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L’impossible rêve de la France en Algérie

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  • L’impossible rêve de la France en Algérie

    Par Pierre Vermeren

    Indécise quant au mode de colonisation, prisonnière de ses contradictions, la France s’est engagée en Algérie dans une impasse dont elle paya le prix lors de la décolonisation.

    Cet article est issu du Figaro Histoire Ce qu’était l’Algérie française, de la conquête à la rébellion. Découvrez l’actualité de l’Histoire à travers les débats historiques, les livres, les séries, les films, les expositions, ainsi que des reportages sur les lieux de mémoire et d’histoire, dans Le Figaro Histoire

    L’Algérie coloniale est née de la longue et violente conquête militaire de la régence ottomane d’Alger par les armées de la monarchie de Juillet. Cette conquête est pratiquement achevée pour l’Algérie atlasique (entre Méditerranée et Sahara) en 1847. En septembre, le général Bugeaud, artisan de la victoire et gouverneur général de l’Algérie, est rappelé à Paris, sanctionné pour les «enfumades». Au plus fort de la «guerre totale», trois de ses officiers (Cavaignac, Pélissier et Saint-Arnaud) ont en effet procédé à tour de rôle, entre juin 1844 et août 1845, à deux «enfumades» et une «emmurade», au cours desquelles plusieurs centaines de membres de trois tribus ont été tués (par asphyxie ou enfermement) après s’être réfugiés dans des grottes de leur pays. Ces opérations couvertes par Bugeaud, en particulier celle qui visait la tribu des Ouled Riah en juin 1845, ont suscité un énorme scandale à Paris, une enquête et des débats parlementaires enflammés, qui ont fini par faire rappeler Bugeaud. Elles font encore partie, dans la mémoire algérienne du «passif» invoqué contre les Français.

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    Une nationalité à deux vitesses


    En décembre 1847, le chef de guerre arabe Abd el-Kader se rend au général de Lamoricière, et remet son cheval au nouveau gouverneur, le duc d’Aumale. En février 1848 éclate à Paris une révolution qui met un terme à la monarchie de Juillet et instaure la IIe République. Les Français d’Algérie se montrent d’emblée républicains, et la nouvelle Constitution incorpore l’Algérie au territoire national. En décembre 1848 sont créés les trois départements français d’Algérie.

    Les autochtones israélites et musulmans demeurent cependant de simples «sujets français». C’est dire que cette colonie est assimilée administrativement à la France et à la République, dans la tradition napoléonienne, mais que la majorité de ses habitants, les indigènes, reste hors de la citoyenneté. Ce n’est pas le cas des «Algériens», ces Français vivant en Algérie, qui deviennent citoyens de plein droit.

    La plupart des Arabes vivent en outre dans les territoires administrés par l’armée. On les appelle les «Territoires militaires». Les autorités départementales n’administrent en effet que de petits territoires du Tell (au nord du pays), discontinus, appelés à grandir (leurs périmètres sont tracés à l’avance), au fur et à mesure que l’administration militaire, qui gère provisoirement les autres, les considérera comme sûrs et qu’elle les leur rétrocédera.

    Sous la IIIe République, ce processus parviendra à son terme: les territoires militaires appartenant aux trois départements, presque exclusivement peuplés d’«indigènes», seront transformés en «communes mixtes» (correspondant généralement à une tribu soumise à un administrateur civil faisant fonction de maire). Ces communes s’opposent aux «communes de plein exercice» qui sont des communes normales comme en métropole, même si leur population est à la fois européenne et indigène. Au XXe siècle, les départements couvriront presque toute l’Algérie «utile». Les territoires militaires deviendront ceux du Sud, qui correspondent au Sahara.

    La création progressive des communes mixtes ne réglera pas pour autant la question de l’assimilation juridique des indigènes. Là se trouve le vice fondamental de l’Algérie française, qui ne sera corrigé qu’en 1958 par la mise en œuvre effective de l’assimilation. Résumons: l’Algérie est un territoire français de plein droit, administrativement assimilé à la métropole, mais dont la majorité des habitants est tenue en marge de la citoyenneté et de la vie politique nationale et locale.

