ont fait l’histoire de ces processus ont surtout insisté sur la nécessité pour les autorités françaises d’alors de réduire l’écart incommensurable entre deux régimes juridiques opposés. Pourtant, une documentation peu explorée dans cette perspective montre que la mise en cause des droits de propriété résulta moins de l’opposition irréductible de ces régimes que des conflits autour de la propriété et de ses conditions d’accès, consécutifs à la conquête.

    Conservé aux Archives nationales d’Alger, le « Fonds ottoman » constitue aujourd’hui la documentation privilégiée des historiens spécialistes de la période de la domination ottomane sur l’Algérie (la « Régence d’Alger » 1515-1830) . Mais il a jusqu’ici très peu suscité l’intérêt des historiens de l’époque coloniale, qui semblent le méconnaître. De fait, ce fonds présente tous les signes d’une histoire proprement ottomane. En langue arabe – et pour partie en turc osmanli –, les matériaux qui le composent, registres et documents divers, ont pour beaucoup été élaborés avant 1830. Pourtant, la constitution du fonds luimême, le tri du contenu, ses ordonnancements et ses classements datent des premiers moments de la colonisation française et répondent à des enjeux précisément liés à la conquête.

    Ce fonds fut initialement le fruit de l’activité de l’administration française des Domaines, mise en place dans les tout premiers moments de l’occupation d’Alger. Cette activité, focalisée sur la question de la propriété, en particulier de la propriété algéroise, a façonné en profondeur le contenu de ce fonds et documentation ottomane sur laquelle elle s’est appuyée. Aussi, plutôt que de lire dans ce fonds un simple état -certes lacunaire– des traces laissées par les institutions de la Régence, ces considérations invitent à y voir une production coloniale articulée aux enjeux de propriété liés à la conquête. Sa constitution fut l’une des armes de la bataille qui s’engagea autour de la reconnaissance des droits de propriété dans un contexte d’occupation qui ne préjugeait en rien alors de l’assise de la colonisation.

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    Dernière modification par Harrachi78, 26 août 2022, 14h27.
    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

  • #2
    La transfiguration d’Alger par l’appropriation des « biens de la régence »

    La conquête d’Alger fut le théâtre de multiples saccages et pillages, qui atteignirent tant la ville intra muros que ses alentours. L’entrée des troupes de l’armée française dans la cité entraîna très tôt un grand nombre d’expropriations sommaires. Caserner les soldats en ville et ouvrir des hôpitaux pour en accueillir les blessés, installer à demeure les services de l’armée et loger ses officiers, accueillir les nouvelles administrations : toutes ces mesures furent prises dans l’urgence au cours des premiers jours et semaines de l’occupation, au mépris des termes du traité de capitulation, qui entérinaient le principe du respect des propriétés des Algérois. Les appropriations indues allaient bénéficier encore du départ massif des habitants soumis à la terreur d’une situation qui ne garantissait plus la sécurité de leurs biens et de leur personne. À cela vinrent s’ajouter des séries de démolitions, de trouées dans le tissu urbain et de réformations du réseau viaire (celui des rues) qui, en quelques mois, transfigurèrent la ville.

    La nomination le 1er septembre 1830 par la Commission de gouvernement d’un « directeur des domaines et des revenus publics », précédant la création le 8 septembre d’une « administration des Domaines », devait constituer une réponse à cette situation chaotique. Il revenait à la nouvelle administration tout à la fois de « gérer les biens domaniaux », de les contrôler et de les protéger, et de juguler les revendications des Algérois victimes de spoliations. Ce faisant, le principe d’une propriété domaniale était énoncé, devant rassembler l’ensemble des biens susceptibles de revenir de droit aux nouvelles autorités. Parmi eux, les « biens de la régence » qui, selon le traité de capitulation, étaient transférés à la France, s’ils demandaient à être identifiés, ne devaient constituer qu’une partie de ce qui devait composer le domaine aux yeux des vainqueurs. En effet, toute documentation ottomane sur laquelle elle s’est appuyée une série d’autres biens pouvaient y être rattachés dès lors qu’ils ne ressortissaient pas à la catégorie des biens privés, ce qui définissait un champ très large de prérogatives potentielles.

