Selon Simone Weil, la liberté est la faculté de penser strictement par soi-même et, ainsi, de se réaliser à travers son activité.
Dans son fameux essai philosophique, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), Weil met tous ses espoirs dans la pensée, qui seule peut s’exercer librement et nous délivrer de l’oppression.
Ce qu’il faut retenir :
Selon Simone Weil, la liberté est la capacité de penser par soi-même, sans aliénation, plus précisément, la faculté de se réaliser à travers sa réflexion.
L’oppression apparaît dès qu’un privilège est créé, c’est-à-dire dès que l’on se remet à l’expertise d’autrui pour obtenir le fruit de son travail ou de ses efforts.
L’oppression est inhérente à toute organisation sociale et ne peut pas être supprimée totalement à moins de détruire la société et revenir à un état de vie primitif. Mais, il est possible de tendre vers cet idéal en remettant au centre de l’attention le travail manuel et plus généralement tout travail impliquant une participation pleinement consciente de l’individu vis-à-vis de sa tâche
.
Biographie de l’auteur
Simone Weil (1909-1943), philosophe humaniste française, est née dans une famille alsacienne d’origine juive et agnostique. Après avoir achevé brillamment des études de philosophie, elle entre à l’École Nationale Supérieure à 19 ans et, à 22 ans, devient professeur au lycée.
Proche des courants marxistes antistaliniens, elle est l’une des rares philosophes à avoir fait l’expérience du malheur. Elle étudie le monde ouvrier en partageant leurs conditions de vie. Elle se rapproche ainsi des syndicats ouvriers, se joint à des mouvements de grève, et décide de vivre avec cinq francs par jour en sacrifiant le reste de son salaire de professeur à la Caisse de Solidarité des mineurs. Quelques années plus tard, elle décide d’expérimenter elle-même les conditions de vie de la classe ouvrière, suspend sa carrière d’enseignante et part travailler volontairement dans les usines.
En 1936, elle renonce à son éducation juive et devient chrétienne. Ses aspirations politiques, en tant que sympathisante des groupes révolutionnaires trotskystes et anarchistes, ainsi que sa dévotion spirituelle lui vaudront le surnom d’« anarchiste chrétienne ».
Synthèse de l’ouvrage
Introduction
La société de 1934 doit faire face au désespoir et à l’anxiété. En effet, les régimes autoritaires s’affirment en l’Europe. Par ailleurs, le travail ne donne plus le sentiment de se réaliser et d’être utile à la société, mais est tout bonnement devenu « une place » qu’il faut s’estimer privilégié d’occuper. En outre, les progrès techniques, scientifiques et économiques ont favorisé le mal-être, physique et moral, plutôt que le bien-être.
La complexification des sciences et leur diversification ont accoutumé les individus à la crédulité. N’ayant plus la capacité d’appréhender les sciences, ils s’en remettent aux spécialistes, abandonnant ainsi leur liberté de pensée.
Le seul espoir réside dans la perspective d’une révolution ou d’actions révolutionnaires. Cependant, un mauvais usage des pensées révolutionnaires, par des politiciens démagogues et futurs tyrans, a vidé de sa substance cette belle idée (comme en témoignent les révolutions célèbres de 1789 et de 1917). L’expérience nous a appris qu’il était essentiel d’analyser la faisabilité et la portée réelle des révolutions et de la lutte contre l’oppression, avant d’entamer une quelconque action révolutionnaire.
I. Critique du marxisme
Nombreux sont ceux qui, ayant des velléités révolutionnaires, renvoient aux théories de Marx comme à un dogme, sans les discuter. La pensée de Marx est, en réalité, critiquable à plusieurs égards. Marx considère que l’oppression capitaliste résulte, d’un point de vue économique, de l’extorsion et de l’accumulation par les capitalistes de la plus-value créée par le travail des prolétaires. Cette oppression est garantie par le contexte de concurrence et la sacralisation de la propriété privée, traits typiques des sociétés capitalistes. Cependant, une part substantielle du profit des capitalistes est destinée à être réinvestie afin d’améliorer les performances de l’entreprise par rapport à ses concurrentes. En cela, le capitalisme n’est pas différent de toute collectivité dans l’histoire qui, pour garantir sa sécurité face à ses ennemis, accumule des richesses.