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    Depuis le sénatus-consulte de Napoléon III en 1865, le statut juridique de «l’indigénat» a pourtant créé une perspective d’assimilation à la France. L’indigénat repose sur l’idée que le statut personnel, islamique ou mosaïque (sic), est jugé incompatible avec le Code civil français. Toutefois, la possibilité est octroyée aux «indigènes» de devenir citoyens français s’ils répudient individuellement leur statut personnel et embrassent le Code civil. Or en 1870, l’Assemblée nationale octroie collectivement cette citoyenneté aux juifs d’Algérie à la demande du ministre Crémieux. Rien de tel pour les musulmans, même si la possibilité juridique demeure. Mais les demandes sont rares, l’octroi de la citoyenneté plus rare encore, d’autant que l’administration coloniale freine: 700 demandes aboutiront entre 1865 et 1954, puis 500 entre 1954 et 1958.

    Cette rareté tient essentiellement aux musulmans, rétifs à l’abandon du statut personnel, qui peut être interprété comme une apostasie, mais qui est surtout la marque d’une trahison vis-à-vis de la communauté. C’est pourquoi ce geste est exceptionnel, et pourquoi, au XXe siècle, les assimilationnistes réclameront que soit ouverte la possibilité de conserver le statut personnel musulman dans la citoyenneté française. C’est d’ailleurs le cas des musulmans des quatre communes du Sénégal, qui sont soumis à un statut français particulier depuis 1872, mais qui ont obtenu la pleine citoyenneté en 1916, avec un statut civil réservé correspondant aux clauses maritales et successorales de la charia. Ce ne fut pas le cas en Algérie, et seuls quelques milliers de musulmans essayeront d’embrasser le Code civil Napoléon (comme les Juifs y avaient été contraints).

    L’administration de la conquête


    La masse des indigènes fut donc d’abord gouvernée par l’administration militaire, les «Bureaux arabes» en particulier (schématiquement un par tribu), qui s’appuient sur la hiérarchie codifiée des chefs indigènes (caïds, aghas et bachaghas). Ce mode de gouvernement est indirect. Pour s’acheter la paix dans les tribus et la fidélité des chefs indigènes, ces derniers sont honorés, récompensés, corrompus par des médailles, des passe-droits, des privilèges fiscaux et surtout des terres, mais renvoyés sans pitié en cas de déloyauté. La majeure partie des musulmans sont ainsi dirigés grâce aux mécanismes de la vieille société féodale. Les officiers et l’administration ayant tendance à laisser impunis les abus de ces chefs, le ressentiment s’accumule, comme l’illustrera l’assassinat de nombre d’entre eux durant la guerre d’Algérie.

    Pendant la conquête, ces chefs militaires ou leurs pères ont combattu la France les armes à la main. Vaincus, ils s’en sont remis à la protection de l’armée française: cela est codifié dans la cérémonie de l’aman. Leur parole d’homme d’honneur les engage pour la vie, ainsi que leur descendance et toute la tribu. La hiérarchie sociale des tribus est donc figée ; les fils de chefs peuvent intégrer l’armée coloniale - dès 1834 -, prennent du galon, mais sont exclus des grades d’officier avant la Grande Guerre (le cas exceptionnel du capitaine Khaled, le petit-fils d’Abd el-Kader, tient au fait qu’il a eu le droit de faire Saint-Cyr du fait de sa nationalité syrienne, son grand-père s’étant exilé à Damas). Ces fils de chefs tribaux y commandent néanmoins leurs hommes. La parole des vaincus engage de ce fait une soumission sans fin des groupes et des descendants au vainqueur. La compensation tient au fait que l’armée, toute-puissante sous le Second Empire, garantit aux musulmans leur protection armée et le respect des terres de la tribu. Un système qui n’en est pas moins aux antipodes des principes qui régissent la citoyenneté française.

