Par Pierre Vermeren
Indécise quant au mode de colonisation, prisonnière de ses contradictions, la France s’est engagée en Algérie dans une impasse dont elle paya le prix lors de la décolonisation.
Cet article est issu du Figaro Histoire Ce qu’était l’Algérie française, de la conquête à la rébellion. Découvrez l’actualité de l’Histoire à travers les débats historiques, les livres, les séries, les films, les expositions, ainsi que des reportages sur les lieux de mémoire et d’histoire, dans Le Figaro Histoire
L’Algérie coloniale est née de la longue et violente conquête militaire de la régence ottomane d’Alger par les armées de la monarchie de Juillet. Cette conquête est pratiquement achevée pour l’Algérie atlasique (entre Méditerranée et Sahara) en 1847. En septembre, le général Bugeaud, artisan de la victoire et gouverneur général de l’Algérie, est rappelé à Paris, sanctionné pour les «enfumades». Au plus fort de la «guerre totale», trois de ses officiers (Cavaignac, Pélissier et Saint-Arnaud) ont en effet procédé à tour de rôle, entre juin 1844 et août 1845, à deux «enfumades» et une «emmurade», au cours desquelles plusieurs centaines de membres de trois tribus ont été tués (par asphyxie ou enfermement) après s’être réfugiés dans des grottes de leur pays. Ces opérations couvertes par Bugeaud, en particulier celle qui visait la tribu des Ouled Riah en juin 1845, ont suscité un énorme scandale à Paris, une enquête et des débats parlementaires enflammés, qui ont fini par faire rappeler Bugeaud. Elles font encore partie, dans la mémoire algérienne du «passif» invoqué contre les Français.
À lire aussi Ombres et lumières de la conquête de l’Algérie
Une nationalité à deux vitesses
En décembre 1847, le chef de guerre arabe Abd el-Kader se rend au général de Lamoricière, et remet son cheval au nouveau gouverneur, le duc d’Aumale. En février 1848 éclate à Paris une révolution qui met un terme à la monarchie de Juillet et instaure la IIe République. Les Français d’Algérie se montrent d’emblée républicains, et la nouvelle Constitution incorpore l’Algérie au territoire national. En décembre 1848 sont créés les trois départements français d’Algérie.
Les autochtones israélites et musulmans demeurent cependant de simples «sujets français». C’est dire que cette colonie est assimilée administrativement à la France et à la République, dans la tradition napoléonienne, mais que la majorité de ses habitants, les indigènes, reste hors de la citoyenneté. Ce n’est pas le cas des «Algériens», ces Français vivant en Algérie, qui deviennent citoyens de plein droit.
La plupart des Arabes vivent en outre dans les territoires administrés par l’armée. On les appelle les «Territoires militaires». Les autorités départementales n’administrent en effet que de petits territoires du Tell (au nord du pays), discontinus, appelés à grandir (leurs périmètres sont tracés à l’avance), au fur et à mesure que l’administration militaire, qui gère provisoirement les autres, les considérera comme sûrs et qu’elle les leur rétrocédera.
Sous la IIIe République, ce processus parviendra à son terme: les territoires militaires appartenant aux trois départements, presque exclusivement peuplés d’«indigènes», seront transformés en «communes mixtes» (correspondant généralement à une tribu soumise à un administrateur civil faisant fonction de maire). Ces communes s’opposent aux «communes de plein exercice» qui sont des communes normales comme en métropole, même si leur population est à la fois européenne et indigène. Au XXe siècle, les départements couvriront presque toute l’Algérie «utile». Les territoires militaires deviendront ceux du Sud, qui correspondent au Sahara.
La création progressive des communes mixtes ne réglera pas pour autant la question de l’assimilation juridique des indigènes. Là se trouve le vice fondamental de l’Algérie française, qui ne sera corrigé qu’en 1958 par la mise en œuvre effective de l’assimilation. Résumons: l’Algérie est un territoire français de plein droit, administrativement assimilé à la métropole, mais dont la majorité des habitants est tenue en marge de la citoyenneté et de la vie politique nationale et locale.