La propriété privée n’est pas non plus à blâmer. La véritable faute du capitalisme ne réside pas dans la propriété privée, mais dans une répartition humiliante du travail entre les tâches communément qualifiées d’intellectuelles et celles qualifiées de manuelles. Cette répartition est vraie, quel que soit le type de société. La société moderne est une société de « spécialistes », divisées entre « ceux qui savent » et « ceux qui font ». Par conséquent, ce que Marx critique n’est pas un trait propre du capitalisme, mais un trait partagé par toutes les sociétés de spécialistes, lesquelles supposent une distinction entre les fonctions de direction et d’exécution.
Enfin, Marx a prédit qu’une révolution éclaterait lorsque le perfectionnement ininterrompu des forces productrices se heurterait à la résistance des cadres sociaux. Le régime qui résulterait de cette révolution connaîtrait également un accroissement des forces productives jusqu’à ce qu’elles atteignent un niveau d’équilibre entre une production maximum et un niveau d’effort minimum de la part des travailleurs. Ces derniers pourraient alors accroître leurs facultés et connaissances durant leur temps de loisir et ainsi supprimer la distinction sociale basée sur la spécialisation. Cependant, cette démonstration présente une double erreur. D’une part, Marx admet, sans la démontrer, la capacité illimitée d’accroissement des forces productives, alors que l’incertitude liée aux ressources leur impose une limite vraisemblable. D’autre part, les tentatives les plus poussées d’amélioration du mode de production, pour parvenir à cet état d’oisiveté prôné par Marx, se sont révélées infructueuses (comme c’est le cas en URSS).
Cela ne signifie pas que la pensée de Marx doit être entièrement mise de côté. Le matérialisme historique marxien peut être appliqué en tant que méthode d’étude et d’action. Ce mode de pensée consiste à considérer toute évolution comme le fruit de transformations concrètes. Appliquée à l’étude de la faisabilité de la lutte contre l’oppression, cette méthode implique de commencer par comprendre le mode de production actuel (fonctionnement, rendement, prospection), puis d’évaluer ses capacités de réforme avant de déterminer les formes d’organisations sociales compatibles avec chacune d’elles.
Cette méthode conduit à écarter certaines idées défendues par les marxistes. Premièrement, il faut en finir avec l’idée d’un rendement illimité du travail. Les marxistes révolutionnaires souhaitent imposer une répartition équitable des biens et des richesses produites entre tous, cela en augmentant la production. Cependant, le principe du rendement illimité repose sur l’observation des deux derniers siècles, c’est-à-dire depuis la fin du XVIIIe siècle, mais omet de prendre en compte le potentiel épuisement des ressources, ou du moins la diminution de la rentabilité de leur extraction et l’incertitude quant à la découverte de ressources de remplacement.
Il faut également écarter l’espérance utopique des marxistes d’un remplacement du travail humain par celui des machines. Ce remplacement dépend lui aussi de la disponibilité incertaine de ressources nécessaires. En outre, les machines requerront toujours l’intermédiation humaine, ce qui rend peu probable un avenir où l’homme se dispense de travailler.
Ainsi, au lieu de prôner une lutte contre l’oppression fondée sur la disparition ou la diminution utopique du temps de travail et des efforts des travailleurs, il serait plus utile de réformer l’idéal révolutionnaire pour ne rechercher que la suppression de l’oppression et la faire coïncider avec la réalité.
II. Analyse de l’oppression
L’histoire montre que l’oppression existe dans tous les régimes politiques. Même lorsqu’une révolution semble l’avoir évacué, le nouveau régime instauré la restaure toujours – la Révolution française constituant une parfaite illustration. L’oppression ne peut pas disparaître tant que les causes qui la sous-tendent persistent, c’est-à-dire tant que l’organisation sociale serait fondée sur une division des tâches.