    À la chute du Second Empire en 1870, la République a été acclamée par les citoyens français d’Algérie. Ils espèrent qu’elle va renvoyer l’armée et les Bureaux arabes dans leurs casernes ou en métropole, afin d’ouvrir un boulevard à la colonisation, c’est-à-dire aux transferts des terres des tribus aux villages et aux fermiers européens.

    Le domaine public en Algérie a été initialement constitué des terres du sultan ottoman (ses biens propres), des biens habous (biens islamiques de mainmorte affectés au culte musulman et à l’entretien des mosquées et sanctuaires) et de terres séquestrées à des tribus hostiles ou ayant trahi. L’essentiel des terres d’Algérie appartenait en effet aux tribus: c’était des propriétés collectives, qu’elles fussent terres de parcours ou pâturages, ou de culture pérenne. Une fois la colonisation installée, les séquestres se poursuivent en cas de révolte, comme on le verra en 1871. Des terres tribales sont en outre achetées à vil prix par des spéculateurs, notamment quand la terre ne nourrit pas ses hommes en cas de sécheresse, une configuration fréquente au Maghreb.

    Mais la grande affaire de la IIIe République, c’est la loi Warnier de 1873 qui instaure la décollectivisation et l’appropriation des terres des tribus par la généralisation du cadastre. La propriété des terres étant difficilement prouvable, puisqu’elle reposait sur un droit coutumier oral intertribal, la colonisation s’empare par ce moyen des meilleures terres agricoles d’Algérie, notamment grâce au principe de «resserrement» des tribus sur leur territoire. L’appropriation publique de la terre permet de les donner à des Européens en échange de leur engagement à les mettre en valeur. Cela se fait ainsi en Amérique.
    Cela explique qu’à l’annonce du départ des officiers français de Kabylie, au printemps 1871, une insurrection tribale et confrérique d’une ampleur insoupçonnée déferle en quelques jours sur tout l’Est algérien, allant jusqu’à menacer Alger, donc toute la colonie. Seule l’armée, au prix d’une rude reconquête, permet d’écraser l’ennemi. Il s’ensuit des amendes de guerre considérables, qui pèseront sur trois ou quatre générations de Kabyles, un séquestre de 800.000 ha de terres tribales et l’exil de milliers de prisonniers, certains jusqu’en Nouvelle-Calédonie. La peur a été mauvaise conseillère car la paix ainsi obtenue ne repose que sur une répression impitoyable. C’est la dernière révolte collective avant 1945, qui se produira d’ailleurs dans cette même région.

    La révolte de Mokrani et de la confrérie Rahmaniya a mis à nu le primat du rapport de force militaire en Algérie. Avec un Européen pour sept ou huit indigènes - proportion assez stable sur un siècle - il est utopique de renvoyer l’armée en métropole. Les Bureaux arabes reprennent donc du service, mais la colonisation se déploie désormais largement. Plus de 7 millions d’ha ont été saisis ou achetés aux tribus par les Français, dont 2,8 millions de terres agricoles coloniales (contre 4,3 laissées aux tribus), le reste relevant du domaine (4,5 millions d’ha de terres de parcours ou de forêts). Cette dépossession foncière massive appauvrit considérablement les tribus, qui ont perdu les meilleures terres et les ressources de la forêt.

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  • #2
    La faillite de la scolarisation des musulmans


    Or la IIIe République ne tient pas sa promesse scolaire égalitaire en Algérie. Face aux communes d’Algérie qui prétextent des revenus insuffisants pour scolariser les enfants musulmans, la République aurait pu offrir un palliatif à la perte des terres agricoles: l’école publique, afin de préparer à de nouveaux métiers. Mais mis à part une partie de la Kabylie, où la République entend, à partir de 1881, concurrencer la scolarisation entreprise lors de la décennie précédente par les Pères blancs en imposant des écoles laïques, le régime a failli dans l’éducation des musulmans. Paris n’a pu (ou voulu) imposer ses lois scolaires à tout le pays: en 1914, seuls 3 % des enfants musulmans vont à l’école.