À lire aussi L’œuvre française en Algérie: un bilan nuancé, loin des caricatures
Depuis le sénatus-consulte de Napoléon III en 1865, le statut juridique de «l’indigénat» a pourtant créé une perspective d’assimilation à la France. L’indigénat repose sur l’idée que le statut personnel, islamique ou mosaïque (sic), est jugé incompatible avec le Code civil français. Toutefois, la possibilité est octroyée aux «indigènes» de devenir citoyens français s’ils répudient individuellement leur statut personnel et embrassent le Code civil. Or en 1870, l’Assemblée nationale octroie collectivement cette citoyenneté aux juifs d’Algérie à la demande du ministre Crémieux. Rien de tel pour les musulmans, même si la possibilité juridique demeure. Mais les demandes sont rares, l’octroi de la citoyenneté plus rare encore, d’autant que l’administration coloniale freine: 700 demandes aboutiront entre 1865 et 1954, puis 500 entre 1954 et 1958.
Cette rareté tient essentiellement aux musulmans, rétifs à l’abandon du statut personnel, qui peut être interprété comme une apostasie, mais qui est surtout la marque d’une trahison vis-à-vis de la communauté. C’est pourquoi ce geste est exceptionnel, et pourquoi, au XXe siècle, les assimilationnistes réclameront que soit ouverte la possibilité de conserver le statut personnel musulman dans la citoyenneté française. C’est d’ailleurs le cas des musulmans des quatre communes du Sénégal, qui sont soumis à un statut français particulier depuis 1872, mais qui ont obtenu la pleine citoyenneté en 1916, avec un statut civil réservé correspondant aux clauses maritales et successorales de la charia. Ce ne fut pas le cas en Algérie, et seuls quelques milliers de musulmans essayeront d’embrasser le Code civil Napoléon (comme les Juifs y avaient été contraints).
L’administration de la conquête
La masse des indigènes fut donc d’abord gouvernée par l’administration militaire, les «Bureaux arabes» en particulier (schématiquement un par tribu), qui s’appuient sur la hiérarchie codifiée des chefs indigènes (caïds, aghas et bachaghas). Ce mode de gouvernement est indirect. Pour s’acheter la paix dans les tribus et la fidélité des chefs indigènes, ces derniers sont honorés, récompensés, corrompus par des médailles, des passe-droits, des privilèges fiscaux et surtout des terres, mais renvoyés sans pitié en cas de déloyauté. La majeure partie des musulmans sont ainsi dirigés grâce aux mécanismes de la vieille société féodale. Les officiers et l’administration ayant tendance à laisser impunis les abus de ces chefs, le ressentiment s’accumule, comme l’illustrera l’assassinat de nombre d’entre eux durant la guerre d’Algérie.
Pendant la conquête, ces chefs militaires ou leurs pères ont combattu la France les armes à la main. Vaincus, ils s’en sont remis à la protection de l’armée française: cela est codifié dans la cérémonie de l’aman. Leur parole d’homme d’honneur les engage pour la vie, ainsi que leur descendance et toute la tribu. La hiérarchie sociale des tribus est donc figée ; les fils de chefs peuvent intégrer l’armée coloniale - dès 1834 -, prennent du galon, mais sont exclus des grades d’officier avant la Grande Guerre (le cas exceptionnel du capitaine Khaled, le petit-fils d’Abd el-Kader, tient au fait qu’il a eu le droit de faire Saint-Cyr du fait de sa nationalité syrienne, son grand-père s’étant exilé à Damas). Ces fils de chefs tribaux y commandent néanmoins leurs hommes. La parole des vaincus engage de ce fait une soumission sans fin des groupes et des descendants au vainqueur. La compensation tient au fait que l’armée, toute-puissante sous le Second Empire, garantit aux musulmans leur protection armée et le respect des terres de la tribu. Un système qui n’en est pas moins aux antipodes des principes qui régissent la citoyenneté française.
À la chute du Second Empire en 1870, la République a été acclamée par les citoyens français d’Algérie. Ils espèrent qu’elle va renvoyer l’armée et les Bureaux arabes dans leurs casernes ou en métropole, afin d’ouvrir un boulevard à la colonisation, c’est-à-dire aux transferts des terres des tribus aux villages et aux fermiers européens.
Le domaine public en Algérie a été initialement constitué des terres du sultan ottoman (ses biens propres), des biens habous (biens islamiques de mainmorte affectés au culte musulman et à l’entretien des mosquées et sanctuaires) et de terres séquestrées à des tribus hostiles ou ayant trahi. L’essentiel des terres d’Algérie appartenait en effet aux tribus: c’était des propriétés collectives, qu’elles fussent terres de parcours ou pâturages, ou de culture pérenne. Une fois la colonisation installée, les séquestres se poursuivent en cas de révolte, comme on le verra en 1871. Des terres tribales sont en outre achetées à vil prix par des spéculateurs, notamment quand la terre ne nourrit pas ses hommes en cas de sécheresse, une configuration fréquente au Maghreb.