    Encore fallait-il établir une propriété publique et une propriété privée bien distinctes. Or, cette distinction n’était pas d’emblée opérante à partir des catégories algéroises de la propriété. Ce fut donc à des fins de procédures de qualification que divers recensements et classements des biens furent élaborés de façon récurrente – lesquels devaient façonner une partie non négligeable du « Fonds ottoman ». Alger devait constituer le terrain privilégié de ces opérations de reconnaissance : première ville prise et capitale de la province, elle fut considérée comme le modèle à partir duquel pourraient être créés « une jurisprudence et des précédents pouvant servir au reste du pays peu à peu conquis ». Cet argument, avancé par l’intendant civil qui officia à Alger entre 1832 et 1834, Pierre Genty de Bussy, soulignait bien qu’entreprendre de dresser un état de la propriété procédait tout à la fois du recensement et de la qualification.

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    "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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    • #3
      L’annexion des biens "habous"

      Parmi les propriétés que visaient les Domaines, les biens relevant de l’institution du habous – ensemble considérable d’immeubles et de jardins dont les revenus locatifs constituaient le fondement économique de nombre d’institutions urbaines, notamment religieuses – furent les premiers revendiqués.

      Ce n’est pas un hasard si, le jour même de la création de l’administration des Domaines, un arrêté décréta le rattachement au domaine de l’ensemble de ces biens. Quoique, sous la pression des autorités religieuses musulmanes, le rattachement ne fût pas d’abord formellement entériné, il devait de fait se concrétiser sur le terrain par un intense travail d’enregistrements et de classements en langue arabe à partir des déclarations des gérants des institutions concernées, dès lors tenus de mettre à disposition des Domaines l’état de ces propriétés et de leurs revenus. La masse documentaire issue de ces procédures de recensement, conservée dans le Fonds ottoman, devait servir à identifier précisément un vaste patrimoine que des mesures successives permirent de « libérer » entièrement au profit de la colonisation. Comme en convenait en 1898 le conseiller général d’Alger Joseph-François Aumerat, « en 1842, la propriété immobilière dans la ville d’Alger et sa banlieue était en grande partie possédée par l’État et les Européens, alors qu’en 1830 nous l’avions trouvée presque exclusivement aux mains des musulmans ».

      Ce processus, rapide et radical, ne fut cependant pas un simple coup de force mais, dans le cadre de débats contradictoires et vifs au sein des autorités d’occupation quant au traitement de la propriété et aux moyens d’y accéder, résulta d’une véritable requalification de la propriété habous. Ni publique ni privée, cette propriété relevait de la catégorie de biens communs et inaliénables dans l’économie algéroise. Ainsi que le notait Hamdan Khodja (1773-1842, membre du conseil municipal d’Alger après l’occupation), qui par ses multiples adresses au ministère de la Guerre fut le plus connu des porte-parole de la contestation algéroise, « ni souverain, ni cadi, ni mufti n’ont le droit d’en disposer. C’est le bien de tous et personne ne peut changer cet ordre des choses ». Entériner une telle catégorie, au demeurant familière au droit français (à l’image des biens communaux, par exemple), serait revenu à reconnaître des droits liés à l’appartenance locale, en contradiction avec l’objectif de justifier en droit le bien-fondé de la colonisation. En procédant à l’enregistrement du patrimoine de chaque institution pourvue de habous, les Domaines annexaient leur autonomie et en faisaient des établissements publics ; leurs patrimoines habous s’en trouvèrent à leur tour requalifiés.

      Cette transformation ne mettait pas seulement en péril l’économie caritative dont ces patrimoines constituaient jusque-là la clé de voûte. Elle devait durablement délégitimer des pratiques de possession et de transmission inhérentes à l’institution habous, au profit de la seule propriété pleine, entière et cessible, seule à même de servir les fins de la colonisation.

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      Dernière modification par Harrachi78, 24 août 2022, 14h55.
      "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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      • #4
        Mise en cause du bien-fondé de la propriété privée

        La pratique des recensements des divers types de propriété, élaborée par l’administration des Domaines, ne consista donc pas en une simple description de la réalité, mais contribua activement à des transferts de droits. Partant, elle fut au cœur des processus de dépossession et de mise en cause des droits des propriétaires. L’établissement d’une propriété domaniale, d’un côté, appelait, imposait même, une requalification des divers types de propriété ; de l’autre, il révoquait en doute le bien-fondé des droits de propriété privée des Algérois.

        Pour les agents des Domaines, il s’agissait de savoir comment « lire dans la propriété », comment s’assurer de la validité des droits de ceux qui s’en revendiquaient et, donc, de prévenir les abus au détriment du Domaine. Aussi furent-ils moins actifs à prévenir ou à exonérer les multiples atteintes portées aux propriétaires (immeubles détruits ou réquisitionnés) que prompts à exiger les attestations formelles de propriété susceptibles d’un enregistrement systématique – ce dont, là encore, le Fonds ottoman porte la trace.