    Cette situation tient à une volonté maintes fois attestée des notables et du pouvoir colonial. Derrière le prétexte du coût financier se cache une claire conscience des enjeux politiques que poserait une scolarisation des enfants «indigènes». Colonie agricole, l’Algérie n’a pas besoin d’une main-d’œuvre alphabétisée ; en outre, des indigènes francisés et éduqués dans les «idées françaises» deviendraient une menace potentielle pour la colonie. Ils verraient rapidement le fossé qui sépare le discours républicain et sa culture égalitaire et assimilationniste de la réalité de leur condition. Pour ne pas susciter de tels sentiments, mieux vaut ne pas construire d’écoles.
    Les Européens sont concentrés dans les villages et les villes du Nord, sur la côte méditerranéenne et dans certaines régions (Oranie viticole, vallée du Chéliff, Mitidja…), tandis que la majorité des tribus, notamment en zone montagneuse ou sur les Hauts Plateaux, vivent seules. Les Européens ignorent ces régions où ils ne vont jamais. Seule l’armée et une poignée de fonctionnaires fréquentent dès lors les trois quarts des musulmans d’Algérie. Deux Algérie cohabitent en définitive: l’une est française et l’autre indigène. Mais elles ne se fréquentent pas en dehors des villes et des plaines du Tell. L’illettrisme et plus tard la misère de masse ne sont pas cachés, mais invisibles au grand nombre des Européens.

    La diffusion de la pensée française auprès de la minorité éduquée s’opère donc tardivement et au compte-gouttes. À la veille de la Grande Guerre, il existe un petit groupe de quelques centaines d’«évolués», notamment à Alger, qui sont des sujets de curiosité. Les Algériens les appellent les «m’tournis», ceux qui ont tourné casaque, en quelque sorte, car ils sont habillés et parlent comme les Européens ; les coloniaux s’en méfient. Formés à l’école publique aux côtés des enfants français, ils ont appris à aimer la République, à louer la grande Révolution, à célébrer l’égalité de tous devant la loi et l’impôt, et à professer l’assimilation: la contradiction avec leur situation présente dans la colonie semble insurmontable. Mais ils engagent le combat, et sont ravis de la loi de conscription obligatoire pour les indigènes d’Algérie, dite loi Messimy en 1912 - prise à cause de la guerre qui s’annonce avec l’Allemagne - car la conscription leur apparaît comme un chemin essentiel sur la voie de la citoyenneté.

    L’enclenchement de la tragédie


    L’acmé est moins atteinte par la conscription obligatoire, cependant, que par le sang versé des tirailleurs algériens de l’armée coloniale durant la Première Guerre mondiale, en métropole et en Orient. Jusqu’alors, les tirailleurs algériens avaient participé aux guerres de l’armée française dans les colonies et dans le monde (Crimée, Mexique, Indochine…). Mais il s’agissait d’engagés volontaires, au moins dans le principe. Cette fois, ce sont des conscrits musulmans d’Algérie qui ont combattu, et 28.000 d’entre eux sont morts. Nul n’ignore que la conscription fait en France partie des devoirs du citoyen, raison pour laquelle les «Jeunes Algériens» réclament des contreparties politiques. Georges Clemenceau est parfaitement conscient qu’elles seront nécessaires, et au sortir de la guerre, il demande à un libéral, Charles Jonnart, de les mettre en œuvre.