Mais la grande affaire de la IIIe République, c’est la loi Warnier de 1873 qui instaure la décollectivisation et l’appropriation des terres des tribus par la généralisation du cadastre. La propriété des terres étant difficilement prouvable, puisqu’elle reposait sur un droit coutumier oral intertribal, la colonisation s’empare par ce moyen des meilleures terres agricoles d’Algérie, notamment grâce au principe de «resserrement» des tribus sur leur territoire. L’appropriation publique de la terre permet de les donner à des Européens en échange de leur engagement à les mettre en valeur. Cela se fait ainsi en Amérique.
Cela explique qu’à l’annonce du départ des officiers français de Kabylie, au printemps 1871, une insurrection tribale et confrérique d’une ampleur insoupçonnée déferle en quelques jours sur tout l’Est algérien, allant jusqu’à menacer Alger, donc toute la colonie. Seule l’armée, au prix d’une rude reconquête, permet d’écraser l’ennemi. Il s’ensuit des amendes de guerre considérables, qui pèseront sur trois ou quatre générations de Kabyles, un séquestre de 800.000 ha de terres tribales et l’exil de milliers de prisonniers, certains jusqu’en Nouvelle-Calédonie. La peur a été mauvaise conseillère car la paix ainsi obtenue ne repose que sur une répression impitoyable. C’est la dernière révolte collective avant 1945, qui se produira d’ailleurs dans cette même région.
La révolte de Mokrani et de la confrérie Rahmaniya a mis à nu le primat du rapport de force militaire en Algérie. Avec un Européen pour sept ou huit indigènes - proportion assez stable sur un siècle - il est utopique de renvoyer l’armée en métropole. Les Bureaux arabes reprennent donc du service, mais la colonisation se déploie désormais largement. Plus de 7 millions d’ha ont été saisis ou achetés aux tribus par les Français, dont 2,8 millions de terres agricoles coloniales (contre 4,3 laissées aux tribus), le reste relevant du domaine (4,5 millions d’ha de terres de parcours ou de forêts). Cette dépossession foncière massive appauvrit considérablement les tribus, qui ont perdu les meilleures terres et les ressources de la forêt.
Indécise quant au mode de colonisation, prisonnière de ses contradictions, la France s’est engagée en Algérie dans une impasse dont elle paya le prix lors de la décolonisation.
Cet article est issu du Figaro Histoire Ce qu’était l’Algérie française, de la conquête à la rébellion. Découvrez l’actualité de l’Histoire à travers les débats historiques, les livres, les séries, les films, les expositions, ainsi que des reportages sur les lieux de mémoire et d’histoire, dans Le Figaro Histoire
L’Algérie coloniale est née de la longue et violente conquête militaire de la régence ottomane d’Alger par les armées de la monarchie de Juillet. Cette conquête est pratiquement achevée pour l’Algérie atlasique (entre Méditerranée et Sahara) en 1847. En septembre, le général Bugeaud, artisan de la victoire et gouverneur général de l’Algérie, est rappelé à Paris, sanctionné pour les «enfumades». Au plus fort de la «guerre totale», trois de ses officiers (Cavaignac, Pélissier et Saint-Arnaud) ont en effet procédé à tour de rôle, entre juin 1844 et août 1845, à deux «enfumades» et une «emmurade», au cours desquelles plusieurs centaines de membres de trois tribus ont été tués (par asphyxie ou enfermement) après s’être réfugiés dans des grottes de leur pays. Ces opérations couvertes par Bugeaud, en particulier celle qui visait la tribu des Ouled Riah en juin 1845, ont suscité un énorme scandale à Paris, une enquête et des débats parlementaires enflammés, qui ont fini par faire rappeler Bugeaud. Elles font encore partie, dans la mémoire algérienne du «passif» invoqué contre les Français.
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Une nationalité à deux vitesses
En décembre 1847, le chef de guerre arabe Abd el-Kader se rend au général de Lamoricière, et remet son cheval au nouveau gouverneur, le duc d’Aumale. En février 1848 éclate à Paris une révolution qui met un terme à la monarchie de Juillet et instaure la IIe République. Les Français d’Algérie se montrent d’emblée républicains, et la nouvelle Constitution incorpore l’Algérie au territoire national. En décembre 1848 sont créés les trois départements français d’Algérie.
