Avoir toujours raison est aisé : il suffit de manier plus habilement que son adversaire les ficelles du discours.
ans L’Art d’avoir toujours raison (1831), Schopenhauer ne se contente pas de recenser les différents stratagèmes rhétoriques auxquels nous pouvons faire face ou recourir. Il démontre comment vérité et victoire ne sont pas toujours synonymes, comment avoir raison et paraître avoir raison sont deux choses très différentes. Quoique cette idée semble banale et ne soit pas représentative de la pensée de Schopenhauer, elle nous permet de porter un regard lucide sur la nature de l’homme et sa tendance à se laisser convaincre par les apparences plutôt que par la vérité.
Ce qu’il faut retenir :
L’homme est par nature sûr de lui. Ainsi, il lui importe plus de paraître avoir raison, par vanité ou mauvaise foi, que de voir triompher la vérité.
Par conséquent, la rationalité et la logique ne sont que peu utiles pour convaincre son adversaire ou son auditoire. En revanche, savoir employer à bon escient et se défendre contre les différents stratagèmes et astuces de la dialectique éristique constitue l’unique moyen de vaincre son adversaire.
Biographie de l’auteur
Arthur Schopenhauer (1788-1860) est un philosophe allemand, souvent présenté comme l’hériter et le continuateur d’Emmanuel Kant. Cependant, sa pensée, rattachée au courant pessimiste, se distingue incontestablement de celle de son prédécesseur. L’impératif catégorique kantien, celui d’une action juste, gratuite et désintéressée, n’est guère en adéquation avec le contenu cynique et pragmatique de la pensée de Schopenhauer.
Son plus grand ennemi est Hegel, qui est, comme lui, professeur à l’université de Berlin. Schopenhauer, voyant le succès éclatant de son rival, alors que lui-même, presque inconnu, peine à remplir ses amphithéâtres, interprète cette injustice comme un signe de la dégénérescence philosophique de son époque. Ainsi, le cynisme de L’Art d’avoir toujours raison doit aussi s’interpréter comme résultant d’un écœurement face aux mensonges, sophismes et impostures qui, aux yeux de Schopenhauer, triomphent à l’université.
Synthèse de l’ouvrage
I. Introduction
Avant-propos : logique et dialectique
La « dialectique » et la « logique », dans la philosophie grecque, renvoyaient à la même action : l’art de raisonner ou d’enchaîner des raisonnements justes et cohérents. Kant, le premier, a distingué les deux termes : dans la philosophie kantienne, seule la logique garde ce sens initial et innocent, tandis que la dialectique a une connotation négative et désigne la discussion sophistique.
La conversation présente ces deux aspects, parfois en même temps. Si l’homme est supposé être rationnel et, par conséquent, peut être convaincu par un raisonnement logique, ce dernier cas de figure est rare. La règle générale est plutôt la confrontation ou la controverse. En effet, lorsque nous sommes en désaccord avec notre interlocuteur, si nous convenons qu’il peut y avoir une erreur de raisonnement, nous ne pensons jamais qu’elle puisse venir du nôtre. L’homme est par nature sûr de lui, et c’est de cette qualité que découle la distinction entre la logique, c’est-à-dire la capacité à raisonner justement, et la dialectique éristique, c’est-à-dire la dialectique de controverse.
La dialectique éristique
La dialectique éristique puise ses sources dans la nature assurée de l’homme, mais aussi dans ses tendances à la vanité et à la mauvaise foi. Plutôt que d’admettre avoir tort, un homme préférera toujours paraître avoir raison, car l’intérêt d’un individu pour son amour propre est souvent supérieur à son intérêt pour la vérité, même lorsqu’il prône le contraire. L’homme ment ainsi, souvent, au nom de la vérité. Nous mettons toujours en doute les arguments qui démolissent notre raisonnement, accusant l’adversaire de mentir. Parce qu’il est presque impossible, dans le cadre d’une discussion, de trouver immédiatement une parade à un tel argument, nous sommes enclins à refuser complètement ce dernier, dans l’espoir d’en trouver plus tard la faille. Chacun apprend cette mauvaise foi naturelle et la pratique, car chacun est poussé, à la fois par la vanité humaine et par la faiblesse de l’intellect humain, à défendre ses positions, mordicus.