    À ce moment précis s’enclenche la dynamique irréversible du détricotage de l’Algérie française qui, en une grosse quinzaine d’années, va condamner l’avenir de cette construction politique. Le basculement intervient entre 1919 et 1937. Durant cette période, un grand nombre d’initiatives et de courants politiques et idéologiques se développent au sein des populations musulmanes et françaises. Mais lorsque le bilan sera dressé, après l’échec des promesses initiales du Front populaire, les voies auront irrémédiablement divergé au sein de la minorité politisée des musulmans entre l’option française, majoritaire dans les années 1920, et l’option nationale, qui s’impose dans les années 1930. Tout ce qui se passe à partir de 1945 est tracé dès cette époque, quels que soient les efforts gigantesques entrepris par la France entre 1945 et 1962: avec un quart de siècle de retard.

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    Comment en est-on arrivé là? Le premier point tient à la non-réalisation, ou du moins à la réalisation très partielle, des promesses de Clemenceau en 1919. Un collège d’élus musulmans minoritaires, élu par une fraction des musulmans d’Algérie, existe depuis l’instauration des Délégations financières algériennes en 1898. Clemenceau veut en élargir considérablement le principe. La loi Jonnart de 1919 l’étend aux conseils municipaux et aux conseils généraux. Mais le corps électoral se limite à 10,5 % des hommes musulmans. Or cette fâcheuse tendance se reproduit avec le Front populaire, qui, contrairement à ses promesses, oublie de soutenir le parti assimilationniste et républicain de Ferhat Abbas et les instituteurs de La Voix des humbles, alors que leur combat pour l’intégration pleine et entière dans la citoyenneté était déjà très contesté, taxé de naïveté chez les nationalistes algériens et les religieux. Le «Congrès musulman» d’Alger en 1936, une première du genre, en prend acte. Et la trahison des promesses continue à Paris.



    En 1946, la loi Lamine Guèye établit pour l’Algérie l’élection par le collège musulman de députés musulmans à la Chambre à Paris. C’est une avancée démocratique, mais les deux collèges, celui des Européens et celui des musulmans, quoique de taille très différente, élisent à peu près le même nombre de députés. Cette citoyenneté nouvelle est donc à la fois séparée, et minorée, puisque la voix d’un Européen compte autant que celle de sept musulmans. En 1947, le statut de l’Algérie, qui était censé amplifier la réponse démocratique aux nouveaux sacrifices humains de la guerre, déçoit: l’indigénat est aboli sans tout à fait l’être et les collèges musulmans au sein des exécutifs locaux demeurent minoritaires. De surcroît, l’administration trafique les résultats aux élections des collèges musulmans sous la supervision du gouverneur Marcel-Edmond Naegelen.

    En fait, la République a abdiqué: elle n’est pas capable, en dépit de la volonté de certains de ses chefs (Clemenceau, Blum, De Gaulle - celui de 1944 dans le discours de Brazzaville), d’imposer la citoyenneté française pour les musulmans d’Algérie, même pour le groupe minoritaire des anciens combattants et des personnes alphabétisées en français. La cause en est que les intérêts sont contradictoires et irréconciliables entre la République, qui est universaliste, et les Français d’Algérie, ou du moins leurs chefs, qui ne veulent pas de l’égalité politique avec les musulmans, car elle les condamnerait à terme à devenir une minorité dans leurs départements. Cette proposition était en outre déjà hardie pour la métropole au XIXe siècle, quand les musulmans d’Algérie étaient peu nombreux (moins de 10 % des Français). Elle devient inenvisageable lorsqu’elle doit se traduire par le fait que l’Algérie envoie 20% de députés musulmans au Parlement, une proportion appelée à s’élever rapidement. Mais cette impossibilité plombe les nécessaires évolutions et mène aux tragédies de l’avenir.