Le matérialisme marxien a permis de mettre en évidence le fait que toute évolution sociale est le fruit des efforts successifs des individus réalisés dans un cadre d’existence défini. Ce cadre se compose du milieu naturel, de l’aménagement de ce milieu naturel (outillage, armement, procédés agricoles, etc.) et des conditions de l’existence humaine (interconnexions, activités, présence d’autres groupes sociaux, etc.). Le seul point sur lequel il est possible d’exercer une influence concerne l’aménagement du milieu, qui permet à la fois d’agir sur l’organisation sociale et d’être influencé par elle.
L’observation des exemples d’organisations sociales exemptes d’oppression dans l’histoire conduit à distinguer les différentes sociétés en fonction des modes de production. Dans les organisations primitives, où la production servait à satisfaire les besoins immédiats des siens ou de son clan, la division du travail était quasi inexistante et l’oppression aussi. Cette dernière n’apparut qu’à travers les formes économiques plus développées, quand l’homme s’est affranchi de la nature par la constitution de réserves. Son rapport à la nature devint alors indirect et passa de la dépendance à la domination de celle-ci.
L’homme fut ainsi toujours soumis à une force extérieure, mais cette force devient oppression uniquement lorsqu’elle s’interpose entre l’homme et le fruit de ses efforts, ce qui entraine l’apparition d’une forme de « privilège » ou de monopole. C’est ainsi que lorsque les rites religieux dans l’Antiquité ou le maniement des armes au Moyen-âge devinrent trop complexes, apparurent les prêtres ou encore les chevaliers. Il en est de même pour les sciences qui ne sont accessibles au reste de la population que grâce à l’intermédiation de « spécialistes ». Les échanges commerciaux n’existent quant à eux que grâce à la présence de marchands et l’utilisation de monnaie. De même, les fonctions de coordination d’un Royaume ou d’un État résultèrent de la centralisation du pouvoir entre les mains d’un dirigeant. Ces individus obtiennent alors le monopole du domaine en question et un privilège par rapport au reste de la population qui leur donne un véritable ascendant sur elle.
Toutefois, l’oppression repose également sur le désir qu’ont ces privilégiés de conserver leur puissance. En effet, dès lors que ces individus exercent une autorité sur les autres, ils dépendent eux-mêmes de cette autorité qui les nourrit et leur fournit ces biens qu’ils ne peuvent obtenir faute de les produire directement. Ainsi, la puissance oppressive est réciproque entre les « privilégiés » et les individus. Par conséquent, pour conserver leur puissance, leur lutte doit non seulement se diriger contre les puissances rivales extérieures qui les menacent, mais aussi contre leur propre population pour que celle-ci continue de se soumettre.
Pour supprimer l’oppression, il s’agirait donc soit de rompre l’inégalité née des privilèges soit d’instaurer un pouvoir stable qui assure l’équilibre entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Or, le pouvoir sur les hommes est, par nature, instable du fait qu’il s’exerce sur des êtres opposant une force de résistance continuelle et non sur des choses inertes. La puissance sur les hommes s’érode donc naturellement d’où la nécessité d’user de moyens de plus en plus oppressifs pour maintenir une emprise sur eux. Advient alors un renversement du pouvoir qui cesse d’être un moyen au service d’une fin (par exemple, l’accroissement du bien-être, de la sécurité, l’appui des dieux, etc.), et devient une fin en lui-même.
Par ailleurs, désirer abolir les privilèges, c’est-à-dire le ciment unifiant les différentes franges de la société, conduirait à « se condamner à être aussitôt asservi par les groupements sociaux qui n’ont pas opéré la même transformation » et finalement « à se condamner à mort, car quand on a une fois oublié les procédés de la production primitive et transformé le milieu naturel auquel il correspondait, on ne peut retrouver le contact immédiat avec la nature. » Dans l’impossibilité de réformer ces deux impératifs de l’oppression, celle-ci réapparaîtra donc systématiquement après tout changement de régime succédant ou non à une révolution.