On peut aussi perdre un débat, alors que l’on défend la vérité, simplement parce que l’on a trop usé d’un argument peu probant, ou développé un mauvais exemple. Ainsi, apprendre à maîtriser les règles rhétoriques de la dialectique, y compris lorsque l’on n’a aucune intention de mentir, est une nécessité.
La dialectique éristique ne se préoccupe pas de la vérité ; son seul objectif se résume au titre de l’ouvrage : l’art d’avoir raison – ce qui est d’autant plus aisé lorsque l’on est dans le vrai.
La base de toute dialectique
Il existe, pour réfuter une thèse, deux modes. Dans un premier mode, ad rem, il s’agit de réfuter la thèse qui fait l’objet du débat, dans le sujet, sans détour. Le second mode, ad hominem ou ex concessis, renvoie à l’action de réfuter la thèse de manière relative, en montrant qu’elle ne s’accorde pas avec autre chose (une autre vérité, une autre thèse de l’adversaire, ou une qualité morale de l’adversaire).
Cette réfutation peut prendre deux formes. Elle est directe lorsqu’elle attaque les prémisses ou les conséquences de la thèse. Elle est indirecte lorsqu’elle affirme que la thèse ne peut pas être vraie. Dans ce cas de figure, il ne s’agit pas de remettre en cause le développement logique de la thèse en question. Au contraire, cela peut impliquer d’embrasser la thèse de l’adversaire, mais de montrer qu’une de ses conséquences est fausse (selon un procédé appelé diversion).
II. Stratagèmes
Stratagème I : L’extension
Il s’agit de reprendre une thèse adverse et de l’élargir à un tel degré qu’elle devient alors inopérante.
Si je dis, par exemple, que « Les Anglais sont la première nation en ce qui concerne la dramaturgie », et que mon adversaire tente de me contrer en avançant que les opéras anglais sont très mauvais, ce dernier cherche à me donner tort en élargissant mon propos à toutes les représentations théâtrales.
Stratagème II : L’homonymie
Il s’agit d’employer un mot utilisé par l’adversaire dans l’élaboration de sa thèse, mais dans un sens différent, en tirant profit de sa polysémie.
Ce stratagème est parfaitement illustré par le sophisme ex homonymia :
Omne lumen potest extingui
Intellectus est lumen
Intellectus potest extingui
Intellectus est lumen
Intellectus potest extingui
Ce qui signifie : toute lumière peut être éteinte ; l’intelligence est une lumière, donc l’intelligence peut être éteinte. Ici, le terme « lumière » renvoie à deux sens distincts : la lumière au sens littéral, puis la lumière au sens figuré – ce qui permet d’aboutir à une conclusion fausse.
Stratagème III : La généralisation des arguments adverses
La généralisation prend la forme d’une universalisation d’un argument énoncé au sujet d’un problème précis ou d’une transposition de cet argument à une autre situation.
J’ai (Schopenhauer) critiqué les écrits de Hegel parce que ce dernier employait des mots « en laissant au lecteur le soin de deviner leur signification ». J’avais, par ailleurs, fait les louanges de la doctrine quiétiste, qui appelle la contemplation de Dieu par l’inaction. Hegel se contenta de me répondre ad hominem, en disant que je défendais les Quiétistes alors que ceux-ci avaient également usé de termes incompréhensibles. Cependant, mes louanges ne visaient pas les écrits des philosophes, mais leur conduite dans le domaine pratique. « Ainsi ai-je paré l’attaque. »
Ces trois premiers stratagèmes sont simples à déjouer, car ils ont en commun le fait de parler de quelque chose dont on ne parle pas ; il suffit alors de démontrer simplement que les extrapolations sont hors sujet, illogiques, et n’ont pas de fondement. De plus, ils peuvent se retourner très facilement contre celui qui les emploie en procès de mauvaise foi, voire de stupidité.