Les autochtones israélites et musulmans demeurent cependant de simples «sujets français». C’est dire que cette colonie est assimilée administrativement à la France et à la République, dans la tradition napoléonienne, mais que la majorité de ses habitants, les indigènes, reste hors de la citoyenneté. Ce n’est pas le cas des «Algériens», ces Français vivant en Algérie, qui deviennent citoyens de plein droit.
La plupart des Arabes vivent en outre dans les territoires administrés par l’armée. On les appelle les «Territoires militaires». Les autorités départementales n’administrent en effet que de petits territoires du Tell (au nord du pays), discontinus, appelés à grandir (leurs périmètres sont tracés à l’avance), au fur et à mesure que l’administration militaire, qui gère provisoirement les autres, les considérera comme sûrs et qu’elle les leur rétrocédera.
Sous la IIIe République, ce processus parviendra à son terme: les territoires militaires appartenant aux trois départements, presque exclusivement peuplés d’«indigènes», seront transformés en «communes mixtes» (correspondant généralement à une tribu soumise à un administrateur civil faisant fonction de maire). Ces communes s’opposent aux «communes de plein exercice» qui sont des communes normales comme en métropole, même si leur population est à la fois européenne et indigène. Au XXe siècle, les départements couvriront presque toute l’Algérie «utile». Les territoires militaires deviendront ceux du Sud, qui correspondent au Sahara.
La création progressive des communes mixtes ne réglera pas pour autant la question de l’assimilation juridique des indigènes. Là se trouve le vice fondamental de l’Algérie française, qui ne sera corrigé qu’en 1958 par la mise en œuvre effective de l’assimilation. Résumons: l’Algérie est un territoire français de plein droit, administrativement assimilé à la métropole, mais dont la majorité des habitants est tenue en marge de la citoyenneté et de la vie politique nationale et locale.
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Depuis le sénatus-consulte de Napoléon III en 1865, le statut juridique de «l’indigénat» a pourtant créé une perspective d’assimilation à la France. L’indigénat repose sur l’idée que le statut personnel, islamique ou mosaïque (sic), est jugé incompatible avec le Code civil français. Toutefois, la possibilité est octroyée aux «indigènes» de devenir citoyens français s’ils répudient individuellement leur statut personnel et embrassent le Code civil. Or en 1870, l’Assemblée nationale octroie collectivement cette citoyenneté aux juifs d’Algérie à la demande du ministre Crémieux. Rien de tel pour les musulmans, même si la possibilité juridique demeure. Mais les demandes sont rares, l’octroi de la citoyenneté plus rare encore, d’autant que l’administration coloniale freine: 700 demandes aboutiront entre 1865 et 1954, puis 500 entre 1954 et 1958.
Cette rareté tient essentiellement aux musulmans, rétifs à l’abandon du statut personnel, qui peut être interprété comme une apostasie, mais qui est surtout la marque d’une trahison vis-à-vis de la communauté. C’est pourquoi ce geste est exceptionnel, et pourquoi, au XXe siècle, les assimilationnistes réclameront que soit ouverte la possibilité de conserver le statut personnel musulman dans la citoyenneté française. C’est d’ailleurs le cas des musulmans des quatre communes du Sénégal, qui sont soumis à un statut français particulier depuis 1872, mais qui ont obtenu la pleine citoyenneté en 1916, avec un statut civil réservé correspondant aux clauses maritales et successorales de la charia. Ce ne fut pas le cas en Algérie, et seuls quelques milliers de musulmans essayeront d’embrasser le Code civil Napoléon (comme les Juifs y avaient été contraints).
L’administration de la conquête
La masse des indigènes fut donc d’abord gouvernée par l’administration militaire, les «Bureaux arabes» en particulier (schématiquement un par tribu), qui s’appuient sur la hiérarchie codifiée des chefs indigènes (caïds, aghas et bachaghas). Ce mode de gouvernement est indirect. Pour s’acheter la paix dans les tribus et la fidélité des chefs indigènes, ces derniers sont honorés, récompensés, corrompus par des médailles, des passe-droits, des privilèges fiscaux et surtout des terres, mais renvoyés sans pitié en cas de déloyauté. La majeure partie des musulmans sont ainsi dirigés grâce aux mécanismes de la vieille société féodale. Les officiers et l’administration ayant tendance à laisser impunis les abus de ces chefs, le ressentiment s’accumule, comme l’illustrera l’assassinat de nombre d’entre eux durant la guerre d’Algérie.