    Naissance du nationalisme algérien


    Car en quelques années, «l’Algérie de papa» est bel et bien morte. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, et quelles qu’en soient les causes, un mouvement nationaliste algérien est né. Son acte de naissance a été la création de l’Etoile nord-africaine à Paris en 1926, dans l’immigration ouvrière kabyle de Paris. Contrairement à l’idée reçue d’une «nation éternelle», à la manière dont ont pu la concevoir les nationalistes français, une nation, qui est un corps politique vivant, se conçoit et se construit. Les Français avaient professé aux colonies un nationalisme sans vergogne: une poignée d’Algériens passés par la Grande Guerre, au front ou à l’usine, métamorphosés par l’exil, conçoivent, par mimétisme politique et aux dépens de la France, une nation politique algérienne. Une fois élaboré, ce projet aurait pu être contrarié par la France: encore aurait-il fallu que Paris reprenne la main, comme cela a été fait aux Antilles après 1945. Mais rien de tel en Algérie.

    Paris n’a jamais dirigé la colonie comme les autres départements français: deux forces ont toujours fait écran, le pouvoir colonial algérois, animé par la peur de la submersion, et l’armée, à la tête d’un véritable État dans l’État. Cette armée d’Afrique, la deuxième du pays, a eu un rôle déterminant dans la résurrection de l’armée française au XIXe siècle, puis en 1942. En Algérie, elle est le premier outil de socialisation des musulmans dans la cité française, plus présente que l’école. Or ses objectifs demeurent purement militaires et stratégiques. Il faudra attendre la guerre d’Algérie pour que l’armée devienne assimilationniste - de manière parfois utopique -, au moment où les musulmans d’Algérie refuseront majoritairement cette perspective et où De Gaulle décidera de quitter le pays.
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    • #3
      À cela s’ajoutent plusieurs facteurs idéologiques et contextuels. L’administration coloniale a joué à ses dépens un jeu dangereux avec l’islam algérien, en voulant le corseter d’une part, ce qu’elle a su faire, et en voulant le dénaturer de l’autre. En effet, les «affaires indigènes», l’administration en charge de l’islam au Gouvernement général, ont donné la main au salafisme - appelé en Algérie islah, «réformisme» - de l’Association des oulémas musulmans d’Algérie (AOMA) née en 1931. Elles ont joué les réformistes de l’islam contre les confréries soufies, perçues depuis Abd el-Kader et Mokrani comme le danger principal par la France. Ce faisant, elles ont protégé et laissé libre cours, par mécompréhension, à la diffusion d’un islam arabe et arabisant de combat. L’aveuglement orientaliste français a toujours préféré l’écriture et la civilisation arabes, perçues comme relevant de la culture originelle, aux confréries et à la berbérité, perçues comme sauvages, indomptables et hostiles. Les Français ont ici pêché par la projection d’un fantasme civilisationnel et intellectuel.

      Vers le dénouement


      À cela s’ajoute l’effondrement français de 1940. Bien avant Diên Biên Phu, la débâcle a irrémédiablement désacralisé la puissance militaire et politique française. Les musulmans d’Algérie ont été loyaux, ne se sont pas révoltés et ont aidé la France à prendre sa revanche, ce qui a illusionné les coloniaux et Paris. Mais les soldats musulmans ont accompli là leur dernier grand devoir féodal envers leur protecteur. La campagne de France de 1944-1945 les a en quelque sorte libérés de leur inféodation.

      Le drame éclate le 8 mai 1945, dans le Nord-Constantinois. Les cérémonies et défilés de la victoire dégénèrent à Sétif. À la suite d’un coup de feu, des violences urbaines et paysannes embrasent la région à l’encontre des Européens: une centaine d’entre eux sont tués. Depuis Paris, De Gaulle ordonne à l’armée de reprendre le contrôle de la situation. Il s’ensuit près d’un mois de répression militaire et de poursuites par des groupes d’Européens. Le bilan humain, quoique très controversé, est d’environ 8000 musulmans tués, d’après le consensus des historiens d’aujourd’hui.