Dans son fameux essai philosophique, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), Weil met tous ses espoirs dans la pensée, qui seule peut s’exercer librement et nous délivrer de l’oppression.
Ce qu’il faut retenir :
Selon Simone Weil, la liberté est la capacité de penser par soi-même, sans aliénation, plus précisément, la faculté de se réaliser à travers sa réflexion.
L’oppression apparaît dès qu’un privilège est créé, c’est-à-dire dès que l’on se remet à l’expertise d’autrui pour obtenir le fruit de son travail ou de ses efforts.
L’oppression est inhérente à toute organisation sociale et ne peut pas être supprimée totalement à moins de détruire la société et revenir à un état de vie primitif. Mais, il est possible de tendre vers cet idéal en remettant au centre de l’attention le travail manuel et plus généralement tout travail impliquant une participation pleinement consciente de l’individu vis-à-vis de sa tâche
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Biographie de l’auteur
Simone Weil (1909-1943), philosophe humaniste française, est née dans une famille alsacienne d’origine juive et agnostique. Après avoir achevé brillamment des études de philosophie, elle entre à l’École Nationale Supérieure à 19 ans et, à 22 ans, devient professeur au lycée.
Proche des courants marxistes antistaliniens, elle est l’une des rares philosophes à avoir fait l’expérience du malheur. Elle étudie le monde ouvrier en partageant leurs conditions de vie. Elle se rapproche ainsi des syndicats ouvriers, se joint à des mouvements de grève, et décide de vivre avec cinq francs par jour en sacrifiant le reste de son salaire de professeur à la Caisse de Solidarité des mineurs. Quelques années plus tard, elle décide d’expérimenter elle-même les conditions de vie de la classe ouvrière, suspend sa carrière d’enseignante et part travailler volontairement dans les usines.
En 1936, elle renonce à son éducation juive et devient chrétienne. Ses aspirations politiques, en tant que sympathisante des groupes révolutionnaires trotskystes et anarchistes, ainsi que sa dévotion spirituelle lui vaudront le surnom d’« anarchiste chrétienne ».
Synthèse de l’ouvrage
Introduction
La société de 1934 doit faire face au désespoir et à l’anxiété. En effet, les régimes autoritaires s’affirment en l’Europe. Par ailleurs, le travail ne donne plus le sentiment de se réaliser et d’être utile à la société, mais est tout bonnement devenu « une place » qu’il faut s’estimer privilégié d’occuper. En outre, les progrès techniques, scientifiques et économiques ont favorisé le mal-être, physique et moral, plutôt que le bien-être.
La complexification des sciences et leur diversification ont accoutumé les individus à la crédulité. N’ayant plus la capacité d’appréhender les sciences, ils s’en remettent aux spécialistes, abandonnant ainsi leur liberté de pensée.
Le seul espoir réside dans la perspective d’une révolution ou d’actions révolutionnaires. Cependant, un mauvais usage des pensées révolutionnaires, par des politiciens démagogues et futurs tyrans, a vidé de sa substance cette belle idée (comme en témoignent les révolutions célèbres de 1789 et de 1917). L’expérience nous a appris qu’il était essentiel d’analyser la faisabilité et la portée réelle des révolutions et de la lutte contre l’oppression, avant d’entamer une quelconque action révolutionnaire.
I. Critique du marxisme
Nombreux sont ceux qui, ayant des velléités révolutionnaires, renvoient aux théories de Marx comme à un dogme, sans les discuter. La pensée de Marx est, en réalité, critiquable à plusieurs égards. Marx considère que l’oppression capitaliste résulte, d’un point de vue économique, de l’extorsion et de l’accumulation par les capitalistes de la plus-value créée par le travail des prolétaires. Cette oppression est garantie par le contexte de concurrence et la sacralisation de la propriété privée, traits typiques des sociétés capitalistes. Cependant, une part substantielle du profit des capitalistes est destinée à être réinvestie afin d’améliorer les performances de l’entreprise par rapport à ses concurrentes. En cela, le capitalisme n’est pas différent de toute collectivité dans l’histoire qui, pour garantir sa sécurité face à ses ennemis, accumule des richesses.