Pendant la conquête, ces chefs militaires ou leurs pères ont combattu la France les armes à la main. Vaincus, ils s’en sont remis à la protection de l’armée française: cela est codifié dans la cérémonie de l’aman. Leur parole d’homme d’honneur les engage pour la vie, ainsi que leur descendance et toute la tribu. La hiérarchie sociale des tribus est donc figée ; les fils de chefs peuvent intégrer l’armée coloniale - dès 1834 -, prennent du galon, mais sont exclus des grades d’officier avant la Grande Guerre (le cas exceptionnel du capitaine Khaled, le petit-fils d’Abd el-Kader, tient au fait qu’il a eu le droit de faire Saint-Cyr du fait de sa nationalité syrienne, son grand-père s’étant exilé à Damas). Ces fils de chefs tribaux y commandent néanmoins leurs hommes. La parole des vaincus engage de ce fait une soumission sans fin des groupes et des descendants au vainqueur. La compensation tient au fait que l’armée, toute-puissante sous le Second Empire, garantit aux musulmans leur protection armée et le respect des terres de la tribu. Un système qui n’en est pas moins aux antipodes des principes qui régissent la citoyenneté française.
À la chute du Second Empire en 1870, la République a été acclamée par les citoyens français d’Algérie. Ils espèrent qu’elle va renvoyer l’armée et les Bureaux arabes dans leurs casernes ou en métropole, afin d’ouvrir un boulevard à la colonisation, c’est-à-dire aux transferts des terres des tribus aux villages et aux fermiers européens.
Le domaine public en Algérie a été initialement constitué des terres du sultan ottoman (ses biens propres), des biens habous (biens islamiques de mainmorte affectés au culte musulman et à l’entretien des mosquées et sanctuaires) et de terres séquestrées à des tribus hostiles ou ayant trahi. L’essentiel des terres d’Algérie appartenait en effet aux tribus: c’était des propriétés collectives, qu’elles fussent terres de parcours ou pâturages, ou de culture pérenne. Une fois la colonisation installée, les séquestres se poursuivent en cas de révolte, comme on le verra en 1871. Des terres tribales sont en outre achetées à vil prix par des spéculateurs, notamment quand la terre ne nourrit pas ses hommes en cas de sécheresse, une configuration fréquente au Maghreb.
Mais la grande affaire de la IIIe République, c’est la loi Warnier de 1873 qui instaure la décollectivisation et l’appropriation des terres des tribus par la généralisation du cadastre. La propriété des terres étant difficilement prouvable, puisqu’elle reposait sur un droit coutumier oral intertribal, la colonisation s’empare par ce moyen des meilleures terres agricoles d’Algérie, notamment grâce au principe de «resserrement» des tribus sur leur territoire. L’appropriation publique de la terre permet de les donner à des Européens en échange de leur engagement à les mettre en valeur. Cela se fait ainsi en Amérique.
Cela explique qu’à l’annonce du départ des officiers français de Kabylie, au printemps 1871, une insurrection tribale et confrérique d’une ampleur insoupçonnée déferle en quelques jours sur tout l’Est algérien, allant jusqu’à menacer Alger, donc toute la colonie. Seule l’armée, au prix d’une rude reconquête, permet d’écraser l’ennemi. Il s’ensuit des amendes de guerre considérables, qui pèseront sur trois ou quatre générations de Kabyles, un séquestre de 800.000 ha de terres tribales et l’exil de milliers de prisonniers, certains jusqu’en Nouvelle-Calédonie. La peur a été mauvaise conseillère car la paix ainsi obtenue ne repose que sur une répression impitoyable. C’est la dernière révolte collective avant 1945, qui se produira d’ailleurs dans cette même région.
La révolte de Mokrani et de la confrérie Rahmaniya a mis à nu le primat du rapport de force militaire en Algérie. Avec un Européen pour sept ou huit indigènes - proportion assez stable sur un siècle - il est utopique de renvoyer l’armée en métropole. Les Bureaux arabes reprennent donc du service, mais la colonisation se déploie désormais largement. Plus de 7 millions d’ha ont été saisis ou achetés aux tribus par les Français, dont 2,8 millions de terres agricoles coloniales (contre 4,3 laissées aux tribus), le reste relevant du domaine (4,5 millions d’ha de terres de parcours ou de forêts). Cette dépossession foncière massive appauvrit considérablement les tribus, qui ont perdu les meilleures terres et les ressources de la forêt.

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