      Dans l’esprit des élites musulmanes, tout, dès lors, est presque accompli. Même si l’entreprise paraît insurmontable, tout les conforte dans l’idée que l’avenir sera autre: la puissance matérielle de l’armée américaine observée durant la guerre ; les forces mondiales de la décolonisation, poussées à la fois par l’Amérique et par le soviétisme ; la faiblesse française, que les soldats algériens vivent avec les Français dans les plaines d’Indochine ; le nationalisme arabe et la salafisation qui prospèrent au Caire, où se trouve une petite élite algérienne en formation ; la dynamique démographique des Algériens, qui déborde villes et villages européens, doublée de la «clochardisation» des Algériens déjà dénoncée par Albert Camus avant-guerre ; la violence et les haines intactes et recuites de 1945, où l’on a sauvagement rejoué 1871 ; les promesses jamais tenues de la France, tant en matière de statut de 1947, de laïcité inopérante et d’élections truquées ; la connaissance de la «vraie France», par les soldats et les immigrés en métropole, qui observent, en l’absence de ce qu’il faut bien appeler le racisme colonial, que les Françaises elles-mêmes sont abordables, voire fréquentables. Malgré la modeste condition des ouvriers algériens en métropole, une égalité de fait y existe entre eux et les autres immigrés (italiens) et les ouvriers français ; c’est ce à quoi travaillent en tout cas les syndicats. Ajoutons le gonflement des lettrés (15 % de francophones et 5 % d’arabophones chez les hommes musulmans en 1954), des fonctionnaires et des élèves musulmans, alors que l’impossible citoyenneté fait du surplace.

      En treize ans, entre 1945 et 1958, la France lâchera tout, mais trop tard. En 1945 est lancé un plan de scolarisation totale des indigènes après un siècle de stagnation. En dix ans, la France investit davantage en Algérie que depuis le début de l’Algérie française. Alger, deuxième ville de France, est aussi la plus modernisée. Pendant la guerre d’Algérie, le plan de Constantine se sert du pétrole découvert au Sahara pour industrialiser le pays et construire des centaines de milliers de logements, tant en ville (HLM) qu’à la campagne (plan des 1000 villages) pour loger décemment les Algériens. De Gaulle octroie même en 1958 aux musulmans et aux musulmanes la citoyenneté française pleine et entière. Mais c’est trop tard. La violence et la guerre ont fait leur œuvre sur une terre desséchée et dans un peuple qui, de gré ou de force, rallie pas à pas la révolution. De nombreux musulmans s’engagent certes aussi aux côtés des Français - harkis et auxiliaires sont même plus nombreux que les combattants et auxiliaires du FLN -, mais au fil des années de guerre, des morts et des opérations, des déplacements massifs de populations pour les soustraire à la propagande du FLN, la guerre révolutionnaire marque des points et conquiert la grande majorité de ce peuple à l’indépendance. Si 1,5 million de personnes sont demeurées loyales à la France jusqu’au bout, 8 millions d’autres l’ont peu à peu quittée.

      Les Français ont toujours eu une génération de retard sur les «indigènes». Pendant la guerre d’Algérie, l’armée croit combattre des communistes, comme au Vietnam, alors qu’elle ferraille contre un adversaire qui a l’islam au cœur, même si la révolution s’exprime dans le registre de la guerre révolutionnaire. Au moudjahid (le combattant de la foi islamique), elle parle le langage de l’islam et du martyre. En effet, après que les premières générations de maquisards et de militants, les plus lettrés et les plus politisés, ont été décimées au début des opérations, la force combattante centrale de la révolution algérienne devient la paysannerie analphabète. Pour elle, le primat de l’affirmation islamique dans l’engagement combattant ne fait aucun doute. Seul l’abandon en Dieu peut d’ailleurs faire tenir ces maquisards isolés et sous-armés luttant contre un véritable rouleau compresseur militaire, surarmé et supérieur en nombre et en organisation.


      Aux Français, la rébellion parle au contraire révolution nationale et libertés politiques, un langage qu’ils reçoivent parfaitement. La révolution extérieure - militaire, diplomatique et politique - devient peu à peu le levier d’Archimède d’une révolution dont la propagande est l’instrument décisif.