Stratagème IV : Cacher son jeu
Il ne faut jamais afficher clairement la conclusion de ses thèses, mais en faire accepter, petit à petit, les prémisses par votre adversaire. « Vous cachez ainsi votre jeu jusqu’à ce que votre adversaire ait approuvé tout ce dont vous aviez besoin pour l’attaquer. »
Stratagème V : Faux arguments
Il s’agit ici d’utiliser le mode de pensée de l’adversaire en recourant à de faux arguments que ce dernier pense vrais. « Une conclusion vraie peut en effet découler de fausses prémisses, mais pas l’inverse. »
Stratagème VI : Postuler ce qui n’a pas été prouvé
Il est possible de recourir à des pétitions de principe, c’est-à-dire des démonstrations dont la conclusion est incluse dans la prémisse. Les moyens d’y parvenir sont divers. On peut, par exemple, utiliser une affirmation générale pour couvrir l’ensemble du débat ; par exemple : « l’entièreté de la connaissance humaine est incomplète, donc la médecine n’est pas fiable ». À l’inverse, il est aussi possible de faire admettre à l’adversaire des cas particuliers où la thèse est vraie, pour lui faire penser que la proposition générale est aussi vraie.
Stratagème VII : Atteindre le consensus par des questions
C’est la méthode socratique par excellence : l’idée est de poser des questions à son adversaire, et de tirer rapidement des conclusions de ses propres réponses. Le fait de le solliciter pour répondre à nos questions peut l’empêcher de repérer dans nos conclusions et développements les failles et les abus, en plus de lui donner l’impression de participer à la démonstration.
Stratagème VIII : Fâcher l’adversaire
Être injuste ou insolent envers l’adversaire permet de provoquer sa colère et, ainsi, de voiler son jugement et son entendement.
Stratagème IX : Poser les questions dans un autre ordre
Il s’agit d’empêcher l’adversaire d’anticiper vos conclusions en l’empêchant, de cette manière, de préparer ses réponses.
Stratagème X : Prendre avantage de l’antithèse
Lorsque vous souhaitez faire accepter une thèse par votre adversaire, présentez-lui d’abord l’antithèse ou donnez-lui le choix entre les deux, afin qu’il ne sache pas à quoi vous voulez qu’il adhère.
Stratagème XI : Généraliser ce qui porte sur des cas précis
Pour que votre adversaire accepte une généralité comme une vérité, commencez par lui faire accepter des cas particuliers découlant de cette thèse. De cette manière, il aura l’impression de l’avoir admise lui-même.
Stratagème XII : Choisir des métaphores favorables
Il est utile de présenter une réalité concrète par une image qui soit favorable à votre thèse, par exemple, en préférant le terme « innovation » à « altération », ou « piété » à « bigoterie », selon le point de vue que vous défendez
.
Stratagème XIII : Faire rejeter l’antithèse
Il s’agit de présenter l’antithèse de façon paradoxale ou caricaturale ; de cette manière, l’adversaire aura pour seul choix d’accepter la thèse. « C’est comme si l’on plaçait du gris à côté du noir et qu’on l’appelait blanc, ou à côté du blanc et qu’on l’appelait noir. »
Stratagème XIV : Clamer victoire malgré la défaite
Si vous ne parvenez pas à prendre l’ascendant sur votre adversaire, vous pouvez recourir à un « piège effronté » : affirmez triomphalement votre point de vue, malgré tout. Si vous vous montrez suffisamment audacieux, ou si votre adversaire est trop stupide ou timide, l’assemblée présumera que vous avez gagné la joute verbale.
Stratagème XV : Utiliser des arguments absurdes
Un autre stratagème audacieux est le recours à une proposition dont la vérité n’est pas palpable à première vue. Si l’adversaire accepte cette proposition bancale, continuez votre argumentation avec une assurance et une crédibilité renouvelée ; s’il la refuse, retournez votre veste en affirmant que vous avez eu recours à un raisonnement par l’absurde.
Stratagème XVI : Argument ad hominem
Lorsque votre adversaire émet une idée, vérifiez que celle-ci ne soit pas incompatible avec une autre idée ou un autre argument qu’il a développé, ou un élément de son existence. Par exemple, s’il défend le suicide, on peut lui répondre : « Alors pourquoi ne te pends-tu pas ? »
Stratagème XVII : Se défendre en coupant les cheveux en quatre
Il est toujours possible de se défendre en présentant des distinctions tirées par les cheveux auxquelles vous n’aviez pas pensé avant.
Stratagème XVIII : Interrompre et détourner le débat
Si vous vous rendez compte que votre adversaire va gagner le débat, interrompez son argumentation en le distrayant.
>Stratagème XIX : Généraliser plutôt que de débattre des détails
Si votre adversaire vous défie de démonter un point particulier de son argumentation et qu’aucune remarque ne vous vient à l’esprit, il faut préférer généraliser ce point afin de renverser son argument.
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