        Ces exigences, relayées par des campagnes de vérification des titres de propriété lancées à compter de 1832 sous peine de reversement au profit du Domaine, menaçaient triplement les droits des propriétaires. D’une part, en concevant de limiter la preuve de la propriété au titre, elles mettaient en porte à faux nombre de propriétaires sans titre qui durent avoir recours à des attestations de notoriété, dans lesquelles les autorités ne virent qu’un pis-aller de preuve.

        D’autre part et surtout, même l’exhibition d’un titre ottoman était loin d’assurer la reconnaissance des droits, en raison de la langue étrangère dans laquelle il avait été rédigé et de l’identité des agents qui l’avaient ratifié, considérés comme des inconnus, rendant incertaine leur autorité probatoire. Enfin, ces mesures fragilisèrent les droits enchevêtrés associés à des pratiques très courantes d’appropriation, notamment la propriété dissociée ou la propriété indivise, qui configuraient une grande partie du marché immobilier à Alger.

        Au nom du retour à la stabilité de la propriété, l’ordonnance du 4 octobre 1844 stigmatisa ces droits au profit de dispositions radicales en faveur d’une propriété pleine et entière. Elle mit un terme aux revendications liées à la destruction ou à l’annexion des propriétés algéroises en instituant le principe du séquestre pour cause d’« utilité publique ». Enfin, elle ruina définitivement la légitimité du régime probatoire en vigueur en imposant, en lieu et place des documents délivrés par les cadis, le titre français « inattaquable », à charge pour les propriétaires de faire valoir au cas par cas la réalité de leurs droits.

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        • #5
          Mise en cause des droits du voisinage

          Les travaux de l’administration des Domaines conservés dans le Fonds ottoman signalent encore une autre transformation majeure, quoique silencieuse, liée à la mise en place du nouveau réseau viaire d’Alger. Celui-ci fut l’objet de l’attention des nouvelles autorités dès les premiers jours qui suivirent l’occupation de la ville. Dès le 12 juillet 1830, en effet, il fut intimé sans délai aux habitants de la ville de « numéroter les maisons » et d’« inscrire des noms aux extrémités de chaque rue ». Cette mesure avait des objectifs essentiellement pratiques de circulation et de repérage, dans un espace fondamentalement inconnu et hostile aux yeux des occupants.

          Cela explique encore les transformations d’envergure diligemment menées, depuis les larges trouées dans le tissu urbain et la création de places jusque, dès le mois d’octobre de la même année, au projet de l’élévation d’un théâtre programmant déjà ballets et opéras italiens… Au-delà des opérations militaires, ces formes de naturalisation de la ville, auxquelles participa la formalisation d’un réseau viaire, visaient à la façonner pour en faire un espace praticable et familier, ce qui ne l’était pas aux yeux des occupants. Ce faisant, ces transformations portèrent irrémédiablement atteinte à la reconnaissance d’une institution importante de la ville arabe qu’était le quartier, ou hawma, détruisant ainsi les droits de propriété associés au voisinage.

          Ainsi que l’ont montré les travaux de Jean-Pierre Van Staëvel, à la différence du droit romain posant l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité du réseau viaire des villes, le droit malikite, en vigueur à Alger, assignait des statuts différents aux rues selon les usages effectifs. Les voies passantes ne pouvaient faire l’objet d’une appropriation et formaient le domaine public proprement dit ; en revanche, les rues empruntées uniquement par leurs riverains pouvaient faire l’objet d’une procédure d’appropriation collective par leurs usagers. Ainsi les rues traversant les hawma étaient-elles grevées de droits reconnus à la communauté de leurs habitants, qui contribuaient à en faire des unités sociales – voire politiques – fondées sur cette propriété en partage. Avec l’imposition du réseau viaire, cette architecture sociétale fut radicalement éclipsée. Si les hawma continuèrent longtemps à façonner les langages de la ville, elles ne furent plus qu’informelles, et les droits associés à ce voisinage urbain furent définitivement délégitimés.

          [Fin de l'article]
          Dernière modification par Harrachi78, 30 août 2022, 01h08.
          "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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          • #6
            Merci Harrachi
            وقد طوَّفتُ في الآفاق حتى رضيتُ من الغنيمة بالإيابِ

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