La propriété privée n’est pas non plus à blâmer. La véritable faute du capitalisme ne réside pas dans la propriété privée, mais dans une répartition humiliante du travail entre les tâches communément qualifiées d’intellectuelles et celles qualifiées de manuelles. Cette répartition est vraie, quel que soit le type de société. La société moderne est une société de « spécialistes », divisées entre « ceux qui savent » et « ceux qui font ». Par conséquent, ce que Marx critique n’est pas un trait propre du capitalisme, mais un trait partagé par toutes les sociétés de spécialistes, lesquelles supposent une distinction entre les fonctions de direction et d’exécution.
Enfin, Marx a prédit qu’une révolution éclaterait lorsque le perfectionnement ininterrompu des forces productrices se heurterait à la résistance des cadres sociaux. Le régime qui résulterait de cette révolution connaîtrait également un accroissement des forces productives jusqu’à ce qu’elles atteignent un niveau d’équilibre entre une production maximum et un niveau d’effort minimum de la part des travailleurs. Ces derniers pourraient alors accroître leurs facultés et connaissances durant leur temps de loisir et ainsi supprimer la distinction sociale basée sur la spécialisation. Cependant, cette démonstration présente une double erreur. D’une part, Marx admet, sans la démontrer, la capacité illimitée d’accroissement des forces productives, alors que l’incertitude liée aux ressources leur impose une limite vraisemblable. D’autre part, les tentatives les plus poussées d’amélioration du mode de production, pour parvenir à cet état d’oisiveté prôné par Marx, se sont révélées infructueuses (comme c’est le cas en URSS).
Cela ne signifie pas que la pensée de Marx doit être entièrement mise de côté. Le matérialisme historique marxien peut être appliqué en tant que méthode d’étude et d’action. Ce mode de pensée consiste à considérer toute évolution comme le fruit de transformations concrètes. Appliquée à l’étude de la faisabilité de la lutte contre l’oppression, cette méthode implique de commencer par comprendre le mode de production actuel (fonctionnement, rendement, prospection), puis d’évaluer ses capacités de réforme avant de déterminer les formes d’organisations sociales compatibles avec chacune d’elles.
Cette méthode conduit à écarter certaines idées défendues par les marxistes. Premièrement, il faut en finir avec l’idée d’un rendement illimité du travail. Les marxistes révolutionnaires souhaitent imposer une répartition équitable des biens et des richesses produites entre tous, cela en augmentant la production. Cependant, le principe du rendement illimité repose sur l’observation des deux derniers siècles, c’est-à-dire depuis la fin du XVIIIe siècle, mais omet de prendre en compte le potentiel épuisement des ressources, ou du moins la diminution de la rentabilité de leur extraction et l’incertitude quant à la découverte de ressources de remplacement.
Il faut également écarter l’espérance utopique des marxistes d’un remplacement du travail humain par celui des machines. Ce remplacement dépend lui aussi de la disponibilité incertaine de ressources nécessaires. En outre, les machines requerront toujours l’intermédiation humaine, ce qui rend peu probable un avenir où l’homme se dispense de travailler.
Ainsi, au lieu de prôner une lutte contre l’oppression fondée sur la disparition ou la diminution utopique du temps de travail et des efforts des travailleurs, il serait plus utile de réformer l’idéal révolutionnaire pour ne rechercher que la suppression de l’oppression et la faire coïncider avec la réalité.
II. Analyse de l’oppression
L’histoire montre que l’oppression existe dans tous les régimes politiques. Même lorsqu’une révolution semble l’avoir évacué, le nouveau régime instauré la restaure toujours – la Révolution française constituant une parfaite illustration. L’oppression ne peut pas disparaître tant que les causes qui la sous-tendent persistent, c’est-à-dire tant que l’organisation sociale serait fondée sur une division des tâches.