      Cette révolution, bien que soutenue par les oulémas, a été l’œuvre d’une intelligentsia francisée - on n’ose dire française - qui n’a rien à envier à ses adversaires. Ces combattants diront plus tard qu’il ne s’agissait pas d’un combat contre la France, admirée mais inaccessible, mais d’une lutte à mort contre le colonialisme. Un amour violemment déçu transmué en haine, d’autant plus profonde qu’elle a blessé l’honneur (le «sacré droit»), vertu cardinale des Berbères.

      Contradictions internes


      Eût-il pu en être autrement? Les premiers occupants avaient envisagé de libérer le territoire en chassant ses habitants vers le sud, l’est et l’ouest, à la manière des grandes plaines d’Amérique. Bugeaud a décidé que ce n’était pas envisageable pour un peuple civilisé, mais qu’en revanche, il fallait établir un équilibre numérique entre les deux populations. Les Républiques se sont illusionnées sur la propension des Français puis des Européens à s’installer en grand nombre dans cette pauvre colonie: jamais il n’a été possible de sortir du rapport de un Européen à sept, puis, huit, neuf et dix musulmans. Napoléon III a songé à un «royaume arabe», État associé par l’union personnelle, idée qu’il n’a pu mener à bien, et que le retour de la République a rendu caduque. Charles de Foucauld a considéré que les indigènes deviendraient Français après leur conversion au catholicisme, objectif hors d’atteinte auquel même les Pères blancs ont renoncé en 1937.

      L’histoire de l’Algérie coloniale n’est-elle pas celle de l’impossibilité de concilier une logique universaliste issue à la fois du christianisme et des Lumières, et consistant à projeter outre-mer la civilisation française, avec la souveraineté populaire, qui ne pouvait manquer de conduire au principe démocratique de la citoyenneté, inacceptable pour les Européens d’Algérie, mais aussi pour la métropole? C’est probablement le constat qu’a fait De Gaulle, quand, dévoilant son projet d’abandon, il a trahi les espérances de ceux qui étaient allés le chercher en 1958.
      Le prix à payer de ces impasses a été une décolonisation dramatique, à la mesure de cette histoire passionnelle, qui a laissé derrière elle des rivières de sang, de souffrances, de rancunes, de ressentiments et de haines inextinguibles. Et De Gaulle lui-même s’est trompé sur la suite de l’histoire. Lorsqu’il déclare triomphalement, dans un conseil des ministres de la fin 1962, nous sommes «dé-ba-rra-ssés», il pense qu’il a restauré l’homogénéité du peuple français, dont on sait l’importance qu’il lui accordait. C’est même pour cela qu’il empêche les harkis de s’enfuir - avec les conséquences tragiques que l’on sait (60.000 à 70.000 victimes) -, quoique 100.000 aient atteint en définitive la métropole, suivant 50.000 notables musulmans profrançais. Il acceptera ensuite la poursuite et même l’intensification de la migration du travail des Algériens: il la pensait temporaire, mais elle commence déjà à s’établir. Dès 1963, plus de 500.000 musulmans d’Algérie vivent en métropole. Une autre histoire commence, ou plutôt, poursuit la précédente sous une forme aussi renouvelée qu’inattendue.

      Pierre Vermeren est professeur d’histoiredes sociétés d’Afrique du Nord contemporaine (Paris 1) en délégation CNRS à l’IRMC de Tunis en 2020-2021. Il vient de publier, chez Tallandier, Le Maroc en 100 questions, un royaume de paradoxes et On a cassé la République, 150 ans d’histoire de la nation.


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      • #4
        Excellente synthèse ...
        "L'armée ne doit être que le bras de la nation, jamais sa tête" [Pio Baroja, L'apprenti conspirateur, 1913]

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        • #5
          Et le plus correcte , je trouve, des historiens de droite .
          وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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