Le matérialisme marxien a permis de mettre en évidence le fait que toute évolution sociale est le fruit des efforts successifs des individus réalisés dans un cadre d’existence défini. Ce cadre se compose du milieu naturel, de l’aménagement de ce milieu naturel (outillage, armement, procédés agricoles, etc.) et des conditions de l’existence humaine (interconnexions, activités, présence d’autres groupes sociaux, etc.). Le seul point sur lequel il est possible d’exercer une influence concerne l’aménagement du milieu, qui permet à la fois d’agir sur l’organisation sociale et d’être influencé par elle.
L’observation des exemples d’organisations sociales exemptes d’oppression dans l’histoire conduit à distinguer les différentes sociétés en fonction des modes de production. Dans les organisations primitives, où la production servait à satisfaire les besoins immédiats des siens ou de son clan, la division du travail était quasi inexistante et l’oppression aussi. Cette dernière n’apparut qu’à travers les formes économiques plus développées, quand l’homme s’est affranchi de la nature par la constitution de réserves. Son rapport à la nature devint alors indirect et passa de la dépendance à la domination de celle-ci.
L’homme fut ainsi toujours soumis à une force extérieure, mais cette force devient oppression uniquement lorsqu’elle s’interpose entre l’homme et le fruit de ses efforts, ce qui entraine l’apparition d’une forme de « privilège » ou de monopole. C’est ainsi que lorsque les rites religieux dans l’Antiquité ou le maniement des armes au Moyen-âge devinrent trop complexes, apparurent les prêtres ou encore les chevaliers. Il en est de même pour les sciences qui ne sont accessibles au reste de la population que grâce à l’intermédiation de « spécialistes ». Les échanges commerciaux n’existent quant à eux que grâce à la présence de marchands et l’utilisation de monnaie. De même, les fonctions de coordination d’un Royaume ou d’un État résultèrent de la centralisation du pouvoir entre les mains d’un dirigeant. Ces individus obtiennent alors le monopole du domaine en question et un privilège par rapport au reste de la population qui leur donne un véritable ascendant sur elle.
Toutefois, l’oppression repose également sur le désir qu’ont ces privilégiés de conserver leur puissance. En effet, dès lors que ces individus exercent une autorité sur les autres, ils dépendent eux-mêmes de cette autorité qui les nourrit et leur fournit ces biens qu’ils ne peuvent obtenir faute de les produire directement. Ainsi, la puissance oppressive est réciproque entre les « privilégiés » et les individus. Par conséquent, pour conserver leur puissance, leur lutte doit non seulement se diriger contre les puissances rivales extérieures qui les menacent, mais aussi contre leur propre population pour que celle-ci continue de se soumettre.
Pour supprimer l’oppression, il s’agirait donc soit de rompre l’inégalité née des privilèges soit d’instaurer un pouvoir stable qui assure l’équilibre entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Or, le pouvoir sur les hommes est, par nature, instable du fait qu’il s’exerce sur des êtres opposant une force de résistance continuelle et non sur des choses inertes. La puissance sur les hommes s’érode donc naturellement d’où la nécessité d’user de moyens de plus en plus oppressifs pour maintenir une emprise sur eux. Advient alors un renversement du pouvoir qui cesse d’être un moyen au service d’une fin (par exemple, l’accroissement du bien-être, de la sécurité, l’appui des dieux, etc.), et devient une fin en lui-même.
Par ailleurs, désirer abolir les privilèges, c’est-à-dire le ciment unifiant les différentes franges de la société, conduirait à « se condamner à être aussitôt asservi par les groupements sociaux qui n’ont pas opéré la même transformation » et finalement « à se condamner à mort, car quand on a une fois oublié les procédés de la production primitive et transformé le milieu naturel auquel il correspondait, on ne peut retrouver le contact immédiat avec la nature. » Dans l’impossibilité de réformer ces deux impératifs de l’oppression, celle-ci réapparaîtra donc systématiquement après tout changement de régime succédant ou non à une révolution.
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